Le secteur privé haïtien : vers une confiscation définitive du pouvoir politique ? les enjeux seront élevés, et le peuple sera toujours le perdant
L’éventualité que Laurent Saint-Cyr, ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Haiti, accède à la tête du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) ne saurait être interprétée comme un simple fait conjoncturel. Elle s’inscrit dans une dynamique plus profonde de captation du pouvoir étatique par les forces économiques traditionnelles, les faiseurs de gouvernements. En Haïti, l’hégémonie du secteur privé « organisé » n’est plus seulement d’influence : elle devient tentaculaire, opérant désormais dans les sphères les plus décisives de la gouvernance. Loin de se contenter de nommer ministres et premiers ministres, ces acteurs aspirent aujourd’hui à présider officiellement l’État, franchissant ainsi le Rubicon entre pouvoir de fait et pouvoir de droit.
Il existe en effet une judiciarisation silencieuse du champ politique par ce secteur, dont le consentement conditionne désormais toute légitimité institutionnelle. Les chancelleries étrangères, notamment celles des puissances tutélaires, considèrent le patronat haïtien comme un interlocuteur incontournable, sinon unique. En matière de diplomatie parallèle, il bénéficie d’une position privilégiée, consolidée par son rôle déterminant dans les transitions politiques depuis 2004 apres le sanglant coup d’etat de septembre 1991. Le processus de cooptation politique auquel il se livre aujourd’hui à travers le CPT suggère non une dérive autoritaire, mais une oligarchisation formelle du pouvoir.
L’exemple de Michel Martelly, installé en 2011 avec l’appui direct de l’Organisation des États américains (OEA), est à ce titre éclairant. Ce précédent a démontré que la fabrique du pouvoir en Haïti repose moins sur le suffrage universel que sur des arrangements transnationaux, validés localement par les élites économiques. L’ancien sénateur Joseph Lambert avait, dès 2021, documenté cette ingérence diplomatique, affirmant que Martelly avait été imposé par une OEA en connivence avec certains secteurs d’affaires. Il s’agit donc d’un cycle historique qui tend à se répéter : le président issu du vote est secondaire face au président issu du consensus marchand.
Aujourd’hui, le CPT, déjà en crise de légitimité, s’inscrit dans cette logique de substitution démocratique. Le désaveu public exprimé par l’un de ses membres, Frinel Joseph, révèle un effritement interne symptomatique de la vacuité du projet. Dans ce contexte, la CARICOM, en sa qualité de nouveau médiateur régional, assume un rôle de tutelle politique que l’on pourrait qualifier de néo-protectorat soft, mettant en lumière l’échec collectif des institutions haïtiennes à générer une solution souveraine. Le secteur privé, en consolidant sa place dans cette mécanique, parait vouloir verrouiller la matrice de désignation présidentielle.
Dès lors, une interrogation s’impose, en forme de mise en garde : le secteur privé haïtien, acteur hégémonique et stratège du pouvoir, ira-t-il jusqu’à se proclamer gardien exclusif de la fonction présidentielle ? L’hypothèse n’est ni absurde ni inédite.
Toutefois, elle augure d’une présidence sous influence, dissociée des aspirations populaires et soumise à des intérêts patrimoniaux. Loin de représenter une sortie de crise, ce scénario accentuerait la dépossession démocratique et l’illégitimité politique chronique. La présidence deviendrait ainsi un prolongement fonctionnel du capitalisme de connivence, plutôt qu’une institution incarnant la volonté nationale.
cba