Le château d’Ali Baba et les quatre voleurs : satire d’une République en dérive. Dr Gilles trône comme un potentat sur une chaise blanche royale, encadré de policiers et de militaires
« Quand les voleurs tiennent le drapeau, la nation devient un théâtre de l’absurde. »
L’affaiblissement de la justice et la normalisation de l’impunité permettent à des responsables politiques, pourtant mis en cause pour corruption, de s’exposer sans gêne lors des cérémonies nationales. Une telle réalité interpelle profondément sur la faillite de l’État de droit et le naufrage des repères éthiques en Haïti.
En juillet 2024, Raoul Pascal Pierre-Louis, président du conseil d’administration de la Banque Nationale de Crédit (BNC), a publiquement accusé trois membres du Conseil Présidentiel de Transition — Louis Gérald Gilles, Smith Augustin et Emmanuel Vertilaire — de lui avoir extorqué un pot-de-vin de 100 millions de gourdes pour qu’il soit maintenu dans ses fonctions. Ces accusations ont donné lieu à une enquête de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), une rare initiative dans un pays habitué à l’inertie judiciaire lorsque les hautes sphères sont concernées.
Les révélations rapportent que c’est à l’hôtel Royal Oasis, à Port-au-Prince, que cette demande illégale a été faite. Faute de pouvoir fournir la somme, Pierre-Louis aurait tout de même accepté d’aménager des lignes de crédit en faveur des conseillers concernés. Ce mécanisme, qui revient à un détournement de fonds publics, constitue un acte grave, assimilable à un braquage institutionnel, perpétré par ceux-là mêmes chargés de redresser l’État.
Face à l’ampleur du scandale, les accusés n’ont ni démissionné ni montré la moindre retenue. Bien au contraire. Louis Gérald Gilles, en récusant l’ensemble des juges d’instruction de Port-au-Prince, a fait obstruction à la justice en invoquant une prétendue « suspicion légitime ». Emmanuel Vertilaire, quant à lui, a choisi d’attaquer la compétence même du juge d’instruction chargé de l’affaire, tentant de faire annuler le mandat de comparution. Le troisième homme, Smith Augustin, actif sur la scène internationale sous l’égide de Luis Almagro, refuse de demeurer discret, tout en bénéficiant des silences complices du pouvoir. Il effectue des allers-retours entre Port-au-Prince et Washington via le Cap-Haïtien, faute d’avoir été présent le 18 mai dernier dans cette ville historique du Nord..
Et pourtant, malgré ce lourd nuage judiciaire, ces personnages s’exposent sans gêne dans les grandes manifestations officielles. Le 18 mai, jour de célébration du drapeau national, les voilà à défiler, à prononcer des discours, à se donner des allures de patriotes, pendant que la justice attend, et que le peuple s’indigne en silence. Gilles trône comme un potentat sur une chaise blanche royale, encadré de policiers et de militaires — symbole grotesque de la confusion entre pouvoir, apparence et illégalité. Smith Augustin prépare sa prochaine intervention à Washington, où il prétendra encore parler au nom d’Haïti. Vertilaire, lui, s’exhibe au Cap-Haïtien, dans un simulacre de communion républicaine.
Le plus inquiétant, dans cette mise en scène, n’est pas tant l’attitude des accusés que le consentement tacite d’un système tout entier. Que ces hommes puissent parader en public, sans être inquiétés, devant les caméras, les autorités, les enfants et les témoins d’une histoire tragique, en dit long sur l’état de notre démocratie. Ce n’est plus une exception ; c’est devenu une habitude, une norme, une banalité de l’abus de pouvoir.
Comment une société peut-elle s’édifier au sein d’un tel enchevêtrement de contradictions ? Quels discours transmettrons-nous aux générations futures, qui contempleront ces images dans deux décennies ? Que deviendra l’éthique républicaine lorsque ceux qui s’approprient le rôle de gardiens du drapeau sont précisément les délinquants ? Le ridicule ne se réduit plus à une simple figure rhétorique : il s’installe comme un trait structurel. L’absurde ne suscite plus l’indignation, il exerce désormais la gouvernance.
Ce que révèle ce tableau, c’est moins un scandale isolé qu’un effondrement collectif. Car une république où l’on célèbre ceux que la justice désigne, où l’on récompense ceux que la loi soupçonne, est une république dont les institutions ne sont plus que des décors creux. Et si, comme le veut la formule, le peuple est souverain, il ne peut l’être que lorsqu’il exige des comptes, pas quand il applaudit les imposteurs.
Haïti ne nécessite ni slogans renouvelés, ni drapeaux brandis par des figures entachées. Elle exige plutôt vérité, courage institutionnel et mémoire collective. Sans cela, elle restera prisonnière d’un château d’Ali Baba où les voleurs règnent en maîtres, tandis que les citoyens demeurent simples spectateurs impuissants.