Résumé
Cet article propose une lecture philosophique et littéraire du texte “Kite m kriye” de Rutshelle Guillaume, chanteuse et professeure de philosophie haïtienne. L’analyse met en lumière le rôle des larmes comme preuve d’existence, espace de vulnérabilité éthique et instrument de critique sociale. L’œuvre est discutée dans le contexte des traditions existentialistes, de la philosophie de l’émotion et de la littérature haïtienne contemporaine.
1. Introduction
Le texte “Kite m kriye” (2014) de Rutshelle Guillaume dépasse le cadre d’une chanson populaire pour devenir un acte philosophique performatif. L’auteure, par sa double formation d’artiste et de philosophe, combine une poétique des larmes avec une réflexion existentielle et éthique. La chanson interroge la tension entre vulnérabilité individuelle et regard social, ainsi que le rôle des émotions comme preuve de vie.
2. Dimension littéraire et poétique
Le texte, écrit en créole haïtien, mobilise des figures de style et une structure répétitive pour créer un rythme incantatoire :
- La répétition de “kitem kriye” et “sa vle di m egziste” accentue la force expressive et le caractère existentiel du pleur.
- Les interjections (“oooh ou ohh”, “anw anw anw”) traduisent l’émotion brute, en dehors du langage rationnel.
Cette approche rappelle la tradition du blues afro-américain ou du gwo-ka guadeloupéen, où la plainte individuelle devient chant collectif et vecteur de mémoire culturelle.
3. Le pleur comme expérience existentielle
Au centre de l’œuvre se trouve l’affirmation “sa vle di m egziste”. Cette phrase inscrit le texte dans une tradition existentialiste :
- Le pleur devient acte de présence au monde, à l’instar des réflexions de Jean-Paul Sartre sur l’existence comme fait d’être vécu et éprouvé (Sartre, 1943).
- Les émotions sont envisagées comme des preuves d’existence subjective, où le corps parle avant la parole, rejoignant les idées de Maurice Merleau-Ponty sur le corps comme lieu de vérité phénoménologique (Merleau-Ponty, 1945).
L’œuvre articule également une dimension éthique : la vulnérabilité n’est pas un signe de faiblesse, mais un droit fondamental de l’être humain, en accord avec la réflexion contemporaine sur l’éthique de la vulnérabilité (Fineman, 2008).
4. Typologie et fonctions des larmes
Rutshelle Guillaume distingue plusieurs types de pleurs :
- Larmes de révolte : “m kriye lè m revolte”
- Larmes spirituelles : “m kriye lè m ap priye”
- Larmes purificatrices : “m kriye pou m bliye”
- Larmes en réponse au jugement social : “m kriye lè sosyete anvi foure dwèt nan je m”
Cette pluralité rejoint les approches de Martha Nussbaum (2001) sur les émotions comme jugements moraux et médiateurs de l’expérience sociale. Les larmes deviennent ainsi un langage universel capable de signifier autant l’intime que la critique sociale.
5. Dimension sociale et critique implicite
Le texte souligne la tension entre l’individuel et le collectif :
- La société peut transformer la douleur en spectacle ou en objet de jugement.
- Le texte revendique le droit à un espace émotionnel protégé et critique implicitement une normativité sociale qui stigmatise la vulnérabilité, rejoignant les analyses de Simone de Beauvoir sur la pression normative et la construction sociale de la féminité et de la fragilité (Beauvoir, 1949).
Ainsi, “Kite m kriye” fonctionne comme un acte de résistance sociale, transformant l’expression intime en geste politique. Elle reste un des meilleurs textes philosophico-poétique du répertoire haïtien.
6. Résonances littéraires et culturelles
L’œuvre s’inscrit dans une tradition haïtienne où la littérature et la musique se rejoignent :
- À l’instar de Frankétienne et de René Depestre, le texte relie la souffrance individuelle à une dimension collective et historique.
- Le chant des larmes rejoint les pratiques musicales afro-caribéennes qui utilisent le rythme et la répétition comme vecteurs d’expression de l’expérience traumatique et de mémoire culturelle.
7. Le geste philosophique
En tant que philosophe, Rutshelle Guillaume transforme l’art en outil de réflexion philosophique :
- Elle légitime l’émotion comme savoir.
- Elle montre que pleurer n’est pas seulement un acte intime mais un acte existentiel et éthique.
- Elle politise l’intime, en affirmant que la reconnaissance sociale de la vulnérabilité est une question de justice et de dignité humaine.
Kite m kriye dépasse la chanson pour devenir un manifeste poético-philosophique. À travers le pleur, Rutshelle Guillaume affirme l’existence, revendique le droit à la vulnérabilité et propose une critique implicite de la société. Le texte illustre comment la musique et la poésie peuvent servir de vecteurs de philosophie appliquée, offrant une réflexion sur l’émotion, la dignité et l’éthique.
James SAINT GERMAIN
Sociologue
James SAINT GERMAIN
Sociologue

