13 décembre 2025
L’OEA en Haïti : trente ans d’échecs maquillés en assistance
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L’OEA en Haïti : trente ans d’échecs maquillés en assistance

par Marnatha I. Ternier

Alors que la crise haïtienne atteint des niveaux sans précédent, l’Organisation des États américains (OEA) se présente une nouvelle fois comme un acteur clé de la « stabilisation ». Mais derrière les discours d’assistance régionale se dessine une réalité plus trouble : trois décennies d’interventions inefficaces, d’ingérences diplomatiques et de stratégies déconnectées du terrain. Entre dépendance humanitaire et déficit de légitimité, l’OEA incarne-t-elle encore une solution, ou bien une part du problème ?

Malgré son mandat de promotion de la sécurité régionale, l’OEA peine à jouer un rôle stabilisateur en Haïti. Aujourd’hui, elle semble moins œuvrer à la stabilisation du pays qu’à la gestion prolongée de son chaos, sous couvert d’assistance régionale.

Depuis sa création en 1948, l’Organisation des États américains (OEA) se présente comme garante de la démocratie, des droits humains et de la sécurité régionale. Pourtant, en Haïti, son action s’apparente de plus en plus à une succession d’échecs institutionnels et diplomatiques, alimentant la méfiance populaire et les accusations d’ingérence. Au-delà de l’inefficacité, certains observateurs dénoncent un rôle ambigu, voire déstabilisateur, dans les crises haïtiennes successives.

Trois décennies de défaillances

1991–1994 : Coup d’État et immobilisme.

Après le renversement de Jean-Bertrand Aristide, l’OEA impose des sanctions mais reste incapable de restaurer l’ordre constitutionnel. C’est l’intervention militaire américaine, sous mandat de l’ONU, qui rétablit Aristide au pouvoir, sans l’impulsion de l’OEA (Fatton, 2002).

2000–2004 : Crise électorale et nouvel exil

Malgré une mission spéciale en 2002, l’OEA échoue à contenir les tensions post-électorales. Soutenues par des chancelleries étrangères, les élites locales bloquent tout dialogue. En 2004, Aristide est de nouveau évincé, et l’OEA reste spectatrice de la dégradation violente du climat politique (Dupuy, 2014).

2010–2022 : Neutralité contestée et soutien implicite

L’organisation intervient dans les élections de 2010, favorisant Michel Martelly au détriment de Jude Célestin, ce qui entache sa crédibilité. Plus tard, son silence face aux dérives de Jovenel Moïse, puis son appui tacite à Ariel Henry, accentue la perte de confiance envers une institution perçue comme alignée sur des intérêts extérieurs.

Crise de légitimité et diplomatie défaillante

L’OEA se proclame garante des valeurs démocratiques, mais ses actions révèlent une diplomatie incohérente, souvent perçue comme alignée sur les intérêts stratégiques des États-Unis. En octobre 2022, le Secrétaire général Luis Almagro proposait une « mission armée étrangère » en Haïti, renouant avec une logique d’ingérence coloniale sous couvert d’assistance régionale. Cette orientation interventionniste, perçue comme néocoloniale, a été vivement critiquée par de nombreuses voix haïtiennes, qui y voient un déni déguisé de souveraineté (Charles, 2022).

Le 20 mai 2025, devant le Sénat américain, l’ancien sénateur devenu Secrétaire d’État Marco Rubio s’est interrogé : « Pourquoi avons-nous une OEA si elle n’est pas capable de mettre sur pied une mission pour s’occuper de la région la plus critique de notre hémisphère ? »

Il a appelé à une solution régionale, estimant que « nous sommes reconnaissants envers les Kényans, mais il s’agit d’un problème régional qui exige une solution régionale » (Associated Press, 2025).

Un document de façade : « Vers une feuille de route haïtienne… »

Face aux critiques croissantes et sous la pression des États-Unis — dans un climat marqué par le retrait de Donald Trump de plusieurs institutions multilatérales —, l’OEA a présenté un document intitulé Vers une feuille de route dirigée par les Haïtiens pour la stabilité et la paix, avec le soutien régional et international.

Ce texte, accompagné de douze annexes, repose sur cinq piliers :

Stabilisation sécuritaire et restauration de la paix

Consensus politique et gouvernance

Légitimité électorale et renforcement institutionnel

Réponse humanitaire intégrée

Développement durable et progrès économique

Le document reconnaît l’effondrement des fonctions régaliennes de l’État haïtien. Il propose une stratégie en deux phases : d’abord une phase d’urgence (2025–2026), puis une phase de consolidation (2026–2028), accompagnée d’outils de suivi technique (tableaux de bord, indicateurs M&E). Ces dispositifs peinent toutefois à masquer le déficit de légitimité nationale du processus.

Entre dépendance financière et appropriation manquée

Malgré sa structure rigoureuse, la feuille de route présente de graves limites et aura à coup sûr des effets négatifs sur les résultats :

Dépendance accrue à des financements extérieurs (1,37 milliard USD), sans mécanismes clairs de gestion nationale, de transparence budgétaire ni de viabilité à long terme.

Faible intégration des acteurs locaux : société civile, collectivités territoriales, et jeunesse largement exclues des comités de suivi.

Absence d’un pacte social consensuel, fragilisant la légitimité du processus.

Une coalition nationale pluraliste aurait permis une meilleure appropriation. De plus, le conditionnement des fonds à des résultats mesurables serait essentiel pour éviter que l’aide ne soit recyclée vers les pays donateurs via des contrats d’externalisation.

La sécurité négligée au profit de l’humanitaire ?

Malgré son affichage comme axe prioritaire, la sécurité ne représente que 7 % du budget global. Le reste se répartit ainsi :

Secteur

Pourcentage du budget

Aide humanitaire

66,3 %

Soutien au développement

18,7 %

Élections

7,6 %

Sécurité

7 %

Gouvernance et consensus

0,4 %

Cette répartition est paradoxale, dans un pays où près de 90 % de Port-au-Prince échappe au contrôle de l’État (OEA, 2025). La crise humanitaire, bien que grave, découle directement de la crise sécuritaire. Il est donc incohérent de sous-financer le pilier sécuritaire.

La sécurité : priorité proclamée, mais mal dotée

La feuille de route de l’OEA présente la sécurité comme une priorité stratégique. Pourtant, avec seulement 7 % du budget global, elle demeure l’un des secteurs les moins financés. Ce déséquilibre budgétaire illustre une contradiction flagrante entre les priorités déclarées et les allocations effectives, largement orientées vers l’aide humanitaire (66,3 %). Or, cette crise humanitaire est avant tout la conséquence d’une insécurité généralisée, elle-même alimentée par l’exclusion socio-économique, l’effondrement des institutions et l’instrumentalisation politique d’une jeunesse marginalisée.

Fait notable : le montant total alloué par l’OEA (1,37 milliard USD) correspond exactement à celui du Rapid Crisis Impact Assessment (RCIA), publié en décembre 2024. Bien que produit par des institutions sans mandat sécuritaire (Banque mondiale, BID, ONU, UE), le RCIA consacre 16,5 % de son enveloppe à la sécurité — soit plus du double de ce que prévoit l’OEA, pourtant censée être chef de file en matière de stabilisation régionale. Ces montants ont d’ailleurs fait l’objet d’une conférence des bailleurs le 22 avril 2025 à Washington D.C., en marge des assemblées de printemps de la Banque mondiale et du FMI.

La réponse humanitaire : une continuité post-séisme 2010 détournée ?

Le pilier 4, dédié à la réponse humanitaire, absorbe à lui seul 908,2 millions USD, soit 66,3 % du budget total. Cela souligne l’ampleur des besoins, mais interroge également sur les choix stratégiques. Il regroupe des interventions dans des secteurs clés : sécurité alimentaire, santé, eau et assainissement (WASH), abris, éducation d’urgence, protection sociale. Les groupes ciblés sont les plus vulnérables : femmes, enfants, personnes handicapées, déplacés internes.

Ce pilier se veut aligné avec les efforts de stabilisation et de développement, et coordonné avec les initiatives humanitaires existantes (Plan de réponse humanitaire de l’ONU pour 2025, appel d’urgence de l’OPS). Cependant, cette architecture repose sur des bases fragiles. À la mi-2025, seulement 9 % des besoins humanitaires déclarés sont effectivement financés, rendant la mise en œuvre hautement précaire. En outre, dans un pays où 90 % de la capitale échappe au contrôle de l’État, l’absence de sécurité, la faiblesse des institutions locales et la coordination intersectorielle limitée compromettent fortement l’impact des interventions.

De manière troublante, ce modèle semble répliquer celui mis en place après le séisme du 12 janvier 2010, dont les bénéfices ont surtout profité aux institutions internationales et à leurs partenaires contractuels, bien plus qu’aux victimes elles-mêmes. Le recyclage des mêmes acteurs, outils et discours fait craindre une reconduction des mêmes travers : assistance verticale, faible appropriation nationale, dépendance prolongée.

Le miroir de 2010 se reflète dangereusement en 2025. Comme si l’histoire n’était qu’un perpétuel recommencement. Comme l’aurait dit Nietzsche : « L’homme charitable se sert du malheur d’autrui pour se sentir puissant. »

Minée par une dépendance géopolitique, une légitimité contestée et une efficacité limitée, l’OEA incarne aujourd’hui l’archétype d’une aide stratégique déguisée en vague d’interventions altruistes, souvent déconnectées des réalités locales. Sans réformes profondes centrées sur la redevabilité, l’OEA restera pour Haïti un symbole de promesses creuses. Il faudra aussi s’interroger sur sa volonté réelle de favoriser un retour à l’ordre constitutionnel par des élections réellement inclusives.

Marnatha I. Ternier

5 Aout 2025

Références :

– Fatton, R. (2002). Haiti’s Predatory Republic: The Unending Transition to Democracy. Lynne Rienner.

– Dupuy, A. (2014). Haiti: From Revolutionary Slaves to Powerless Citizens. Routledge.

– Charles, J. (2022). « Luis Almagro wants a foreign force in Haiti. Haitians say: Enough. » Miami Herald.

– Associated Press. (2025). « Marco Rubio calls for regional response to Haiti crisis ».

– Organisation des États Américains (2025). Feuille de route pour la stabilité et la paix en Haïti.

– Banque mondiale, BID, ONU, UE (2024). Rapid Crisis Impact Assessment (RCIA) – Haïti.

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