Faut-il célébrer l’université quand elle est à genoux ?
A un moment où Haïti sombre dans le chaos le plus total, marqué par un effondrement institutionnel manifeste, une insécurité généralisée et le délabrement des services publics essentiels, le gouvernement haïtien annonce, par une décision à première vue anodine, le déblocage de quelque 400 millions de gourdes pour célébrer la Journée du Drapeau et de l’Université, le 18 mai prochain. Un tel montant résume à lui seul une inadéquation saisissante entre les priorités budgétaires de l’Etat et la réalité du système d’enseignement supérieur haïtien. Comment justifier un investissement de cette ampleur alors que l’Université d’État d’Haïti (UEH) est dans un état de délabrement avancé : ses infrastructures réduites à néant, son dynamisme intellectuel étouffé et son administration plongée dans un état de chaos irréversible ? Cette démarche n’est plus le résultat d’une simple contradiction budgétaire, mais d’un mépris manifeste pour l’intelligence de la nation, pour reprendre l’expression du sociologue Jean Casimir, ancien recteur de l’UEH.
L’allocation budgétaire évoquée prend un ton particulièrement scandaleux quand on considère l’état réel des institutions concernées. L’INAGHEI, institution de référence en matière de gestion publique et de relations internationales, demeure fermée, tout comme la Faculté des Sciences humaines, la Faculté de technologie, l’École nationale des infirmières ou encore la Faculté de médecine. Quant à la Faculté d’agronomie à Damien, elle ne fonctionne plus que comme une ruine symbolique de ce qu’elle fut autrefois. En d’autres termes, l’université que l’État prétend célébrer est aujourd’hui fragmentée, exilée de ses espaces académiques et livrée à une errance institutionnelle. Le philosophe allemand Jürgen Habermas rappelait que « la légitimité politique passe par l’écoute de la rationalité publique » : en ce sens, la décision de fêter une université en ruine est la négation même de cette rationalité.
Ce gaspillage s’inscrit dans une tendance plus large où l’État haïtien continue de financer l’inertie et l’imposture. A côté des 400 millions pour une commémoration vide de sens, le gouvernement prévoit de verser plus de 750 millions de gourdes à des partis politiques sans programme, sans structure, créés autour de figures individuelles et qui se délitent à la disparition de leur fondateur.
Ces formations, loin de remplir une fonction de médiation démocratique ou de structuration du débat politique, participent activement à l’effritement du lien civique. L’analyse de Michel Foucault sur le pouvoir comme production de discours prend ici tout son sens : ces partis ne produisent ni discours ni contre-pouvoir, mais reproduisent un système clientéliste et prédateur.
Devant cette situation, une double interpellation en devient impérative : que célébrons-nous vraiment le 18 mai ? Et surtout, avec quels moyens, pour quel projet collectif ? Au-delà de l’utilisation abusive des fonds publics, la stratégie de communication est cynique et détourne l’attention d’une réalité brutale : l’intelligence nationale est sacrifiée sur l’autel de la propagande, tandis que le tissu social se décompose. Le moment pour exiger une refonte structurelle de l’université, basée sur l’autonomie, l’investissement stratégique et la réhabilitation des infrastructures, a sonné. Sinon, chaque 18 mai sera un rappel amer du fossé qui sépare la fiction de la réalité.
cba