Dans l’affaire Boulos, la Justice américaine doit demander des comptes à tous
Bien que les décideurs politiques américains n’aient pas encore fourni toutes les informations permettant de bien comprendre ce qu’ils poursuivent dans l’arrestation de l’homme d’affaires haïtien Pierre Réginald Boulos, créateur de parti politique et candidat à la présidence, des journalistes se croient autorisés à faire des extrapolations basées sur les faits alignés autour de cet événement. Si les enquêtes américaines sur ce personnage se dirigent sur des faits autres que le dossier d’immigration de M. Boulos, l’affaire devient plus intéressante. Dans la mesure où la justice américaine s’implique sérieusement à lancer des poursuites contre les hommes et femmes au pouvoir accusés de mille dérives, dans tous les domaines, il faut alors insister sur les « collaborateurs » américains de haut niveau ayant favorisé de telles conduites.
En effet, si la corruption et l’impunité, les deux ailes d’un même oiseau ayant servi servilement les dirigeants politiques et leurs alliés dans la destruction d’Haïti, la création des gangs armés et les conditions qu’ils ont entraînées, il faut reconnaître que l’ingérence étrangère dans les affaires internes d’Haïti a connu un essor d’envergure, après la chute des Duvalier. Durant l’administration intérimaire qui a succédé à la dictature, des essaims de diplomates étaient descendus sur Haïti, dont la mission consistait à délier la corde de la bourse, en échange de concessions diplomatiques et politiques. Voilà, désormais disponibles, des marchés, dont certains sordides, proposés par les représentants des pays occidentaux à des vis-à-vis on ne peut plus accommodants. Car, trop longtemps privés d’opportunités de s’enrichir, aux dépens de l’État, par l’austérité et la politique contraignante qui caractérisaient François Duvalier, ces derniers se frottaient les mains de satisfaction de voir s’ouvrir l’ère d’« enrichissement libre et illimité », mais illicite.
Il est indéniable que, dans les démarches post-Duvalier des États occidentaux, auprès des nouveaux dirigeants haïtiens, qui se sont convertis en « amis d’Haïti », les conditions ont été créées en vue de réformer les pratiques politico-diplomatiques d’Haïti ayant favorisé les comportements qui rendent des membres des élites politiques, au plus haut niveau de l’État et du monde des affaires et de la finance, passibles de « sanctions » imposées par les mêmes entités, qui sont favorables aux comportements de ces acteurs. Bien que les individus frappés de sanctions par les États-Unis, le Canada, l’Union européenne ainsi que par les Nations Unies ne soient pas l’objet de poursuites judiciaires de la part de ces entités, il n’y a aucun doute que cela serait autrement s’ils se retrouvaient sur le territoire de ces pays.
Mais il y a lieu de constater que, depuis l’arrestation de M. Boulos, le 22 juillet, les journalistes haïtiens ne manquaient pas d’émettre des conjectures et de multiplier les extrapolations au sujet de cette situation. Ils avaient, en effet, fait état d’une éventuelle poursuite contre ce dernier, sous l’accusation de participation à l’assassinat du président Jovenel Moïse. Certains faisaient allusion aux crimes financiers et blanchiment d’argent. Mais il semble que les autorités américaines s’éloignent de telles accusations, préférant insister sur sa déportation éventuelle, à destination d’Haïti, en raison d’omissions de sa part dans son dossier migratoire. L’annonce selon laquelle les imprécisions formulées avaient accusé Réginald Boulos d’entretenir des relations avec les gangs et de financer ces derniers ne semble pas tenir, en tout cas jusqu’ici. À moins que l’« enquête approfondie », précédemment évoquée, de son cas, mette le dossier sous un autre éclairage. Dans ce cas, on ne peut pas soutenir l’hypothèse suggérant que la justice américaine, à partir de l’arrestation de cet homme d’affaires haïtien, se mettra en mode de justicier à l’encontre de ceux accusés de crimes et d’association de malfaiteurs évoluant dans l’administration haïtienne ou relevant du monde des affaires en général, dans notre pays.
Attendu que la justice haïtienne se trouve en panne en permanence depuis belle lurette, incapable de poursuivre le grand nombre d’acteurs des élites politiques, financières et du monde des affaires accusés de crimes graves, d’aucuns s’imaginaient que l’affaire Boulos autorisait l’espoir d’une levée de bouclier légale générale aux États-Unis contre ces dernières. Mais cette attente s’est éclipsée par l’expulsion, en perspective, de ce dernier du territoire américain.
Le grand voisin, dont le système judiciaire possède des clauses peu connues et rarement utilisées, après s’être trouvé légalement dans l’obligation de refouler le riche homme d’affaires haïtien doublé d’un politicien de haut niveau à son pays d’origine, pourrait bien trouver de bonnes raisons de lancer des procès sur son territoire à l’encontre des violeurs haïtiens des lois internationales. Une telle idée nous amène à lancer une mise en garde aux dirigeants des États-Unis.
En effet, il est opportun de rappeler aux décideurs américains que leur pays est impliqué jusqu’au cou dans ce que Haïti est devenu aujourd’hui, qui, directement, a subi les influences politiques, sociales et diplomatiques créatrices des conditions favorables à la croissance de la mauvaise herbe dans notre société. Ce qui porte plus d’un à dire que, rarement dans un pays, trouve-t-on autant de criminels par mètre carré au sein de l’administration publique et de tous ces citoyens violateurs de législations transnationales, sur ce bout de terre.
Si les autorités américaines, par le biais de la justice de leur pays, décident de régler les comptes aux Haïtiens transgresseurs criminels des lois, nous leur recommandons vivement d’aller jusqu’au bout dans cette logique. Car, pour avoir mené une politique haïtienne ayant singulièrement changé la société dans ce pays, à tous les niveaux, surtout au cours de presque quatre décennies, les dirigeants états-uniens n’ont aucune justification à se féliciter d’une telle initiative. Ils ne doivent pas, non plus, oublier que ces transformations suscitées en Haïti ont été réalisées par des diplomates et autres représentants des États-Unis agissant et œuvrant sous les ordres de leurs supérieurs.
En guise d’aide-mémoire, les faits ayant aidé les changements de comportement chez les Haïtiens :
Si les décisions politiques et diplomatiques américaines ont contribué, dans un premier temps, à la chute de fiston Duvalier, le 7 février 1986, mettant ainsi fin à une dictature restée en place pendant vingt-neuf ans, dans un second temps est mise en application la réforme sociétale d’Haïti, à travers les choix politiques faits dans les institutions étatiques pilotés par procuration au sein de l’administration publique, à la suite de manipulations étrangères.
Indéniablement, l’euphorie de l’après-Duvalier constatée dans la grande majorité des citoyens trouvant son candidat à la présidence dans la personne du prêtre de la paroisse de Saint-Jean Bosco, Jean-Bertrand Aristide, a fait de lui le premier chef d’État démocratiquement élu d’Haïti. Quand bien même, durant les premiers mois de son mandat, Monsieur Aristide mènerait une politique au relent anarchique, qui effrayait le milieu des affaires, elle semble avoir inspiré le coup d’État du 28 septembre 1991 orchestré contre lui par les militaires. Exilé, d’abord à Caracas, Venezuela, puis à Washington, aux États-Unis, M. Aristide devait retourner au pays derrière plus de 20 000 marines expédiés pour l’escorter par le président démocrate Bill Clinton. Le « révolutionnaire socialisant », qui faisait son entrée au Palais national le 7 février 1991, avait vécu durant le séjour du prêtre défroqué dans la capitale américaine. Selon toute vraisemblance, Aristide a été bel et bien cuisiné par des diplomates américains, au point qu’il était devenu le chef d’État haïtien idéal dont la diplomatie états-unienne avait besoin aux commandes de la République.
La version d’Aristide retournée au pouvoir, à Port-au-Prince, grâce aux décisions du président américain, était prête à toutes les concessions voulues par la diplomatie américaine, dont la première consistait en la démobilisation des Forces armées d’Haïti (FAd’H), auteurs du coup d’État contre lui, qui fera place à la Police nationale d’Haïti (PNH). La Mission des Nations Unies (MINUSTAH), dont la tâche consistait à entraîner les nouveaux policiers, avait également la responsabilité d’assurer l’enquête individuelle sur chacun d’eux. Mais Aristide donnait accès à ses hommes de main, voire à des repris de justice, à la Police nationale, sans qu’ils aient subi d’enquête. L’ONU n’a pas su s’opposer à cette dérogation.
Avec de telles personnes incorporées dans la PNH et les membres de ses « organisations populaires », le prêtre de Saint-Jean Bosco, logé au Palais national, avait une équipe solide pour perpétrer ses assassinats politiques ou orchestrer la disparition physique de ses ennemis, réels ou imaginaires. Les victimes dont on parle le plus sont le journaliste Jean Léopold Dominique, abattu dans la cour de sa station de radio Haïti-Inter à Port-au-Prince en même temps que le gardien Jean-Claude Louissaint, ainsi que l’avocate Mireille Durocher Bertin, criblée de balles en plein midi, sur l’Avenue Poupelard, avec son client Eugène Baillergeau Jr. Au sujet de Mme Bertin, le commandant des troupes américaines déployées en Haïti, dans le cadre du retour d’Aristide, avait informé le ministre de l’Intérieur d’alors, Mondésir Beaubrun, que les frères Moïse, des hommes de main patentés au service du prêtre défroqué, avaient planifié l’assassinat de l’avocate.
Selon le rapport présenté par l’ancien sénateur Maurissaint Jean Irvelt Chéry, de nombreux assassinats, bien documentés, dont certains des exécutions en groupe, ont été perpétrés sous le gouvernement d’Aristide tandis que leurs auteurs, connus, courent encore. Il faut retenir qu’aucun reproche n’a été adressé à Aristide de la part de la communauté internationale.
Si l’opinion publique s’acharne à proclamer René Préval, le successeur du président Aristide, innocent de ces crimes spectaculaires, il doit se faire condamner de n’avoir fait inculper personne parmi les tueurs qu’avait engagés Aristide.
Les assassins des organisations populaires, précurseurs des gangs armés et des policiers dévoyés qu’Aristide avait plantés au sein de la PNH, constituaient l’équipe de criminels officieux de la présidence retenus pour perpétrer les « assassinats officiels ». Le silence diplomatique constaté autour de ces crimes porte à croire que ceux-ci faisaient partie de la mission d’Aristide, et que la communauté internationale était d’accord avec lui. Car celle-ci s’est évertuée à reproduire ce même modèle de gouvernance dans les équipes dirigeantes suivantes.
En effet, à la fin du mandat de Préval, le Département d’État américain a influencé le résultat des élections pour faciliter l’élection de Michel Martelly, un trafiquant de drogue patenté, dont la citoyenneté américaine le disqualifiait pour être chef d’État. Mais l’ambassadeur américain, sans aucun doute avalisé par ses supérieurs, vola au secours de Martelly, déclarant qu’il n’avait pas renoncé à sa citoyenneté haïtienne. La descente aux enfers d’Haïti a continué avec Jovenel Moïse, un autre trafiquant de drogue, membre de l’équipe composée de Michel Martelly, d’Evinx Daniel (qui a disparu sans jamais retourner à sa famille, sous les ordres du président Martelly) et de lui-même.
Le président Jovenel Moïse a été assassiné brutalement à la résidence présidentielle, à Pélerin 5, dans la matinée du 7 juillet 2021. Mais les dérives accumulées sous Aristide, puis reprises tour à tour sous Martelly et Moïse, pour continuer sous les régimes intérimaires jusqu’à aujourd’hui, constituent les modèles d’administration appuyés ou créés par la communauté internationale. Dans la mesure où la politique et la diplomatie de celle-ci, pilotées par Washington, ont favorisé la mise en place des changements qui ont donné naissance à cette nouvelle génération d’hommes politiques, elle et les dirigeants américains sont bel et bien responsables de ce qu’on reproche à tous ces hommes d’État, des parlementaires et de leurs alliés, désormais sous le coup de sanctions internationales ou dénoncés comme déstabilisateurs d’Haïti, en raison de leurs étroites collaborations avec les gangs armés, déclarés organisations terroristes par les États-Unis et la République dominicaine.
Dans de telles conditions, si les dirigeants américains décident finalement de se constituer en justicier de toutes les dérives reprochées aux Haïtiens, au nom de la justice bien ordonnée, ils doivent également poursuivre les collaborateurs américains de haut niveau qui ont contribué à changer les attitudes en Haïti. Car ils doivent être la cause de ce lourd silence entretenu sur les nombreux actes criminels constatés chez des Haïtiens. Cela voudra dire demander des comptes à tous !
Haïti-Observateur 30 juillet -6 aout 2025
