Dans la nuit du 6 au 7 février 1986, Haïti se réveille au fracas de la chute du duvaliérisme, ce régime qui, durant près de trois décennies, avait verrouillé la nation dans un carcan de peur et de répression. Jean-Claude Duvalier, acculé par une révolte populaire inéluctable partie des Gonaives, s’exile précipitamment, marquant l’effondrement de la dictature héréditaire et ouvrant l’ère des incertitudes démocratiques. Ce matin-là, le pays se prend à espérer : la promesse d’une République restaurée, d’un État de droit, d’institutions refondées, et d’un pouvoir enfin assis sur la volonté du peuple.
Pourtant, cette aurore fut trompeuse, car si Duvalier s’éclipsa, les structures du pouvoir et ses pratiques survécurent, recyclées sous d’autres visages -des Conzé -, d’autres prétextes, d’autres justifications.
Trente-neuf ans plus tard, le 7 février 2025, Haïti s’apprête encore une fois à assister à la mise en scène de sa propre impuissance. Un gouvernement collégial, né des tractations de la CARICOM, censé restaurer l’ordre institutionnel, est une réplique affligeante des expériences précédentes : des coalitions de circonstance, sans légitimité populaire, naviguant au gré des intérêts de clans politiques et économiques. Depuis 1986, les occasions manquées s’accumulent : des élections avortées, truquées, dévoyées ; des coups d’État militaires ou civils ou civilo-neo makout ; des gouvernements de doublure successifs qui, loin de consolider l’État, l’ont miné par la corruption et l’incompétence et l’alliance avec les gangs terroristes. La Constitution de 1987, conçue comme un rempart contre le retour à l’autoritarisme, est désormais un texte honni par ceux-là mêmes qui en ont usé pour asseoir leur pouvoir, leurs biens mal acquis.
Le constat est implacable : l’intelligentsia haïtienne, ces diplômés des plus grandes universités américaines et européennes, ces experts autoproclamés en gouvernance, en communication, en démocratie et développement, qu’ont-ils réellement apporté à la nation ? En quoi leurs savoirs et leurs discours ont-ils contribué à sortir le pays de l’abîme ? Rien ne demeure de leurs prétentions réformatrices, si ce n’est l’illusion d’un État qui fonctionne encore par l’effet d’inertie, d’une nation maintenue en coma artificiel par l’aide internationale et les jeux cyniques de la géopolitique régionale. L’Haïtien, pourtant fier et résilient, est devenu l’otage de sa propre élite, celle-là même qui théorise les solutions tout en contribuant activement à l’effondrement de l’Etat.
A l’heure où les gangs imposent leur loi, où Port-au-Prince est devenu une cité fantôme, un cimetière à ciel ouvert, où l’on exécute et l’on brûle sans que justice ne s’en inquiète, à quoi sert encore de parler d’élections, de référendum, de gouvernance ? Ceux qui maintiennent ce discours savent pertinemment qu’aucune transition, aucun gouvernement collégial, aucun texte constitutionnel ne peut survivre au chaos organisé. Pourtant, ils persistent, tels des poissons s’accrochant désespérément à l’eau qui leur permet de respirer. En réalité, ces acteurs politiques n’ont pas besoin d’Haïti pour exister ; ils ont seulement besoin d’un Etat moribond, assez affaibli pour être manipulé, assez exsangu pour être pillé encore et encore.
Alors, en ce 7 février 2025, il ne reste qu’une question, brûlante et cruelle : avons-nous encore la capacité d’éprouver la honte ? Sommes-nous capables de nous regarder en face et d’admettre l’étendue du désastre ? Honte à vous tous, qui avez laissé se dilapider les espoirs de 1986, honte à ceux qui continuent de monnayer l’avenir d’Haïti dans les cercles d’influence, honte à une génération qui a trahi l’histoire pour s’accrocher à des lambeaux de pouvoir. Mais la honte, si elle ne s’accompagne pas d’un sursaut, demeure une simple émotion stérile. Reste à savoir si, un jour, elle engendrera enfin la révolte nécessaire.
cba

