Haïti, seule république née d’une insurrection servile victorieuse
L’article de Mitti Hicks publié sur Travel Noire, intitulé « Why Haiti Is and Will Always Be the Blueprint for Revolution », s’appuie sur une lecture critique du travail de l’historien Laurent Dubois (Avengers of the New World, 2004) pour démontrer que la Révolution haïtienne (1791–1804) constitue le seul exemple dans l’histoire moderne d’une révolution conduite par des esclaves, débouchant sur la fondation d’un État souverain, libre de toute tutelle coloniale. Cette révolution ne saurait être marginalisée dans le récit des modernités politiques : elle en est la clef de voûte.
À la veille de la Révolution française, la colonie de Saint-Domingue comptait environ 556 000 habitants : 500 000 esclaves africains, 32 000 colons blancs, et 24 000 affranchis (gens de couleur libres). Cette structure démographique reposait sur un système esclavagiste d’une violence extrême, au service d’un capitalisme d’exportation fondé sur la culture du sucre, du café, de l’indigo et du coton. Saint-Domingue assurait à elle seule près de 40 % des exportations sucrières mondiales en 1789, ce qui lui valut le surnom de perle des Antilles (James, 1938 ; Dubois, 2004).
L’importation des idées révolutionnaires françaises sur l’égalité et les droits de l’homme déstabilise le fragile équilibre social de la colonie. Tandis que les colons blancs réclament une autonomie politique, les affranchis, inspirés par les idéaux de 1789, revendiquent une égalité juridique, notamment par la voix de Vincent Ogé. Ce dernier, revenu d’un séjour à Paris, mène une insurrection en 1790, rapidement écrasée. Son exécution publique radicalise les clivages raciaux et annonce l’explosion à venir (Geggus, 2001).
Dans la nuit du 21 au 22 août 1791, les esclaves du Nord se soulèvent. Ce soulèvement est précédé d’une cérémonie vaudoue à Bois-Caïman, dirigée selon la tradition par Dutty Boukman. Ce moment fondateur amorce une guerre d’indépendance populaire et prolongée. L’historien C.L.R. James note que « jamais révolution n’a été aussi inévitable et aussi violente » (The Black Jacobins, 1938). Rapidement, des figures telles que Jean-François Papillon, Georges Biassou ou Jeannot mènent les révoltes locales. Malgré des victoires, les dissensions et les manœuvres des colons affaiblissent les insurgés.
Ancien esclave affranchi, Toussaint Bréda, devenu Louverture, s’impose à partir de 1793 comme le chef militaire des forces noires. Il manœuvre habilement entre Espagnols, Anglais et Français, tirant parti des tensions impérialistes. En 1794, après l’abolition de l’esclavage par la Convention, il rallie la République française et chasse successivement les Espagnols et les Britanniques de l’île. En 1801, il proclame une Constitution autonome où il se désigne gouverneur à vie, abolit toute distinction de couleur et maintient l’abolition de l’esclavage — sans déclarer formellement l’indépendance (Fick, 1990).
L’expédition napoléonienne dirigée par Leclerc en 1802 échoue à rétablir l’ordre colonial. L’armée française, décimée par la fièvre jaune, se heurte à la résistance déterminée des soldats noirs et affranchis, galvanisés par la tentative de restauration de l’esclavage. Après la capture et la mort de Toussaint Louverture en France en 1803, c’est Jean-Jacques Dessalines qui reprend le flambeau de la lutte. Le 18 novembre 1803, la victoire de Vertières consacre la défaite française. Le 1er janvier 1804, Dessalines proclame l’indépendance d’Haïti depuis Gonaïves : une rupture historique totale avec l’ordre colonial mondial.
Haïti est non seulement la première république noire du monde, mais également le premier État moderne à abolir l’esclavage par les armes et à fonder sa souveraineté sur une insurrection des opprimés. Pourtant, son isolement diplomatique — imposé par les États esclavagistes (France, États-Unis, Espagne, Angleterre) — a contribué à sa paupérisation. L’indépendance a été payée au prix fort : en 1825, Haïti est contrainte de verser 150 millions de francs-or à la France pour « compenser les pertes des colons ». Cette dette, qualifiée par l’historien Michel-Rolph Trouillot de « rançon de l’indépendance », est à l’origine de la spirale économique de dépendance qui perdure (Trouillot, 1995).
Aujourd’hui encore, comme le mentionne Hicks, l’histoire haïtienne constitue un modèle intellectuel et politique : non pas une simple exception, mais un précédent. Elle nous contraint à reconsidérer l’histoire de l’Atlantique moderne non depuis l’Europe, mais depuis ses périphéries insurgées.
cba
Références bibliographiques
- Dubois, Laurent. Avengers of the New World: The Story of the Haitian Revolution. Harvard University Press, 2004.
- Fick, Carolyn E. The Making of Haiti: The Saint Domingue Revolution from Below. University of Tennessee Press, 1990.
- James, C.L.R. The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution. Vintage Books, 1938.