Chapitre XIV
Le réveil
« Qu’importe où nous surprendra la mort; qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une autre main se tende pour empoigner nos armes, et que d’autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et des nouveaux cris de guerre et de victoire. »
(Che Guevara)
Les yeux de Rosalie s’agrandirent dans la pénombre frissonnante. Les faibles lueurs libérées par les bougies faisaient reculer l’obscurité dans les coins retirés de la chambrette. À la manière de la caméra panoramique de l’Autrichien Joseph Puchberger, les regards encore bouleversés de la revenante arpentèrent l’aire exigüe où venaient de se manifester les génies de la « paranormalité », pour découvrir un capharnaüm d’objets dispersés et, parfois même, les uns empilés sur les autres. Rosalie avait la sensation bizarre de revenir d’un voyage long et harassant. Toutes ces voix d’hommes et de femmes qui parvenaient de l’extérieur ajoutaient quelques notes émotionnelles à sa partition d’anxiété, d’angoisse, de sollicitude…
– « Tu es vivante. Tu étais morte. Tu es ressuscitée », murmura Dieufort.
Les éclairs d’une joie inénarrable zébrèrent le visage de Dieufort. Dehors, les branches des arbres plièrent sous les assauts téméraires de l’auster. La maisonnette craquait, mais se cramponnait au sol détrempé pour résister aux ondes invisibles de la bise balayeuse. Dieufort déposa son index sur la bouche de la miraculée et continua de monologuer :
– Je le savais… La force de notre amour a fait sauter les verrous de la mort; elle a éloigné ton corps de l’opacité du tombeau et retourné ton âme dans le monde de la luminosité. Que me resterait-t-il sans ta présence douce et rassurante? J’ai peur de tout, quand tu n’es pas là…! Je crains le grondement de la rivière, lorsqu’elle manifeste sa colère dans la nature. J’ai peur du sifflement de la brise légère dans les feuillages, quand le zéphyr se lève à l’horizon. Lorsque tu n’es pas près de moi, je ressens une sensation forte d’insécurité, de frayeur, d’incertitude et d’inquiétude. Mes cuisses s’engourdissent. Mes pieds perdent leurs racines. Je tremble et je vacille sur mes jambes. Tu sais, ma chère Rosa, la mémoire lointaine de notre enfance garde jalousement les instants de bonheur que nous procuraient nos gambades dans les champs couverts de maïs, de mil et de melon d’eau. Les temps ne sont plus pareils. Nos rires bruyants effrayaient les cigales musiciennes et les forçaient à s’éloigner des buis, pour se mêler à la parade joyeuse des trogons damoiseaux dans le firmament bleuté. Et puis, adolescent, j’ai découvert pour la première fois la sensualité de ta féminité dans la gorge de la caverne, sur le versant de la petite colline, où les faucons venus de l’Amérique du Nord ont assassiné notre arrière cousin, le petit Capois, le jour du massacre. L’eau rafraîchissante de la pluie, en pleine journée ensoleillée, moulait ta robe de siam sur ton corps svelte, ferme, électrisant et érotique. Tu paraissais gênée de surprendre à chaque instant mon regard enflammé se poser sur ta poitrine et sur tes jambes, cherchant à dévoiler tes organes intimes, pour apaiser le fantasme soudain d’un désir charnel irrésistible. Tu m’as dit, je m’en souviens encore, en baissant les yeux pour repousser l’intention lascive qui se cachait derrière mes gestes timides, très gauches : « Ne t’en fais pas, cela ne va pas durer… C’est le diable qui bat sa femme. » Tes mains devenaient, sans que je m’en sois rendu compte, une enclave de convoitise entre les miennes… Je t’ai répondu : « Moi, je ne suivrai pas l’exemple du diable : je ne te battrai jamais. » La splendeur de ta beauté traversait les couches de brume pour rejaillir sur les parois rocheuses de la caverne… Tu étais Érato dans les montagnes de l’Hélicon, au pays de l’Antiquité. Ces mots, je les ai appris au lycée dans mes livres de latin et de grec. Les gouttes de pluie formaient des rangées de perles sur tes cheveux nattés. Mon cœur se gonflait dans ma poitrine, et l’envie de te prendre dans mes bras, de renverser la barrière des tabous qui tenaient nos deux chairs éloignées l’une de l’autre, était devenue trop forte. Elle avait atteint, disons-le, les limites du supportable. Toi, l’étoile vivante et majestueuse de ma passion incontrôlable, je t’ai placée sur le trône de mon cœur excédé d’amour, rempli de franchise, débordant d’honnêteté, et gorgé de respect pour toi, et, crois-moi ma déesse, ton règne durera toute l’éternité. Tu resteras la reine de mon existence jusqu’au jour de mon dernier départ. Cette journée-là, je luttais en vain contre moi-même pour écarter de ma chair le dessein impur. Car, je n’avais pas le droit de t’entraîner dans cette voie. C’est comme si j’allais te sortir subitement de l’univers de ton adolescence innocente. L’aimant puissant de tes lèvres invitantes effilochait le tissu fragile de ma faible résistance. J’ai cherché dans les treillis de tes jambes obéissantes la porte déjà humide de la délectation, et mon doigt a ramé jusqu’à l’épuisement, avant d’être relevé par l’instrument charnel de la jouissance extrême… Les râles de notre plaisir emplissaient la grotte humide et moisissante, rythmaient nos deux corps remuants, emportés dans une cascade de mouvements fébriles, malhabiles, circulaires et vertigineux. Nous avions trop longtemps rêvé de ce voyage féérique sur la frégate royale des désirs érotiques. Notre abri secret est donc devenu le lieu symbolique où se dresse le tombeau imperceptible de notre puberté naïve. Quel âge avions-nous à l’époque? Treize et douze ans! Tes larmes de bonheur et de crainte tatouaient mon torse nu. Même avant cet instant subliminal, très significatif pour moi, tu pensais toujours que l’avenir de cette relation, quoiqu’enrobée d’une couche de passion épaisse, s’ouvrait sur le vide de l’incertitude. Tu connaissais le rêve obstiné de mon père. Il parlait toujours de me placer dans cette grande maison du centre de la ville, une espèce de lambris doré occupé par des soi-disant notables. Des gens instruits, simples et équitables, sous prétexte qu’ils allaient m’aider à apprendre la lecture, l’écriture et les bonnes manières. Il avait trouvé l’endroit grâce à son cousin Morisson qui roulait sa bosse comme journalier sur la plupart des chantiers de construction dans quelques quartiers de la ville. Stephen répétait souvent : « Toi, mon garçon, tu ne porteras pas ta lettre de condamnation comme Justin. En échange de petites corvées ménagères, Me Louis-Arthur Rosteau t’inscrira et t’enverra aux cours du soir. » Je ne sais plus combien de fois il allumait, rallumait devant nous la mèche de cette histoire étrange, déposée dans le lampion de ses souvenirs lointains. Le calvaire de Justin, un enfant asservi, originaire de la Hatte-Rocher, qui a vécu des situations de violence physique et de maltraitance psychologique chez les Nestor, des mulâtres riches et prétentieux engoncés dans leur tenue de mépris et de préjugés sociaux, jetait dans son cerveau des étincelles de révolte… La maîtresse de Justin, madame Messaline Nestor, épouse de monsieur Henri Nestor, avocat, riche spéculateur et exportateur de café, de cacao, de coton et de banane, était une bonne vermine. Son caractère dédaigneux, son tempérament arrogant, son attitude hautaine et son allure vaniteuse, tout cela soulevait autour d’elle, – à son insu –, une épaisse fumée de ragots. Elle savait que le garçon de 14 ans était au courant de ses ébats charnels, et parfois même dans le lit conjugal, sous le toit de Me Henri Nestor, avec le docteur Michel-Ange Bizot, le fils aîné du vieux pharmacien, Bernard Bizot. Le jeune domestique l’avait surprise dans les bras du charlatan, sa robe remontée jusqu’à la ceinture. Depuis ce jour, madame Messaline Nestor vivait dans l’attente du scandale et de la catastrophe, au cas où l’affaire serait parvenue aux oreilles de son époux disgracieux, intransigeant et possessif. Me Henri Nestor n’aurait pas hésité à la castagner, à l’étriller et à la retourner dans sa famille, avec toute l’indifférence, le dégoût et l’humiliation que son acte d’infidélité, son délit d’adultère, sa conduite licencieuse commandait. Pour se débarrasser de Justin, madame Messaline Nestor a inventé une histoire stupide, complètement farfelue. L’accusation est tombée sur le cou du larbin comme un coup de machette dans un bananier.
« – C’est toi le voleur…! Qui d’autre a pénétré dans cette maison? Mes cinq centimes, c’est toi qui les as dérobées. Toi, et personne d’autre! »
Justin clame avec orgueil son innocence. La sorcière n’en démord pas. Monsieur Henri Nestor entraîne sa femme avec lui dans son bureau et claque la porte. Au bout d’une trentaine de minutes, ils en ressortent tous les deux avec un bout de papier plié en quatre que M. Nestor confie à Justin :
« – Tiens! Tu vas voir mon cousin, le capitaine Willy Nestor, tu lui donneras cette missive de ma part. Il te remettra en retour un colis précieux que tu doives m’apporter immédiatement. Oublie cette fâcheuse affaire de vol. Tout est rentré dans l’ordre. Va! c’est très important. Et ne tarde pas en chemin avec les petits voyous qui empoisonnent le quartier.
– Je suis un bon garçon, monsieur Henri… Mon papa est mort… Et ma maman voulait…
– La ferme! Et disparais…
– Oui, monsieur Henri…
« Justin trouvait le capitaine en pleine sieste, installé bourgeoisement dans un hamac attaché aux troncs solides de deux amandiers touffus. Après avoir pris connaissance du billet, l’officier hèle une sentinelle et lui ordonne de conduire le petit messager à la caserne de la ville. Il chuchote à l’oreille du gendarme maigrichon, le dos voûté, et les oreilles bien tendues :
«– 50 coups de fouets…! Puis fais-le enfermer dans le quartier des voleurs de grand chemin!
– Oui mon capitaine…! »
Justin ignorait la teneur de la note. Il ne savait pas lire. Voici ce que Nestor a écrit à son cousin :
« Mon cher Willy,
Ce petit salaud mérite un châtiment corporel exemplaire. Tu en feras le nécessaire. Tu as devant toi un vagabond, un voleur, un sans aveu… Ne te gène pas! Ce paysan crasseux est en train de ruiner ma fortune… Je ne veux plus entendre parler de lui. Qu’il pourrisse dans l’une de tes cellules, ou qu’il disparaisse de la surface de la terre! Il ne doit plus revoir le soleil…!
Ton cher cousin,
Henri »
« Le garçon se tordait de douleurs. Gros Charles, le bourreau impitoyable, l’a fouetté copieusement, jusqu’aux os. Son dos meurtri, lacéré comme celui d’un esclave d’une plantation de la Louisiane, au sud-est des États-Unis, pompait du sang vif. Cette fameuse nuit, une scène effroyable a tourné à l’émeute au centre pénitentiaire. Les prisonniers protestaient contre le sergent Louis Agénor qui avait enfoncé un bâton de gaïac dans l’anus d’un détenu, un certain Exilhomme, privé de sa liberté depuis sept ans pour avoir injurié la concubine d’un gendarme, qui l’avait bousculé et giflé à trois reprises. Exilhomme a trépassé dans la cour même de la prison, après avoir agonisé durant trois heures. Les forçats ont fait sauter les verrous… Ils ont allumé des incendies dans toutes les cellules. La bande des enragés partaient dans toutes les directions à la recherche du monstre. Ses collègues militaires, pour le protéger, ont tiré à hauteur d’homme, dans l’espoir de mater la révolte. Une soixantaine de cadavres jonchaient le ciment gris… Parmi les victimes figuraient le sergent Agénor, décapité et totalement démembré, ainsi que le corps de Justin troué de balles dans sa cellule… Le plus révoltant dans cette affaire dramatique, madame Messaline Nestor n’a jamais avoué qu’elle avait retrouvé sous une lampe de chevet, peu de temps après l’arrestation de Justin, les cinq centimes qu’elle déclarait volées. »
«–Je me souviens encore de ce matin morne du mois de septembre, grisâtre et pluvieux. La terre mouillée était recouverte d’un immense tapis de feuilles colorées. Stephen attendait sur le seuil de la porte avec impatience, tenant son chapeau de paille par le rebord… Ma mère m’écrasait contre elle. Marietta, ma sœur aînée, et Jérémie, mon frère cadet, suivaient la scène déchirante un peu plus loin. J’ai levé la tête et j’ai vu le visage de Dieula ravagé par la tristesse et l’angoisse. Elle tentait une à deux fois d’essuyer ses yeux larmoyants du revers de la main. Ses poumons se compressaient. Sa poitrine haletante était surplombée d’une amulette qui reproduisait l’image de « Notre-Dame des sept Douleurs ». Stephen est intervenu avec sagesse pour décrisper l’atmosphère de déchirement, de chagrin et de pleurs : « Dieula, je te le dis, ce garçon sera notre fierté. Il ne finira pas à la manière de Justin, le fils du défunt compère Almando. » En passant près du domaine de tes parents, je me suis arrêté pour te dire au revoir. Toi aussi, tu cachais mal ton désespoir… Mais moi, j’avais fait le serment, à savoir que notre « au revoir » ne serait jamais un « adieu définitif ». Je savais que j’allais revenir pour toi et pour la terre nourricière de mon village. Pour arriver à manger ce minuscule morceau de pain de l’instruction, j’ai avalé des pilules amères d’humiliation. Cependant, j’ai aidé mon père à réaliser son rêve le plus cher : avoir un fils capable de l’assister, de l’accompagner et de chasser dans notre case les ténèbres de l’ignorance causée par l’analphabétisme. Avant sa mort, j’ai eu le plaisir de lui révéler les secrets de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique. Les Rosteau me poussaient à travailler comme des mulets, comme les esclaves qui faisaient tourner les moulins à maïs, du temps des empires romains. Cependant, ils m’ont laissé le temps d’aller à l’école du soir, selon la volonté de ma famille. Stephen n’a pas oublié le notaire du bourg qui avait profité de son aveuglement, de sa cécité intellectuelle pour abuser de son ignorance. Il avait versé à ce grippe-sou une somme considérable pour l’achat d’une portion de terre à Grande Ravine. Le charlatan, à la place de dresser le contrat de vente, a libellé un bail à ferme d’une durée de cinq ans, qu’il a fait approuver par mon père. C’est à la mort de ma grand-mère Coumba, dont le nom d’origine africaine signifie « celle qui est forte », que nous avons découvert le subterfuge. Il fallait vendre une parcelle pour préparer la veillée funèbre, acheter le cercueil chez boss Nicolas, faire confectionner la robe de la disparue par Célimène, la couturière du village, payer Pauléus, le père savane, et réserver quelques piastres pour Léontès, le fossoyeur. Stephen avait déniché un acheteur éventuel en la personne d’un monsieur qui s’appelait Émilcar, un éboueur affecté au service d’hygiène de la ville et qui venait de temps en temps rendre visite à son vieux père Séraphin et à sa vieille mère Francilia. Ils commençaient à montrer des faiblesses de santé, et leur fils avait fait le projet d’abandonner le boulot de journalier, une activité épuisante, utile certes, mais sans possibilité d’avancement, donc sans aucun intérêt pour lui. Il voulait plutôt se reconvertir à l’agriculture. L’élevage et l’agriculture sont les seuls vrais cordons ombilicaux qui lient le paysan aux sources lumineuses de la vie. Le paysan ne peut pas, ne doit pas abandonner la terre… pour aller vagabonder sur les places publiques des métropoles, des petites villes ou des bourgs. Comme je le disais, Me Nicolas a décidé carrément d’embouteiller la transaction. Le notaire a fait remarquer à mon père que son bail à ferme lui accordait seulement un « droit de jouissance des lieux » ainsi mentionnés pour une période bien déterminée, et qu’en qualité de locataire, d’occupant de ce domaine pris à ferme, il ne pouvait entreprendre voire envisager une opération de cession des droits de propriété. Surpris, mon père a exigé sur le champ des explications. Le notaire Nicolas a sorti son arme de poing et a indiqué aux deux hommes, Émilcar et Stephen, le chemin de la sortie. Un ami de la famille, un vieillard octogénaire, que nous appelions oncle Félicien, a conseillé à mon père de ne pas abandonner la partie. »
«–Tu dois mener ce combat jusqu’au bout pour faire valoir et imposer tes droits, a-t-il protesté. On ne lutte pas parce que l’on va gagner à coup sûr, aujourd’hui ou demain. Nous le faisons pour condamner à notre façon l’injustice, pour dire non à toutes les formes d’abus, faire comprendre que nous existons, que nous connaissons nos droits, que nous n’acceptons pas d’avaler les couleuvres de l’oppression et de la misère. Si nous arrêtons de lutter, nous sommes, pour ainsi dire, morts. L’existence de l’individu appauvrit doit être une lutte jusqu’à la mort. Il ne faut pas accepter de perdre sans combattre. Et gagner sans lutter est une sorte de victoire sans gloire. Cela enlève le sentiment de satisfaction personnelle. Quand on mène un combat, quand on défend une cause, on peut perdre, on peut gagner. C’est la loi de la vie. Cependant, ce qui demeure important, c’est le fait de n’avoir pas baissé les bras devant l’injustice. »
« Il y a un écrivain français du nom de Romain Rolland qui a dit : « Même sans espoir, la lutte représente encore un espoir.»
« Et j’ajouterai moi-même qu’il y a de ces victoires qui s’attardent en chemin, mais qui viendront tôt ou tard. Oncle Félicien était ferme dans ses paroles :
«– Stephen, ajouta oncle Félicien, tu vas affronter le notaire Nicolas, tu vas l’affronter pour indiquer aux paysans la voie qui mène à la résistance et à la rébellion. La terre appartient à toutes les créatures du Bon Dieu. Personne n’a plus de droit ici-bas qu’un autre. Tu iras parler face à face à ces voleurs qui utilisent l’État pour faire avancer leur cause personnelle. Pour la suite, mon garçon, le Gand Maître y pourvoira… »
« Papa a confié l’affaire au cabinet Rolando. Le Maître l’a rassuré tout de suite :
«– Le tribunal doit tenir compte de votre condition d’illettré et trancher favorablement. »
Mon père lui a expliqué en détail qu’il avait roulé son pouce bleui d’encre au bas d’un document qu’il ne comprenait pas. « Cela s’appelle un cas d’abus de confiance », a commenté Me Rolando qui ne s’est quand même pas gêné pour fixer des honoraires largement au- dessus de nos moyens financiers. Vingt-neuf gourdes, cela représentait une fortune. Tous les paysans sont frères et sœurs. La solidarité des proches parents et des camarades dépassait la frontière de nos attentes. Grâce aux dons reçus et à de petits prêts individuels contractés par-ci par-là, notre famille est parvenue à rassembler la somme pour payer les services de l’avocat. Le tribunal, une fois instruit de l’affaire, fixait la date du procès qui a duré 14 minutes et 15 secondes. De toute ma vie, je n’ai jamais vu un jugement aussi rapide. C’était encore plus fulgurant que l’éclair. Stephen a pleuré comme un pauvre petit orphelin. Un procès bâclé et mitigé. Le notaire Nicolas, avec la complicité du juge Oscar Desrameaux, le frère aîné de son épouse, a pris illégalement possession de la propriété litigieuse. Il ne restait rien, disons presque rien à notre famille, sinon que le lopin de terre sur lequel nous habitions et cultivions en portions réduites quelques produits vivriers : igname, manioc, maïs, patate douce, petit mil… pour ne pas mourir de faim. Mon père n’a pas baissé les bras pour autant. Il a refusé de migrer à Cuba ou en République dominicaine, comme son cousin Miléus, pour se convertir en travailleur agricole vulnérable et se faire exploiter par les grands planteurs des États-Unis qui contrôlent là-bas presque la totalité de la récolte. Pour lui, « travailler dans ces conditions, c’était carrément de l’esclavage ». Je répète exactement ce qu’il disait :
« Les hommes et les femmes doivent se battre comme des bêtes féroces, là où ils sont pour changer leurs conditions de vie. L’immigration n’est pas la solution… Pour nous les paysans infortunés, la solution n’est pas ailleurs. Elle ne viendra pas d’ailleurs non plus. Elle est ici en chacun de nous. Ce n’est pas la bourgeoisie qui est forte, c’est la faiblesse de la désunion qui retarde nos pas sur le chemin de la délivrance… C’est la montagne de la division qui cache à nos yeux le soleil de la liberté, de la justice, de l’équité, du développement, du progrès…»
« Fait étonnant, Stephen a travaillé quelques années après le fameux procès comme « métayer » sur les mêmes terres qui étaient censées lui appartenir, et à la mort du vieux notaire, il avait déjà économisé assez d’argent pour s’en porter acquéreur. Je l’ai moi-même accompagné auprès des autorités de la ville afin de lire et de vérifier attentivement les documents de vente et d’achat. Je te le dis! Il était à la fois heureux et fier de son rejeton. Je suis allé au Lycée Geffrard jusqu’en classe de seconde. Je voulais continuer plus loin, aller encore plus loin, et toujours plus loin, mais la disparition subite de mes bienfaiteurs a freiné l’élan de ma détermination. C’était une nouvelle accablante pour tout le personnel de la maison. Ce soir-là, nous apprenions que le bateau qui devait les emmener à Paris avait pris feu en plein milieu de l’océan. Monsieur et madame Rosteau avaient péri calcinés ou noyés avec les passagers et les membres de l’équipage. Ils se rendaient au mariage de leur fille unique, Kaya Rosteau, installée à Marseille, et qui avait obtenu son diplôme en médecine… Je n’avais plus les moyens de rester en ville pour poursuivre les études jusqu’en classe terminale. Alors, j’ai choisi la douloureuse et pénible décision de retourner m’installer dans ma contrée natale, sans avoir atteint totalement mon but. Mon cœur, mon âme, ma vie entière est attachée à La Hatte Rocher. Et puis, je ne pouvais pas oublier la promesse que je t’ai faite au moment de mon départ. À vrai dire, j’étais revenu pour toi, pour ma famille et pour les habitants de la région. D’ailleurs, c’est la mauvaise situation qui prévaut pour les paysans qui m’a incité à apprendre, à étudier, à lire certains philosophes, c’est-à-dire des savants, qui ont écrit des ouvrages remarquables pour formater notre conscience, consolider nos sentiments de patriotisme, matérialiser les conditions objectives de la lutte des gens nécessiteux qui veulent accéder à une petite part de bonheur. Il s’agit d’un minimum de bonheur pour tous. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés devant les malheurs qui nous tombent dessus comme de la grêle. L’histoire de l’Habitation La Rosée est une prophétie de souffrance et de sang. Et c’est de la mort que surgira la délivrance. C’est avec le sang que l’on brassera le sable et le ciment pour obtenir le mortier qui achèvera la construction de l’édifice de l’indépendance et de la souveraineté de notre pays. »
*
* *
Avec leur voix épuisée de sanglots, fortement ébranlée, mais ragaillardie de confiance et ravivée de conviction, les campagnards firent lever une complainte de révolte, un hymne de combat, une barcarolle de victoire et un cantique d’espérance sous la tonnelle balayée par la pluie diluvienne. Les éclairs illuminants déchirèrent le thorax du ciel. Chimène conduisit la chorale improvisée.
Peyizan, peyizan
Solèy pa leve non
Nou pa wè devan
Nou pa wè dèyè
Kou a fè nou mal wo
Anye woy anye woy
Peyizan mare ren wou
Pran manchèt file wou
Pran kouto digo wou
Pran pikwa wou souple
Listwa ba’n randevou
Anye woy anye Woy
Nou pap mouri san pale
Nou pap mouri san lite
Nou se fòs k’ap dòmi
An verite fòk sa chanje
Nan peyi mwen
Nou se nègès vanyan
Nou se nèg ginen
Nou pap mouri san pale
Nou pa bèf nan poto
Nou pap mouri san lite
An verite twa fwa
Fòk sa chanje
Nan peyi nou
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Paysan, paysan
Le soleil ne se lève pas
Tout est obscur
Devant nous
Le coup est dur pour nous
Paysan, ceins-toi les reins
Prends ta machette
Prends ton couteau d’indigo
Prends ta pioche
L’histoire nous donne rendez-vous
Nous ne mourrons pas en silence
Nous ne mourrons pas sans lutter
Nous sommes la force qui sommeille
En vérité, cela doit changer
Dans notre pays
Nous sommes des femmes vaillantes
Nous sommes les fils du Dahomey
Nous ne mourrons pas en silence
Nous ne sommes pas des bœufs destinés à l’abattoir
Nous ne mourrons pas sans lutter
En vérité trois fois
Cela doit changer
Dans notre pays
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La nuit se rapprochait de minuit. Les illuminations brèves des éclairs à plusieurs branches, suivies des grondements du tonnerre dans le ciel courroucé, déployaient davantage le voile des affres sur le paysage harcelé. L’atmosphère d’effroi, de frémissement et de terreur ressemblait étrangement à celle qui avait prévalu pendant la fameuse nuit du 13 au 14 août 1791, durant laquelle se déroula la grande cérémonie du Bois Caïman sur l’Habitation Lenormand de Mezy, à l’ombre d’un « caïmitier mystique ». Les esclaves africains, sous l’influence occulte des chefs des insurgés, Boukman, Biassou, Jean-François…, après avoir bu le sang chaud du « cochon marron » égorgé par la prêtresse Cécile Fatima, conclurent un pacte de solidarité, de fidélité et de loyauté, jurèrent ensemble, d’une seule voix, de « Vivre libres ou de mourir », plutôt que de continuer à souffrir comme des bêtes de somme, des sous-humains écrasés sous la maltraitance criminelle du « maître blanc »… Ce rituel symbolique, on le sait bien, allait se révéler par la suite le guide spirituel qui accompagna l’insurrection générale de 1791, laquelle se solda en 1803 par la victoire des esclaves sur les colons européens et les soldats de Napoléon Bonaparte.
La Hatte Rocher se tordait sous les raclées du déluge. On aurait dit que les torrents de l’univers déversaient leurs eaux sur les chaumières et les arbres du village. Et chose bizarre, tous les habitants affichaient des comportements étranges. Ils défilaient. Piaffaient. Pirouettaient. Virevoltaient. Gesticulaient. Chantaient sous les intempéries. Les initiés et les prosélytes invoquaient les « divinités » avec ferveur et dévotion. Ils foulaient la terre détrempée de leurs talons. Certains parmi eux entraient en transe. Se théomorphosaient. S’exprimaient en différents dialectes africains. Pourtant, aucun d’entre eux n’avait mis les pieds au Bénin ou ailleurs en Afrique.
Osiris laissa tomber ses deux cannes, fendit la foule qui s’ouvrit sur son passage. Il alla se tenir droit devant les portes encore fermées de la modeste demeure de Dieufort et de Rosalie et commença à baragouiner un jargon anaphorique.
Ô Soleil
Couteau à double tranchant
Tu nous éclaires
Tu nous détruis
Tu donnes la vie
Tu enlèves la vie
Tu fais pousser les plantes
Tu consumes les plantes
Tu es la force
La force par la purification
Tu es la purification
La purification par l’union
Tu es l’union
L’union pour la rédemption
Tu es la rédemption
La rédemption par la lumière
Tu es la lumière
La lumière de l’âme
Tu es l’âme
Tu fais jaillir la clarté
La clarté de l’étoile
L’étoile sortie des ténèbres
Pour la purification de l’âme
De nos âmes
Pour la résurrection du corps
De notre corps
Pour la renaissance
Des vivants
Et pour la l’incarnation
Des Morts
La foule excitée, totalement hors d’elle-même, et sous l’emprise des « mystères », cria en chœur :
« Ayibobo
Ayibobo »
La voix éraillée d’Osiris héla puissamment Dieufort et lui somma de jaillir de l’extase ésotérique, comme Apollon est sorti des frontières des ténèbres pour renaître dans les bras de Diane, déesse resplendissante de lumière, symbole de pureté et d’innocence.
« Dieufort, fils bien-aimé
de Stephen et de Dieula,
vous avez franchi
les limites du royaume
de la « contemplation mystique ».
Vos yeux charnels ont vu
ce que des yeux mortels
n’ont jamais vu.
Vous représentez,
Rosalie et vous,
la « force » dans la « faiblesse »,
l’ « amour » dans la « haine »,
le « pardon » dans la « condamnation »,
le « courage » dans la « lâcheté »,
la « pureté » dans la « souillure »,
la « bonté » dans la « méchanceté »,
la « joie » dans l’ « affliction »,
le « savoir » dans l’ « ignorance »,
la « liberté » dans l’ « esclavage »…
Ce qui est en vous,
que l’on ne voit pas
mille fois plus grand
que ce qui est en vous,
que l’on voit!
Dieufort, temple de vérité,
de sagesse des « esprits » :
Je vous ordonne
de surgir du néant de la mort
d’apparaître à la lumière de la vie.
Rosalie, dans vos entrailles,
git le nouveau « Roi »,
Celui qui régnera
sur La Rosée et La Hatte Rocher,
qui suivra les traces
du vénérable Abel Josaphat…
Les plantes de la vallée refleuriront.
Les arbres de la forêt
retrouveront leur voix…
Une nouvelle saison naîtra
dans la douleur…
L’agneau sera invincible,
car il a été conçu
dans la vie et dans la mort,
sur la frontière
des ombres et des lumières…»
Par le « sacrifice expiatoire » de leur sang et de leur chair, Dieufort et Rosalie, selon la « prophétie », avaient détourné La Hatte Rocher des éboulements maléfiques, similaires à ceux venus de l’Himavat pour punir les assassins de Krishna [50]. Ils avaient purifié et racheté les âmes des vivants, y compris les leurs, et payé la traversée des morts. C’est l’amour qui redessinera en sagesse et en beauté la face affreuse de l’univers. Ainsi, le monde donnera naissance à des siècles de paix intense, de félicité insoupçonnable, de spiritualité subliminale, de loyauté inviolable, de moisson intarissable… Mais pour cela, il faut l’implication sacrificielle de l’Être…
Comme « Le Prophète » de Khalil Gibran [51] le dit:
« … Lorsque l’un d’entre vous tombe, il tombe pour ceux qui sont derrière lui et les met en garde contre la pierre qui dépasse. Oui, et il tombe aussi pour ceux qui le précèdent : ils sont plus rapides et ils ont le pied plus sûr, mais ils n’ont pas retiré la pierre… »
Osiris cria encore le nom de Dieufort à d’autres reprises… L’assistance frémit. Se souda les dents. Se cousit les lèvres… Le corps d’Osiris tremblota comme les feuilles des bananiers trémoussent sous les coups de fouet des vents de l’automne. Les « forces occultes » de l’au-delà se manifestèrent en lui. Chevauchèrent le corps du « serviteur ». Prirent possession de son âme. La nuit devint encore plus agitée sous l’effet amadouant de la hantise paranoïaque, de la frénésie hystérique qui s’empara de la foule. Le corps astral d’Osiris traversa des zones mystiques de turbulences, s’enfonça dans les dédales de métamorphoses surnaturelles pour atteindre finalement l’Arche sacré des oracles divinatoires : bouleversements, échauffourées, insurrections, hécatombes, privations, maladies, meurtres, exploitations, catastrophes… C’est la frégate de la désolation extrême qui poussera l’humanité à vider sa colère et à marcher inconditionnellement, irréversiblement vers l’île des béatitudes et des ravissements. Violence, Vengeance, Victoire : les trois grands « V » indispensables au reconditionnement spirituel et matériel de l’Être.
Robert Lodimus
Le Sang de la Prophétie(Prochain extrait : Le Combat)