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Ce récit palpitant est celui d’un petit village que ses habitants ont dénommé La Roche, et qui est parvenu mystérieusement à remonter à la surface de la vie, après avoir été précipité dans les entrailles de l’Enfer.
Chapitre II
LE CADAVRE
« En temps de révolution, prenez garde à la première tête qui tombe.
Elle met le peuple en appétit. »
(Victor Hugo)
La ville se réveilla à l’aube du vendredi saint avec un manteau de tragédie. Le corps de la dame flottait dans les eaux écumeuses de la mer verdâtre. Comme si ce n’était pas déjà assez pour les riverains de pleurer depuis une semaine sur les souffrances d’un Christ qui allait se faire crucifier pour la millionième fois à cause des péchés de l’humanité. Quelle humanité? Une humanité idolâtre, narcissique, nombriliste, vaniteuse, délinquante, sadique… récidiviste!
Et encore cette humanité qui passait son temps à sculpter sa propre destruction dans l’indifférence des uns et dans l’insouciance des autres. Après tout, ne faisait-elle pas que marcher vers sa mystérieuse prédestination, suivre la trajectoire irréversible de son devenir apocalyptique, cheminer en ligne droite, à la rencontre du fatum auquel elle était vouée depuis sa naissance? Quoi qu’il en fût, et elle le savait déjà, elle ne pouvait en aucune façon prétendre échapper au sort qui lui serait dévolu par son Géniteur Suprême : un parcours soigneusement indiqué, cartographié avec les crayons sans gomme à effacer de l’Architecte de l’univers. Cet « Être mystérieux » aura donc décidé un jour de se débarrasser de sa Création, de la noyer, d’y mettre le feu et de la jeter à la poubelle de l’éternité, comme le gosse turbulent qui résolut de casser un jouet insalubre, ennuyeux et inutile, de le brûler ou de l’enfouir dans la matrice de la terre receleuse. Voilà ce que c’était de vouloir semer l’intelligence sur le sol de la conscience claire et d’en récolter finalement les fruits de la démence inexpiable !
Cette humanité, à bien la reconnaître, ne fut-ce pas encore la même qui avait investi les guenilleux des quartiers ghettoïques, comme Simon de Cyrène, de cette lourde et pesante responsabilité de porter la croix de Jésus durant le mois de carême jusqu’au sommet du Golgotha symbolique : un Golgotha tatoué sur les tentacules d’une multitude de doctrines religieuses, dont les unes aussi aveulissantes que les autres?
Le juge de paix, Érilas Dorméus, celui qui détenait dans la cité le grand pouvoir de déclarer « morts » tous les morts indigents découverts dans les lieux publics, ordonna aux brancardiers du service communal de la voirie de remonter le cadavre sur le wharf. Trois gaillards effectuèrent la tâche ardue. Debout dans le petit canot à rame balloté par les vagues, ils inventèrent, multiplièrent les manœuvres pour parvenir finalement, en ahanant à cause de l’effort dépensé, à rattraper le corps dandinant, rendu trop lourd par les vêtements mouillés, et à l’enfiler dans un sac en plastique blanc et opaque, pareil à ceux que les travailleurs du service d’hygiène de la cité utilisaient lors des opérations de ramassage des dépouilles d’animaux déposées par les propriétaires délinquants sur la chaussée crevassée, et qu’il fallait tout de suite enlever avant que l’odeur de putréfaction, qui s’en dégagea légèrement, et les germes bactériologiques ne causassent des dégâts dans les poumons de la ville.
– Doucement, messieurs! Il ne faut pas défigurer le cadavre, avertit le juge visiblement contrarié…
Le juge Érilas était un homme de grande taille, avec une barbe grisâtre, une voix grave et froide. Il commençait à plier sous le poids de ses soixante-dix-sept ans. De la main gauche, il soutint légèrement les lorgnons déposés sur le bout de son nez épais et plat, ensuite il ouvrit le registre de procès verbal et griffonna des phrases avec des lettres handicapées; déformées, pour mieux dire. Il s’arrêta de temps à autre, fit la moue et reprit l’exercice. Le soleil tardait à se poindre à l’horizon. Même la nature affichait sa consternation. Le Christ allait mourir dans quelques heures… Les astres du ciel se recroquevillèrent dans la coquille de leur désarroi. Le juge lança aux quelques curieux, très matinaux, qui formaient le demi-cercle autour de lui:
– Quelqu’un aurait-il été témoin de quelque chose en rapport à cette fâcheuse affaire…?
Un vieux bonhomme emmitouflé dans ses accoutrements de clochard haussa les talons de ses bottines et répondit avec empressement :
– Je n’ai jamais rencontré la défunte dans les parages… Pourtant, je devrais la connaître, cela fait dix ans que je campe ici, sur le wharf… C’est ici que j’habite depuis la disparition de ma femme Antoinette et de mes treize enfants…Non! Je suis sûr…, monsieur, je suis sûr, je ne l’ai jamais vue, cette vieille dame… Peut-être que je me…
Le juge l’interrompit sèchement.
– Qui parmi vous aurait des révélations à faire?
Chacun scruta l’amas d’os sous la chair inerte, ficelé jusqu’au cou dans l’enveloppe en plastique étendue sur l’aire bétonnée, et qui laissait transpirer une exhalaison désagréable, quoique légère, qui s’amalgamait à la crudité de l’odeur coutumière des lieux. L’eau de la mer avait conservé intact la figure de la morte. Conformément aux instructions des gendarmes et d’autres autorités civiles présents sur les lieux de la tragédie, le visage n’était pas recouvert du suaire bizarre. Peut-être, avaient-ils espéré trouver parmi la vingtaine de curieux cette voix qui se serait élevée tout à fait par hasard et qui aurait permis du même coup de mettre un nom, d’inscrire une adresse sur l’horrible et monstrueuse découverte?
Aucune réponse! Le juge hocha la tête en signe d’impatience. D’un geste lent et calculé, il tendit le gros cahier au drôle de type qui l’accompagnait et qui se hâtait lui-même de le ranger dans la valise cinquantenaire, au cuir mou et presque incolore; puis se tournant vers les journaliers du département d’hygiène public de la mairie:
– Bon! Chargez-le corps sur la brouette et emmenez-le à la morgue. Si personne ne se présente d’ici lundi pour l’identifier et le réclamer, il sera inhumé au cimetière des indigents… Ah! ce n’est vraiment pas drôle pour un vendredi saint… Non, vraiment pas…!
La voix d’un homme résonna tout haut :
– C’est un crime que de s’enlever la vie… La vie appartient à Celui qui la donne. Lui seul, le Créateur, a le droit de la reprendre!
Dieudonné le cireur de chaussures n’hésita pas à rétorquer :
– Et quand cette vie devient impossible, hein? Et quand Dieu refuse de vous tendre la main, malgré vos prières? Allez-y, je vous écoute… ! Lorsque la maison devient hantée, il faut la quitter, il faut l’abandonner sans regret, il faut déménager pour aller s’installer ailleurs… C’est une torture que de se battre contre des guignols fantômes, contre des esprits démoniaques que l’on ne voit même pas. Pour moi, je ferais comme mon cousin Dieugrand! Je cite son nom sans le détourner de son chemin! Il est mort comme cela, tranquillement dans sa case, après avoir ingurgité un liquide empoisonné. Fini les soucis quotidiens de l’existence! Son âme repose en paix maintenant, quelque part en Guinée. Quand le fil de la vie est rempli de nœuds difficiles, voire impossibles à défaire, il faut avoir le courage de le couper, et de le remettre à son propriétaire…! Un point, c’est tout!
Une autre voix enchaîna, celle d’un énergumène qui portait une chemise à carreaux, décolorée par les effets de l’usure:
– C’est tout à fait pareil pour moi… Il faut laisser la vie, lorsqu’elle commence elle-même à nous lâcher. Personne n’aime subir ces sortes d’humiliations…!
– « En tout cas, moi, Sorézia, je ne le vois pas de cette façon », renchérit la seule femme présente au milieu de tous ces mâles que l’aube du jour arracha incessamment à leurs paillassons, en échange des croûtes de pain qui maintenaient en vie leurs concubines et leurs enfants… « Il ne faut pas être lâche devant les situations compliquées », poursuivit-elle… Il faut lutter, il faut demander au Grand Maître d’abord, ensuite aux Invisibles, les Esprits de nos aïeuls, de nous donner la force de résister jusqu’à la victoire. Le « Bien » est plus fort que le « Mal ». Moi, Sorézia Lalutte, je sais de quoi je parle : élever neuf enfants, toute seule, sans mari, avec un petit commerce de cacahuètes grillées! Leur père a été tué par les marines américains, parce qu’il refusait de crier à bas les cacos, comme ils lui ordonnaient de le faire. Alors, ils l’ont abattu comme un chien devant la porte de la maison. Ils ont aussi tué ses trois frères et ses deux cousins qui ont tenté de riposter avec leurs machettes. La vieille mère de mon homme a trépassé sur-le-champ. L’émotion était trop forte pour son âge avancé. Son cœur avait lâché… C’est comme cela, pour les vivants!
Parmi les quelques individus observés sur les lieux de la tragédie, on pouvait remarquer la présence d’un « homme étrange », légèrement au-dessus de la trentaine. Visiblement surpris, éprouvé et ému, il regarda la scène sans dire un mot. Il semblait profiter de ces instants délectables que procurait la marche matinale : respirer l’air frais avant le réveil brutal de la ville replongée depuis quelque temps dans la tourmente politique et l’instabilité sociale. L’inconnu, en tenue modeste, simple et décontractée, effectua quelques pas à gauche pour se placer en face de la dépouille. Il vissa son menton et se parla à voix basse :
« – Il n’y a pas de doute, c’est elle…! »
Le juge de paix Érilas Dorméus, le commandant militaire départemental, Axélus Isidois, le maire de la municipalité, Clotaire Démilien, tous, ils conclurent bien vite au suicide. La société n’allait surtout pas s’embarrasser à ce point dans une affaire banale et sans grand intérêt pour elle. Et puis, ce fut le jour du chemin de croix. Dans quelques heures, la procession conduite par le père Gaspard entouré des enfants de chœur, des sacristains, des frères de l’instruction chrétienne et des sœurs de St Joseph de Cluny allait envahir toute la ville. Elle aurait alimenté demain et les autres jours tous les réservoirs de commérages. Que dire de cette fameuse coutume de faire maigre !
Et ironie du sort, même pour les indigents qui furent déjà contraints de l’observer à longueur d’année, parce qu’ils n’arrivaient pas à se payer une mince tranche de bœuf, de chèvre, d’agneau, de porc ou quelques pilons de volaille chez Antoine, le boucher du coin! Les croyants nantis, vaticans ou luthériens, pouvaient, eux, facilement profiter de cette période exubérante du fidéisme pour se baigner dans un gavage de poisson, de morue et de betterave. Tandis que les marmiteux, les sabouleux du mauvais sort devaient se contenter de sardine, de bouffi, de hareng salé ou fumé … Ou de rien du tout!
Les témoins avaient plutôt évoqué la tragédie de la femme sans visage et sans nom avec un vocabulaire de blasphème et de sacrilège. Ils en parlèrent comme si décéder un vendredi saint était le privilège strictement réservé au beau-fils de Joseph!
La vieille femme n’avait pas pris le temps d’exprimer sa dernière volonté ni de communiquer le mobile de son geste désespéré. Elle n’avait pas laissé de document posthume. Probablement incapable de le faire! Et alors, était-ce vraiment étonnant dans ce bled où l’analphabétisme avait hissé de façon arbitraire l’étendard de l’humiliation pour aliéner, dépersonnaliser, abrutir la masse des purotins? La défunte croyait donc emporter avec elle tous les mystères de sa vie flottante, solitaire et houleuse comme le golfe de Gascogne. La chair, objet de tourments continuels, devait retourner à la terre. Ainsi, l’âme misérable serait parvenue à démarier les arbres de la malchance, à les couper et à les faire consumer; elle se serait libérée des contraintes de l’existence terrestre, pour entrer dans cette ère gracieuse de délectation mystique et de plénitude d’une paix soi-disant absolue. On aurait cru, un moment, entendre Jean de la Croix : « Là, il n’y a plus ni nuit ni succession des temps. »
La mémoire des peuples et même les tertres mégalithiques évoquèrent toujours la mort comme un lieu spirituel de réconciliation entre le divin et l’humain. Cependant, en dehors de toute perception morale moulée dans les valeurs traditionnelles, ou chauffée dans les vapeurs des enseignements dogmatiques, un fait s’avéra : la mort aura tout au moins permis à cette vieille femme, comme à d’autres anonymes de sa catégorie et de son rang, de dissiper, en toute vraisemblance, les brouillards d’une vie à l’état brute, terne, sauvage, sans raison, sans fondement, sans avenir et sans joie. Pierre, le personnage éprouvé de Martin Gray, n’eut-il pas raison de le penser ?
– « Nous sommes comme des rats aveugles qui tournent sur eux-mêmes dans cette cage qu’est maintenant notre existence, et la nature et le ciel demeurent ce qu’ils étaient. »
Depuis la nuit des temps, les histoires tristes voire même tragiques goûtaient déjà la passion « sourdingue » et l’attirance incoercible. L’être humain se montrait toujours incapable d’imaginer le déroulement de sa courte existence dans un univers sans violence, sans drame, sans tragédie. Les images qui symbolisèrent des événements d’une portée funeste exerçaient sur lui une fascination ensorcelante. Le premier meurtre de l’histoire terrestre, celui de Caïn, semblait ouvrir une vanne de sang, d’assassinat, de cruauté qui allait être difficile à fermer. Le mot Caïn, selon les explications étymologiques, signifieraient « javelot » en hébreu. L’étiologie s’en est référée pour expliquer la source originelle de la violence dans le monde. La violence, sous toutes ses composantes, parvenait à ponctuer, – et on aurait dit naturellement –, le rythme de la vie quotidienne. Mourir devenait pour tous un « fait divers ». Les tapis de cadavres tissés avec des fils de guerres civiles, de conflits armés interétatiques, de désastres naturels que les chaînes de télévision étrangères ou locales déroulèrent dans les salons du monde n’eurent eu comme effet que d’insensibiliser, d’anesthésier davantage les cœurs déjà inconscients, assez confortables dans la poitrine de l’insouciance. À un point tel, que les adultes, se dandinant dans le fauteuil de la méprise, eussent été capables de siroter une tasse de café, de grignoter tranquillement des bâtonnets de frites, d’avaler un hamburger pendant que la télévision ou la radio annonçaient des morts, des disparus, des blessés par centaines de milliers dans une quelconque partie du monde livrée à l’absurdité affreuse.
Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour de Marguerite Duras : ressassement perpétuel de figurines humaines désossées qui grimaçaient sur des surfaces géographiques intenses, étalées çà et là sur les continents en guerre, et qui permettaient de jauger les profondeurs immatérielles des sentiments de cruauté qui animèrent et caractérisèrent l’époque absurde de l’homo sapiens : une époque prisonnière de la folie destructrice; ce fut aussi l’évocation douloureuse et choquante d’un passé abject où des chefs d’empires métamorphosés en loups-garous de « La Toussaint » avaient développé la fâcheuse et impensable habitude de festoyer en se goinfrant de chair humaine et en se saoulant de sang vif.
N’aurait-on pas dû prendre le temps qu’il avait fallu pour mesurer à l’aune de la contrition les conséquences désastreuses de toutes les barbaries occurrentes, indescriptibles qui s’élevèrent comme une stèle sur l’acte de la Création ? Malgré cela, on aurait fait toujours semblant de ne rien voir et de ne rien comprendre. Et surtout de ne rien sentir. Pas même l’odeur de pourrissement des squelettes exposés au soleil du « printemps de Prague » n’était parvenue à réveiller les consciences récalcitrantes! Dieu était-il absent? Les poètes, les écrivains, les historiens tressèrent des phrases pleurardes, plaintives, avec des pailles toujours fraîches de l’horreur, pour rempoter les plantes de la mémoire historique de l’humanité, dont les branches furent constituées de vies sacrifiées, immolées, humiliées. Mais Dieu était-il encore absent?
Essayez de parler d’un tiers d’île trépassant et l’on vous aurait répondu sans réfléchir par le seul nom du petit pays évocateur de la pauvreté apocalyptique. Il s’agit du pays qui était celui de la défunte, qui ressembla peut-être au vôtre, celui qui nous avait ouvert les bras pour nous accueillir, une fois propulsés de la matrice nourricière par les forces de la nature. Un misérable petit pays construit sur des arpents de terres pourtant, dit-on, riches en ressources de toutes sortes.
L’histoire des régions défavorisées du monde est un étang de martyr. C’est une histoire faite d’abus de tous genres. Une histoire de cruauté à la recherche « d’une histoire de vent [1] » qui n’a jamais voulu se lever dans le désert des consciences aliénées et abattues.
La pauvre dame avait gommé jusqu’au trépas les escargots de son indigence. La mer, la seule qui eût accepté de se porter à son secours, en acceptant d’enlever sur ses épaules faibles et décharnées le fardeau d’une existence, pour ainsi dire, pesant et humiliant. La misérable, la « longue marche [2] » sur « le chemin des Oliviers » l’épuisa jusqu’à l’aube de la fatalité. Ce n’était pas du tout drôle pour elle de faire le tour de ces murailles de souffrances, aussi grandes que les « murailles de Chine », aussi hautes que « Babel » et de se retrouver à chaque fois au point de départ. Toujours recommencer! Recommencer à recompter les grains minuscules de l’insécurité et de la peur du lendemain, en espérant voir se lever une brise de délivrance. Rien de tout cela! Toujours plus rien, sinon que le rien dont elle fut elle-même, le rien qu’elle fut devenue en perdant toute sa raison de vivre depuis sa toute jeune enfance, et qui lui avait interdit de vivre comme les enfants normaux : jouer, s’amuser, courir, sauter, chanter, dormir, se reposer, aller à l’école, faire clapoter l’eau cristalline de la rivière, grimper dans les arbres. Non, vraiment pas drôle! Pas drôle d’hériter à elle seule tous les mauvais sorts, tous les malheurs, toutes les tribulations que Pandore avait laissé sortir en ouvrant la boîte magique qui lui eût été confiée par Zeus.
Robert Lodimus
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre
(Prochain extrait 🙂