2 octobre 2025
Peut-on conspirer contre la sécurité intérieure d’un Etat qui est absent ? Réflexion juridique sur un abus de mise en accusation
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Peut-on conspirer contre la sécurité intérieure d’un Etat qui est absent ? Réflexion juridique sur un abus de mise en accusation

Attention : le présent texte ne saurait être interprété comme une prise de position partisane. Le journal, dans le respect strict de son indépendance éditoriale, n’entend soutenir aucun groupe ni individu, y compris ceux qui, bien que soupçonnés de négociations officieuses avec le gouvernement en place et les gangs terroristes fédérés par PHTK, auraient été appréhendés par la police dans un contexte de dissensions internes que l’on pourrait qualifier de luttes d’influence.

De la fiction pénale à l’absurde juridique : la déchéance de la notion de « complot contre la sûreté de l’État » en Haïti

Le recours à l’expression « complot contre la sûreté de l’État », bien que formellement enraciné dans le droit pénal haïtien hérité du Code Napoléon, a historiquement servi d’instrument d’exception, mobilisé dans des contextes de fermeture politique et d’autoritarisme institutionnalisé. La référence à la « sûreté de l’État » se trouve dans divers corpus juridiques, notamment dans les articles du Code pénal sanctionnant l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la République (articles 66 à 91), y compris la trahison, l’espionnage, l’insurrection ou la conspiration contre le gouvernement légitime.

Toutefois, l’évolution politico-juridique d’Haïti au cours des dernières décennies montre que cette incrimination a souvent été détournée de sa finalité normative pour servir des objectifs répressifs, en dehors du cadre procédural prévu par le droit.

Sous les régimes baboukèt de François et Jean-Claude Duvalier (1957–1986), l’invocation du « complot contre la sûreté de l’État » a systématiquement permis l’arrestation de journalistes, intellectuels, ecclésiastiques, étudiants, syndicalistes et opposants politiques, sans information judiciaire régulière ni contrôle juridictionnel effectif. L’État, réduit à un appareil de domination clanique, s’arrogeait le monopole de la définition de la « menace », sans respect du principe de légalité des délits et des peines, ni du droit à un procès équitable tel que garanti par les instruments internationaux ratifiés par Haïti (notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art. 14).

Or, pour qu’un « complot contre la sûreté de l’État » existe juridiquement, encore faut-il que l’État lui-même existe. Ce postulat fondamental implique l’existence d’un pouvoir juridiquement constitué, exerçant un contrôle effectif sur son territoire, disposant de forces de sécurité fonctionnelles, assurant la continuité de l’administration publique et garantissant l’intégrité de ses institutions. Ces critères sont ceux que retient la doctrine du droit international public pour reconnaître la personnalité juridique d’un État souverain (cf. Convention de Montevideo, 1933).

À l’aune de ces exigences, le recours actuel à cette incrimination en Haïti interroge profondément. Le pays – avec aucune autorité élue en place, tous des de facto – est plongé dans un état de dissolution fonctionnelle de ses organes de souveraineté : l’aéroport international de la capitale est resté fermé durant des mois, le Palais National est déserté depuis plusieurs années, le siège de l’état-major de l’armée et de la police a été relocalisé pour des raisons sécuritaires, et les zones urbaines sont, pour l’essentiel, sous le contrôle de gangs armés terroristes en mission « comandée ».. Le gouvernement de doublure, quant à lui, ne dispose d’aucun mandat électoral, d’aucune validation parlementaire, et agit en dehors du cadre constitutionnel.

Dans ce contexte, prétendre qu’un individu ou un citoyen engagé, puisse « comploter contre la sûreté de l’État » revient à affirmer qu’il serait en capacité de déstabiliser un édifice institutionnel qui, en réalité, n’a plus ni armature fonctionnelle ni consistance normative. C’est une fiction d’État — un pur artefact langagier — qui substitue la persécution à la loi. L’absurde juridique atteint ici son paroxysme : ce n’est plus l’atteinte à la sûreté de l’État qui est sanctionnée, mais la tentative d’interroger publiquement les formes de son anéantissement.

En doctrine pénale, l’utilisation d’une telle infraction d’exception hors de son champ de validité constitue un abus de pouvoir. Elle viole non seulement le principe de nécessité en droit pénal, mais également le principe de proportionnalité des sanctions et l’obligation de clarté des qualifications. Elle est, en outre, incompatible avec l’État de droit, qui impose la distinction entre critique publique légitime et action violente contre l’ordre constitutionnel.

Et quel sens juridique conserve encore cette incrimination lorsque ceux-là mêmes qui ont institutionnalisé la terreur en fédérant les groupes armés sous leur gouvernance — les tenants du pouvoir dit « Tèt Kale » — ont exercé, en toute légalité formelle, les plus hautes fonctions de l’État en 2011, 2017, 2021 et jusqu’à aujourd’hui encore ? Peut-on sérieusement parler de « complot contre la sûreté de l’État » lorsque les protagonistes de cette prétendue atteinte ont eux-mêmes été les garants — ou plutôt les artisans — de la désagrégation de l’ordre républicain ?

La récurrence du recours à cette incrimination au sein d’un État en situation de désagrégation institutionnelle traduit un double effondrement : celui du processus de consolidation étatique et celui de l’ancrage d’une culture juridique fondée sur l’État de droit. Qualifier de “complot contre la sûreté de l’État” des actes dans un contexte où l’État a perdu sa capacité à sécuriser, à administrer et à garantir les droits fondamentaux, relève moins de l’exercice du droit que de la mise en scène d’une autorité fictive. En définitive, cette qualification ne reflète plus une protection de la souveraineté nationale, mais l’usage abusif d’un dispositif pénal au service d’un pouvoir délégitimé.

In fine, à quand l’engagement effectif de poursuites contre les responsables des plus de 1 500 décès survenus en moins de trois mois, pour ne citer que ce chiffre ? Génocide silencieux ou complot contre la sûreté intérieure de l’État, alors même que ce dernier dénonce et condamne par le biais de communiqués de presse. Ah oui, comme aurait dit Papa Doc : « Je déteste la violence quand ce n’est pas moi qui la pratique. »

cba

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