Par Ralf Dieudonné JN MARY
Quand j’étais enfant, on me traitait souvent de rebelle.
Pas parce que je répondais mal. Pas parce que je faisais des bêtises. Non. On me traitait de rebelle simplement parce que je regardais les adultes dans les yeux quand ils me parlaient. C’était ça, le problème. Mon regard. Mon regard droit. Mon regard franc.
Dans notre culture haïtienne, il y a une règle qu’on nous répète dès le berceau, avec des mots simples et autoritaires : « Timoun pa gade granmoun nan je. » Cette phrase, en apparence anodine, a façonné des générations entières. Pas dans le bon sens. Elle a programmé les enfants à baisser la tête, à se faire petits, à disparaître.
Le respect ou la peur ?
On nous dit que c’est une forme de respect. Mais est-ce vraiment du respect, ou est-ce simplement de la peur déguisée ? Car soyons honnêtes : ce n’est pas le respect qui fait baisser les yeux à un enfant, c’est la crainte de la punition, c’est la peur de paraître « insolent », c’est l’angoisse d’être mal jugé. C’est une peur tellement ancrée qu’elle suit l’enfant jusqu’à l’âge adulte. Même devenu cadre, professeur, ingénieur, entrepreneur… il continue d’éviter les regards.
Et moi, je l’observe. Tous les jours. Je parle avec des collègues, des responsables, des professionnels brillants. Mais à peine notre conversation commence, leur regard s’échappe. Ils parlent, mais leurs yeux fuient. Ils regardent au sol, sur le côté, n’importe où sauf dans les yeux. Même quand c’est eux qui s’adressent à moi.
Une expérience simple, mais révélatrice.
Un jour, j’ai regardé une vidéo sur YouTube. Deux lutteurs américains, bien bâtis, très musclés. Mais ce n’était pas leur physique qui m’impressionnait. C’était la façon dont ils se parlaient : ils se regardaient droit dans les yeux, sans jamais détourner le regard. Pas une seconde. Et j’ai compris : ce n’est pas la masse musculaire qui leur donnait de la force, c’était leur assurance. Leur capacité à être présents, à s’affirmer. Leur regard parlait autant que leurs mots.
Par curiosité, j’ai fait une expérience toute simple ici, chez moi. J’ai entamé des conversations avec des Haïtiens de tout âge, de toute classe sociale. Et à chaque fois, la même scène : dès que je les regarde dans les yeux, ils les détournent. Même quand ils me parlent. Mais si je fais mine de ne pas les regarder, alors eux se permettent de le faire.
Une éducation qui rend docile.
Nous avons hérité d’une éducation qui valorise l’obéissance, le silence, la docilité. Dans beaucoup de nos écoles, dans bon nombre d’universités, on enseigne encore à écouter sans questionner. À subir, sans discuter. Et souvent, on pense que cela produit des citoyens bien formés. En réalité, cela produit trop souvent des individus incapables de défendre leurs idées, incapables de s’affirmer.
Je le dis avec humilité, en tant que professeur moi-même. Je sais qu’il existe des écoles et des universités où des enseignants, chaque jour, essaient de faire la différence. Ils stimulent l’esprit critique, encouragent le dialogue, valorisent l’audace intellectuelle. Et je leur rends hommage ici. Mais soyons honnêtes : ce sont encore des exceptions dans un système largement formaté pour récompenser la soumission et punir l’expression.
Ce n’est pas une condamnation. C’est un constat. C’est aussi un appel. Car ce que nous avons appris peut être désappris. Ce que nous avons subi peut devenir le point de départ d’une reconstruction.
Et ce geste simple, apprendre à soutenir le regard, peut aussi transformer l’image que nous projetons au monde. Cela commence par se regarder entre Haïtiens, avec confiance, respect, dignité. Et cela s’étend, petit à petit, jusqu’à nos échanges avec les autres peuples. Regarder l’autre dans les yeux, c’est affirmer notre souveraineté, c’est montrer que nous avons quelque chose à offrir, à défendre, à construire. C’est en nous regardant nous-mêmes que nous pourrons réapprendre à nous aimer, à marcher la tête haute, à faire naître l’Haïtien nouveau.
Mais posons-nous cette question, en toute honnêteté : si nous n’arrivons même pas à nous regarder entre nous dans les yeux, comment pourrons-nous un jour regarder les représentants des autres nations dans les yeux pour négocier, coopérer, tout en préservant notre souveraineté ?
Nous devons enseigner à nos enfants à soutenir les regards, parce que c’est ainsi qu’ils apprendront à se tenir debout.
Nous devons enseigner à nos enfants à soutenir les regards, parce que c’est ainsi qu’ils apprendront à se tenir debout.
Pas pour défier, mais pour exister. Pas pour provoquer, mais pour être présents. Pour négocier, pour convaincre, pour diriger. Regarder dans les yeux, ce n’est pas un manque de respect. C’est une preuve de confiance. C’est une affirmation de soi. Et c’est exactement ce dont notre société a besoin aujourd’hui.
Pour finir…
Il ne s’agit pas de rejeter notre culture ou de l’imiter ailleurs. Il s’agit de faire mieux. De choisir ce qui élève plutôt que ce qui rabaisse. D’enseigner la force tranquille plutôt que la soumission silencieuse.
Et cela commence avec un geste simple : soutenir un regard. Enseignons-le à nos enfants. Osons-le nous-mêmes.
Car peut-être qu’en changeant notre façon de regarder, nous finirons par changer notre façon de penser.