Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Conseiller spécial au Conseil national d’administration
du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)
Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)
Membre du Comité international de mise à jour du Dictionnaire des francophones
Montréal, le 8 octobre 2025
Respirateur artificiel — « Appareil médical d’assistance respiratoire, qui vise à assurer une ventilation artificielle des poumons à un malade lors d’une opération chirurgicale ou souffrant d’insuffisance respiratoire » (Techno-Science.net).
Les célébrations du Mois du créole, édition 2025, sont l’occasion d’actualiser le bilan de l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) sur le registre de ses actions présumées, promues ou effectuées et sur celui de l’obligation institutionnelle de la reddition de compte. Il s’agira d’identifier très brièvement les actions présumées, promues ou effectuées ces douze derniers mois par l’Akademi kreyòl ayisyen en lien avec le bilan d’ensemble de l’AKA de 2014 à 2025. Il s’agira également d’établir si l’Akademi kreyòl ayisyen a souscrit au principe de reddition des comptes selon les lois haïtiennes. Les observations analytiques ainsi établies, jointes à d’autres facteurs et données observables, permettront de bien comprendre pourquoi l’Akademi kreyòl ayisyen, placée sous respirateur artificiel depuis plusieurs années, peine encore dresser le constat de son inutilité et à se saborder.
Bref rappel de l’institutionnalisation du Mois du créole
Aux yeux des locuteurs créolophones à travers le monde, le mois d’octobre, depuis 2001, est le mois des célébrations des langues et des cultures créoles. C’est sous l’égide de l’Association Bannzil kréyòl, animé notamment par le linguiste martiniquais Jean Bernabé, que fut adopté en 1983 le principe d’une Journée Internationale du créole homologuée ensuite par l’UNESCO. Selon une estimation consignée dans l’étude « Classement des langues créoles par locuteurs », les créoles à base lexicale française [parmi lesquels le créole haïtien] comptaient, en décembre 2021, environ 14 481 260 millions de locuteurs (source : AtlasOsio.com, l’Atlas sociologique mondial). Pour mémoire, il est utile de rappeler que la célébration annuelle des langues et des cultures créoles remonte en effet aux initiatives de l’Association Bannzil kréyòl. « L’Association « Banzil kreyòl Matinik » a été créée en 1983 à la suite de la décision, en 1981, à Sainte-Lucie, de mettre sur pied l’Association internationale « Bannzil Kréyol » rassemblant les créolistes des Amériques et de l’Océan Indien. C’est le linguiste martiniquais Jean Bernabé qui est à l’origine de la dénomination « Bannzil kréyol ». Chaque pays devait mettre sur pied une branche de l’association, ce qui fut le cas dans la seconde moitié des années 80. Aujourd’hui, seules sont actives les branches de la Martinique, des Seychelles et de Cuba où vivent 500 000 créolophones, descendants des coupeurs de canne haïtiens ayant émigré à Cuba tout au long du 19è siècle » (source : Potomitan, n.d.).
À contre-courant de la sous-culture de l’omertà en Haïti, la reddition des comptes des organismes d’État est une obligation définie par la loi
L’on observe que la reddition de compte, chez plusieurs intellectuels haïtiens et dans nombre d’institutions publiques et privées, est un sujet tabou qui tient à distance l’esprit analytique et critique. Ce tabou revêt la défroque d’un œcuménisme bégayant et borgne abouché à la sous-culture de l’omertà et de l’impunité : « ann kase fèy kouvri sa ». Dans l’écosystème d’un entre-soi complaisant et faussement indulgent, l’esprit critique est démonétisé sinon banni, et l’on reproduit d’une année à l’autre un discours circulaire laudatif et pré-scientifique dans lequel tout bilan analytique et critique est invariablement absent. Ainsi, il est attesté qu’aucune institution universitaire haïtienne, aucune revue académique n’a « osé » élaborer un bilan de l’Akademi kreyòl ayisyen de 2014 à 2025. Il est également attesté que les promoteurs du projet Akademi kreyòl –en tout premier lieu les universitaires du défunt « Komite pou tabli Akademi kreyòl ayisyen an » embusqués ou pas au Rectorat de l’Université d’État d’Haïti–, se sont frileusement abstenus de produire le moindre bilan analytique du travail que l’Akademi kreyòl ayisyen prétend avoir accompli de 2014 à 2025… Il faut prendre toute la mesure que l’ostracisation de l’exigence de reddition de compte, chez plusieurs intellectuels haïtiens et dans nombre d’institutions publiques et privées, alimente la sous-culture de l’opacité managériale qui contribue à l’affaiblissement des institutions nationales haïtiennes et dont se nourrit la corruption, le népotisme et l’impunité en Haïti.
RAPPEL — Le Fonds national de l’éducation est l’exemple le plus abouti de l’opacité managériale et de la corruption, et nous en avons analysé les mécanismes institutionnels dans les articles suivants : « Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste », Rezonòdwès, 20 avril 2024 ; « La corruption au Fonds national de l’éducation en Haïti : ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024 », Madinin’Art, 3 mai 2024 ; « En Haïti le Fonds national de l’éducation, haut-lieu de la corruption, tente de s’acheter une impunité « à vie » à Radio Magik9 », Haïti Inter, 7 janvier 2025 ; « En Haïti, la corruption généralisée au Fonds national de l’éducation met encore en péril la scolarisation de 3 millions d’écoliers », Rezonòdwès, 18 février 2025 ; « Le parachutage de Sterline CIVIL à la direction du Fonds national de l’éducation : vers le renforcement de la corruption et de l’impunité dans le système éducatif national d’Haïti », Rezonòdwès, 5 mars 2025 ; « L’occultation de la corruption au Fonds national de l’éducation : nouvelles acrobaties de Sterline Civil, profuse « missionnaire » du PHTK néo-duvaliériste » , Rezonòdwès, 17 juin 2025 ; « Corruption, détournement de fonds publics, népotisme : le Fonds national de l’éducation défie et échappe encore à la Justice haïtienne », Madinin’Art, 22 août 2025.
L’actualisation du bilan de l’Akademi kreyòl ayisyen, en conformité avec l’exigence de reddition des comptes, est nécessaire et pleinement justifiée. Au niveau administratif et financier –en ce qui concerne les organismes d’État en Haïti–, la reddition de compte relève principalement de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA). Cette institution nationale est chargée de l’évaluation des comptes des comptables publics ainsi que de l’exécution des Lois de finances. Celles-ci sont des outils clés qui définissent les processus d’arrêt des dépenses et recettes, l’approbation des résultats budgétaires et la gestion des programmes. L’objectif est d’assurer la transparence, l’efficacité et la conformité de la gestion des fonds publics. En Haïti, la gestion des finances publiques est régie par le Décret du 16 février 2005 portant sur la préparation et l’exécution des lois de finances et des textes réglementaires connexes.
NOTE — Le Décret du 16 février 2005 portait sur le processus d’élaboration et d’exécution des lois de finances. Il a été remplacé par la Loi du 4 mai 2016 sur le même sujet, selon la Direction générale du Budget (DGB). Ce décret, accompagné d’un arrêté de février 2005 sur le règlement général de la comptabilité publique, visait à réformer la gestion des finances publiques et l’administration de l’État.
L’Akademi kreyòl ayisyen souscrit-elle au principe de reddition des comptes publics ?
Pour répondre adéquatement à cette question dans le droit fil de la Loi du 4 mai 2016, nous avons analysé les données consignées sur le site Web officiel de l’Akademi kreyòl ayisyen, très précisément à la rubrique « Documents ». Nous avons également interrogé le site Web du ministère de l’Éducation nationale et celui du ministère des Finances afin de trouver d’éventuelles données relatives à la reddition de compte en lien avec le bilan des actions présumées, promues ou effectuées par l’AKA. Sur les sites Web du ministère de l’Éducation nationale et sur celui du ministère des Finances, nous n’avons retracé aucun document traitant de la reddition des comptes de l’Akademi kreyòl ayisyen. Ces deux sites ne consignent aucun document intitulé « État financier » et « Audit d’état financier » réalisé à partir des données fournies par l’Akademi kreyòl ayisyen. Nous avons effectué le même type de recherche sur le site Web officiel de la Banque de la République d’Haïti. Ce site comprend plusieurs rubriques, notamment la rubrique « Publications » qui se subdivise en « Publications régulières » et « Publications spéciales », etc. La sous-rubrique « Publications régulières » rassemble diverses publications, notamment des « Rapports annuels » ; ces rapports couvrent les années 1998 à 2019. La consultation attentive de ces « Rapports annuels » révèle qu’aucun d’entre eux ne comprend un document du type « État financier » et « Audit d’état financier » réalisé à partir des données fournies par l’Akademi kreyòl ayisyen.
L’on observe que les sites Web du ministère de l’Éducation nationale, du ministère des Finances et celui de la Banque de la République d’Haïti ne comprennent aucun document du type « État financier » et « Audit d’état financier » réalisé à partir des données fournies par l’Akademi kreyòl ayisyen. Il s’agit là d’un constat et il est fort éclairant : la recherche documentaire que nous avons menée sur ces trois sites permet de conclure que l’Akademi kreyòl ayisyen, pour l’ensemble de ses activités de 2014 à 2025, n’a pas souscrit à l’obligation légale de reddition des comptes publics.
Le site Web officiel de l’Akademi kreyòl ayisyen, consigne-t-il des documents relatifs à ses états financiers et à ses audits d’état financiers ?
L’appellation générique « Documents », sur le site Web officiel de l’Akademi kreyòl ayisyen, comprend les rubriques « Piblikasyon », « Bilten », « Rejis liv », « Rapò anyèl », « Dokiman ofisyèl ». La rubrique « Piblikasyon » rassemble des documents divers, notamment « Prezantasyon ofisyèl Dezyèm rezolisyon sou òtograf lang kreyòl aysyen an », « Kominike », « 100 kesyon pou Aka ». La rubrique « Bilten » comprend le listage des bulletins numéro 1, octobre 2015, à octobre 2022. Les bulletins ainsi identifiés ne sont pas interrogeables en langage naturel sur Internet. Pour sa part la rubrique « Rapò anyèl » comprend des documents de nature diverse, entre autres le rapport annuel 2016-2017, une « Note conceptuelle » sur la promotion du créole (octobre 2019), des rapports d’activités relatives à la Journée internationale de la langue maternelle (février 2016, février 2017).
À la rubrique « Rapò anyèl » nous n’avons trouvé aucune rubrique spécifique consacrée à la gestion administrative et financière de l’Akademi kreyòl ayisyen. Il faut prendre toute la mesure que L’ANALYSE RIGOUREUSE DE LA RUBRIQUE « RAPÒ ANYÈL » RÉVÈLE QU’ELLE NE COMPREND AUCUN DOSSIER RASSEMBLANT LES « ÉTATS FINANCIERS » ET LES « AUDITS DES « ÉTATS FINANCIERS » DE L’AKA DE 2014 À 2025. L’on constate ainsi que l’Akademi kreyòl ayisyen, pour l’ensemble de ses « activités », de 2014 à 2025, n’a pas souscrit à l’obligation légale de reddition des comptes publics.
Il y a lieu toutefois de relever quelques rares exceptions : un « Rapò finansye sibvansyon UNESCO » (février-mars 2016) couvrant la modique somme de 180 000 Gourdes ; un « Rapò aktivite yo » relatif à des activités réalisées avec le concours de l’UNESCO (« Rapò finansye », février 2017, au montant de 703 566 Gourdes).
L’Akademi kreyòl ayisyen, de sa création en 2014 à octobre 2025, n’a ni élaboré ni publié le moindre ouvrage scientifique dédié à l’aménagement du créole
Rachitisme/nanisme intellectuel, indigence de la pensée scientifique… Dans les différents domaines de la créolistique –syntaxe, phonologie, phonétique, sociolinguistique, démolinguistique, didactique du créole langue maternelle, pédagogie créole, didactisation du créole, jurilinguistique créole, lexicologie et lexicographie créole, cadre méthodologique en rédaction d’ouvrages pédagogiques créole–, l’Akademi kreyòl ayisyen, de sa création en 2014 à octobre 2025, n’a ni élaboré ni publié la moindre étude scientifique. Dans les différents domaines de la créolistique, l’on observe que l’Akademi kreyòl ayisyen n’a développé aucune expertise mesurable qui lui aurait permis, par exemple, de fournir un cadre méthodologique de référence pour la rédaction de manuels scolaires créoles dans un pays où sont scolarisés plus de 3 millions d’élèves. Elle n’a pas non plus produit le moindre ouvrage de référence –en didactique créole ou en didactisation du créole–, destiné aux enseignants haïtiens. Sur le plan de la lexicographie créole, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a élaboré aucun ouvrage de référence de type lexique, glossaire, dictionnaire (unilingue créole ou bilingue français-créole). Bien qu’elle ait affublé ses présumés « travaux scientifiques » de la ronflante appellation « Commission scientifique », l’Akademi kreyòl ayisyen n’a produit que deux « Résolutions » relatives à l’orthographe du créole. Lacunaires et erratiques, ces « Résolutions » ont été analysées et contestées par deux linguistes haïtiens de premier plan, Renauld Govain, ex-doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, et Lemète Zéphyr, directeur de l’Institut supérieur de traduction et d’interprétation d’Haïti.
Ainsi, le linguiste « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), tandis que le linguiste Renauld Govain analyse la position officielle de l’AKA dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Renauld Govain ausculte cette « Première résolution » et précise, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Pour sa part, Christophe Charles, poète, éditeur et enseignant, pourtant membre de l’Académie créole, prend le contre-pied de la position officielle de l’AKA sur la graphie du créole dans un texte publié dans Le Nouvelliste du 26 octobre 2020, « Propositions pour améliorer la graphie du créole haïtien ». Au bilan de l’action de l’Académie créole destinée, semble-t-il, à « fixer » l’orthographe du créole, l’échec est là aussi de notoriété publique mais l’on ne retrouve nulle trace d’une analyse critique de cet échec sur le site officiel de l’AKA, en particulier dans le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » mis en ligne par l’AKA.
Rachitisme/nanisme intellectuel, indigence de la pensée scientifique : constat de l’incompétence de l’action de l’Akademi kreyòl dans le système éducatif haïtien
Que nous enseigne l’observation de terrain en ce qui a trait aux erratiques incursions de l’Akademi kreyòl ayisyen dans le système éducatif haïtien ? L’on observe que de 2014 à 2025 l’Akademi kreyòl ayisyen n’est dépositaire d’aucune compétence reconnue –en pédagogie et en didactique/didcatisation du créole–, qu’elle aurait pu mettre au service de l’aménagement du créole, en particulier dans le système éducatif national. Le matériel pédagogique et didactique créole actuellement en usage dans les écoles haïtiennes est élaboré par des éditeurs privés de manuels scolaires (Deschamps, Zémès, Pédagogie nouvelle, C3, Canapé-Vert, etc.) et sur le site Web officiel de l’Akademi kreyòl ayisyen nous n’avons trouvé aucune référence à un quelconque contenu de manuel scolaire ayant été élaboré avec le support de l’AKA.
À défaut d’une expertise de l’AKA qui, si elle était attestée, mesurable et opérationnelle, aurait pu être mise au service des écoles du pays, les enseignants, les directeurs d’écoles, les associations de parents d’élèves ainsi que les rédacteurs de manuels scolaires créoles assistent depuis 2014 à un rituel muséologique amplement fossilisé : dans la presse locale, l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) récite chaque année les versets et clichés du même petit catéchisme, celui des pieuses déclarations d’intention, des « résolutions » et « études » en perpétuelle préparation… Les versets et clichés de ce petit catéchisme de l’impuissance sont ingérés par un nombre indéterminé de personnes, y compris par des journalistes qui, sans mener la moindre enquête de terrain sur le présumé travail de l’AKA, assènent à leur tour des poncifs dont la fonction première est d’alimenter des illusions têtues et le refus d’établir, en Haïti même, un rigoureux bilan critique des errances et de l’échec mesurable de l’Akademi kreyòl. Il en a été ainsi de l’Accord du 8 juillet 2015…
Errance, fuite en avant et improvisation : ce que nous enseigne l’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale
Présenté comme un « document hautement stratégique », l’objectif principal de cet accord est ainsi libellé : « Atik 1. Dokiman sa a se yon Pwotokòl akò ki angaje ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (MENFP) ak Akademi kreyòl ayisyen an (AKA) sou fason pou yo kalobore pou pèmèt lang kreyòl la sèvi nan tout nivo anndan sistèm edikatif ayisyen an ak nan administrasyon MENFP. » À bien comprendre cet objectif, on constate qu’il y a une lourde confusion entre la nature déclarative de l’Académie selon sa charte constitutive (« Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (Le Moniteur, 7 avril 2014) et ses prétentions exécutives. À défaut d’élaborer une véritable politique linguistique éducative, il s’agit de « permettre » l’utilisation de la langue créole à tous les niveaux du système éducatif et dans l’administration du ministère de l’Éducation, et non pas de rendre son usage obligatoire et d’encadrer pareil usage au plan didactique et juridique. La mesure annoncée n’est nullement contraignante ni mesurable, aucun règlement d’application n’ayant prévu les mécanismes de sa mise en œuvre pour laquelle d’ailleurs l’Académie créole n’a aucune ressource professionnelle permanente et de haute qualité, aucune infrastructure logistique destinée à en asseoir la mise en oeuvre et à en mesurer l’effectivité. Manifestement il s’est agi d’un accord cosmétique qui n’a produit aucun résultat mesurable, ce qui a donné lieu un an plus tard à la foudre colérique de l’Académie créole : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle » (voir l’article « L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018.) Il faut surtout retenir, en termes de bilan de l’action de l’AKA, que celle-ci entendait frauduleusement agir, avec l’Accord du 8 juillet 2015, au titre d’une institution d’aménagement linguistique –ce qui n’est nullement prévu dans la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » du 7 avril 2014. La confusion des genres –et surtout de mandat— est ici de première évidence : l’Accord du 8 juillet 2015 entre l’AKA et le ministère de l’Éducation a été l’occasion pour l’Académie créole de se draper de certaines attributions d’aménagement linguistique alors même que la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » ne le lui permet pas (voir, là-dessus, notre article du 15 juillet 2015, « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Potomitan, 15 juillet 2015 ; voir aussi notre article-bilan intitulé « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Madinin’Art, 10 avril 2019). L’on observe que le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » consigné sur le site officiel de l’AKA ne présente aucune évaluation analytique d’un si « grand accord stratégique » dont l’échec n’a pu qu’accentuer la solitude et l’inutilité d’une Académie absente du débat d’idées et isolée à l’échelle nationale en dépit de ses liens opportunistes sinon occultes avec le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste représenté par le ministre de l’Éducation nationale Nesmy Manigat. La vaine et volontariste prétention de l’AKA quant à son présumé leadership, quant à son prétendu rôle-phare de soi-disant « référence nationale » n’a à aucun moment été démontrée alors même que, à l’article 5 de sa charte constitutive, il est stipulé que « Akademi Kreyòl Ayisyen an se referans pou lang kreyòl la nan peyi dAyiti, kit nan pale, kit nan ekri, nan enstitisyon leta kou prive ». Tel que nous l’avons précédemment mentionné, dans les domaines linguistique, sociolinguistique et démolinguistique, sur les registres de la didactique et de la didactisation du créole et au plan des outils pédagogiques, l’Académie créole n’a produit aucun document scientifique de référence et qui pourrait justifier son hasardeuse prétention à un quelconque rôle-phare de « référence nationale » dans l’aménagement du créole en Haïti.
Toujours au chapitre de son « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 », l’Akademi kreyòl ayisyen annonce, en page d’accueil de son site, être à l’étape de la « Preparasyon zouti referans tankou gramè, diksyonè jeneral, diksyonè jiridik ». Volontariste et lourdement faussaire, cette annonce n’a pu, sur le site de l’AKA, être validée en termes de bilan de résultats mesurables et l’on est en droit de se poser une incontournable question : une microstructure telle que l’Académie créole –dépourvue d’expertise connue et reconnue en grammaire créole, en lexicographie, en didactique des langues, en dictionnairique et en terminologie juridique, est-elle en mesure de s’engager dans de si vastes chantiers et de produire des « outils de référence » alors même que ses membres bénévoles n’ont aucune compétence reconnue dans l’un de ces champs et n’ont publié aucune étude scientifique, aucun ouvrage de référence dans ces domaines de haute spécialisation ? Le récitatif annuel de cette soi-disant « Preparasyon zouti referans tankou gramè, diksyonè jeneral, diksyonè jiridik » confine à de la fausse représentation et illustre bien le constat que l’AKA, de 2014 à 2025, n’a fourni aucune expertise dans l’aménagement du créole, sauf à considérer que la ritournelle des commémorations, des kermesses, des prix littéraires, des discours de « mobilisation » pourrait tenir lieu ou être assimilé à une action d’aménagement du créole dans l’ensemble de la société haïtienne. Cela s’explique également du fait que les promoteurs de la création prématurée de l’Académie créole n’ont pas voulu tenir compte de l’avis motivé de linguistes haïtiens de premier plan, notamment Pierre Vernet et Yves Dejean ouvertement opposés à la création d’un « zanno dekoratif ».
L’argumentaire du linguiste Yves Dejean, ouvertement opposé à la création d’un « symbole dekoratif »
L’idée de la création d’une « Académie haïtienne » a été débattue par l’Assemblée constituante chargée de la rédaction de la Constitution haïtienne de 1987 sans faire appel à l’expertise connue de nos meilleurs linguistes de l’époque, en particulier les enseignants-chercheurs de la Faculté de linguistique appliquée Pierre Vernet et Pradel Pompilus. Alors même qu’elle a mené ses travaux de manière exemplaire et démocratique, il est attesté que cette Assemblée constituante, nourrie de la mythologie du « prestige » de l’Académie française (fondée en 1634 par le cardinal de Richelieu), avait fait sienne une conception à la fois naïve et utopique du rôle d’une Académie en Haïti. En consignant à l’article 213 de notre Charte fondamentale l’idée de la création d’une Académie –« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux »–, l’Assemblée constituante de 1987 a sanctuarisé sa vision mythologique du rôle d’une Académie en Haïti sans tenir compte de l’opposition des linguistes haïtiens et, surtout, sans fournir un cadre juridique explicite d’aménagement linguistique découlant de la co-officialisation, à l’article 5 du texte constitutionnel, du créole et du français L’opposition de plusieurs linguistes haïtiens de premier plan à la création d’une « Académie haïtienne » chargée de « fixer la langue créole » s’est exprimée au fil des ans et à plusieurs reprises. Ainsi, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste de Port-au-Prince daté du 27 octobre 2004 consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA). Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ». Dans un article peu connu paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean précise comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » Au onzième paragraphe de son texte, « Non à l’article 213 », Yves Dejean écrit ceci : « Il faudra un amendement à la Constitution de 1987 pour supprimer l’article 213 qui voue le créole à une rigidité cadavérique et, donc, à la destruction et le remplacer par quelque chose d’utile au pays. Quoi par exemple ? Un service d’État doté de moyens financiers suffisants, afin de permettre à des chercheurs qualifiés de mener un programme de recherches, sans esprit normatif, sur tous les aspects du créole et aussi en relation avec son utilisation dans l’éducation, la communication, la diffusion et la vulgarisation des informations et de la science. » Cette position de principe a été à nouveau signifiée par Yves Dejean en 2013 dans son livre-phare « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti) : « Ayiti bezwen tout kalite bon liv an kreyòl, bon pwofesè pou gaye konesans lasyans an kreyòl, bon pwogram radyo ak televizyon an kreyòl. Li pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (op. cit. p. 316). Il y a lieu de rappeler que l’opposition des linguistes Pierre Vernet et Yves Dejean au projet d’une Académie créole a non seulement été ignorée, mais elle a également fait l’objet de frauduleuses tentatives de détournement et de récupération… Cela s’est vérifié en particulier en ce qui a trait à la pensée de Yves Dejean. Ainsi, dans l’article publié le 25 juillet 2011 sur AlterPresse par le « Comité d’initiative pour la mise en place de l’Académie haïtienne » et annonçant la tenue prochaine d’un « Colloque sur la mise en place d’une Académie du créole haïtien », l’on retrouve à son insu le nom d’Yves Dejean parmi les signataires supportant le projet de ce « Comité d’initiative » alors même que ses prises de position publiques étaient connues…
En définitive, le bilan analytique de l’action de l’Académie créole (2014 – 2025) est fort instructif. Il atteste l’existence d’une béante contradiction entre les termes de la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (Le Moniteur, 7 avril 2014) et l’ensemble des initiatives prises par l’AKA qui, en dehors de son mandat légal déclaratif, a en vain tenté d’agir à titre d’une instance exécutive d’aménagement linguistique. L’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale, qui n’a produit aucun résultat mesurable, n’a pas donné lieu à l’élaboration d’une politique linguistique éducative, et l’usage normalisé et encadré du créole langue maternelle dans l’apprentissage scolaire demeure encore peu répandu dans le système éducatif national (voir notre article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », Le National et Fondas kreyòl, 11 novembre 2021 ; voir aussi le remarquable article du linguiste Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4/2014). L’on observe également que sur le site Web de l’AKA, le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » expose le projet de création d’un « Espas refleksyon akademisyen sou dokiman « Plan décennal d’éducation et de formation 2017-2027 », ki te fèt jou ki te 25 me 2017 », et il annonce l’existence d’un « Dokiman « Pozisyon AKA sou Plan desenal edikasyon 2-17-2029 la sa a nan bibliyotèk AKA ak sou sit wèb AKA ». Ce document n’a pas pu être consulté parce que le titre annoncé n’est pas interrogeable sur le site Web officiel de l’Académie créole. À notre connaissance cet « Espas refleksyon akademisyen » n’a jamais vu le jour et, il faut le souligner une fois de plus, l’Akademi kreyol ayisyen est absente, en Haïti, de toute réflexion scientifique, de tout débat public relatif à l’aménagement du créole.
Il y a lieu de rappeler que dans notre article intitulé « Corruption, népotisme, futilité, malversations et dérives administratives à l’Akademi kreyòl ayisyen : la société civile doit exiger l’abolition de cet inutile ‘’symbole décoratif’’ » (Fondas kreyòl, 28 août 2024), nous dressé plusieurs constats. Nous avons notamment exposé le constat que l’Akademi kreyòl ayisyen bénéficie en Haïti et hors du pays d’un « prestige » imaginaire, illusoire, fictif : sur le registre du funambulisme, l’AKA cultive le factice et l’art de tisser des contes de Mille et une nuits… En toute rigueur, nous avons mis en lumière le fait que l’AKA bénéficie d’une sorte d’omertà passive et d’une myopie complaisante à géométrie variable et répétitive –sur le mode du « kase fèy kouvri sa »–, dès lors que, au creux de la pensée critique, l’on entend inscrire au débat public ses déclarations, ses affabulations et ses présumées actions… Au bavardeux musée d’une erratique « sociologie » haïtienne contemporaine qui collectionne aussi bien des objets perdus que des OVNIs imaginaires, toute pensée critique est banalisée, stigmatisée ou diabolisée dès qu’il s’agit de faire le bilan critique documenté de l’AKA. S’il est vrai que cette myopie complaisante à géométrie variable et répétitive se donne à voir en Haïti dans d’autres domaines que celui du créole, l’on observe que l’omertà passive fonctionne à plein régime en ce qui a trait à l’AKA, le créole étant aveuglément idéalisé sur le registre de l’identité nationale et sur celui, conjoint, du délire identitaire qui essentialise le créole paré de toutes les vertus curatives et citoyennes. Pour certains créolistes et opérateurs culturels, le créole EST l’identité nationale haïtienne, celle-ci ne se définit essentiellement que par rapport au créole. Et en raison de cette vision essentialiste de l’identité nationale haïtienne, celle-ci est par essence monolingue et elle évacue toute autre dimension exprimant la pluralité de l’identité nationale, notamment ses dimensions sociologique, anthropologique, culturelle, historique, etc. Cette vision essentiellement monolingue de l’identité nationale a été critiquée par le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant dans les termes suivants : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres » (voir Lise Gauvin, « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, volume 28, numéro 2-3, automne-hiver 1992, « L’Amérique entre les langues »). NOTE – Sur la vision essentialiste de l’identité, voir le livre du linguiste Jean Bernabé, « La dérive identitariste », L’Harmattan, 2016 ; voir aussi Corinne Mencé-Caster, « La dérive identitariste, de Jean Bernabé », revue Archipélies, 6 | 2018.
P.S. — Articles du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol consacrés à l’Akademi kreyol ayisyen :
1. « Actualisation du bilan de l’Akademi kreyòl ayisyen : entre « zanno dekoratif », aphonie, strabisme et momification », Rezonòdwès, 31 juillet 2025.
- « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible » (Le National et Potomitan, 5 avril 2019).
- « Bilan quinquennal truqué à l’Académie du créole haïtien » (Rezonòdwès, 9 décembre 2019).
- « L’Académie du créole haïtien et la problématique de la langue maternelle créole » (Madinin’Art, 14 février 2020).
- « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) » (Médiapart, 18 janvier 2022).
- « Journée internationale du créole 2024 : la vision indocte et rachitique de l’Akademi kreyòl ayisyen mène une fois de plus à une impasse » (Rezonòdwès, 19 octobre 2024).
- « L’Akademi kreyòl ayisyen recycle une fois de plus ses vieilles recettes et sectarise son incapacité à aménager le créole » (Rezonòdwès, 20 février 2025)