14 décembre 2024
Lettre ouverte de Jean Frédérick BENECHELettre au Ministre de la Justice Me. Carlos Hercules
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Lettre ouverte de Jean Frédérick BENECHELettre au Ministre de la Justice Me. Carlos Hercules

North Miami, Florida, USA, le 4 Juillet 2024 

Au : Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique 

Me Carlos HERCULES 

En ses Bureaux 

Objet : Information, demande et proposition 

Monsieur le Ministre,  

Je m’excuse de devoir vous déranger de vos multiples occupations. Mais, j’ai la conviction que je dois le faire pour le bien de notre pays, la vitalité de notre justice et la protection de la jeune démocratie haïtienne, écrabouillée par instants sous les bottes de vertus inciviques qui coudent l’impasse existentielle dans laquelle nous nous sommes retrouvés. 

Je vous écris la présente lettre pour attirer votre attention sur une question essentielle liée à la fois à la moralité des institutions judiciaires et à l’intégrité de l’acte de juger, encastrée dans ce que les législateurs de 2007 appellent la certification des magistrats de l’ordre judiciaire.  

Je m’adresse à votre honneur en votre qualité de garde des sceaux de la République, témoin privilégié de l’heure grave que nous vivons et des engagements qui seront pris pour relever notre pays à terre. Je m’adresse aussi à vous, en votre qualité de juriste cuit aux grandes théories de Droit et à la pratique du Droit dans son essentialité.  

Je vous écris à l’avant-veille des élections programmées pour élire la plupart des conseillers devant composer la cinquième judicature parce que je crois opportun de vous rappeler qu’il y a une quatrième judicature qui s’en va, laissant derrière elle un lourd bilan de contestations et une action en justice devant la commission interaméricaine des droits de l’homme contre l’Etat haïtien pour violation des droits fondamentaux de fonctionnaires judiciaires. 

Monsieur le Ministre, 

La certification du conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) est prévue par la loi sur le statut des magistrats et la loi créant le conseil supérieur du pouvoir judiciaire. Cette formalité essentielle a pour vocation de moraliser la magistrature haïtienne, à un moment où la justice semble être en perte de repères. D’ailleurs les lois cousues en 2007 ont pour vertu de sortir la justice nationale de l’impasse de l’infamie dans laquelle elle semble plongée depuis plusieurs lustres. L’installation du conseil est avant tout à ce prix. Le gouvernement des juges, censé champion de l’exemple, se devait de mettre en application ces deux lois. Et il devait le faire dans l’urgence de son intronisation pour donner un nouveau souffle à la magistrature nationale, piégée dans le Minautore qu’est la corruption systémique. La mise en application de ces deux textes en ce qui a trait à la certification nécessitait une loi d’application et ce, en conformité des dispositions de l’article 70 de la loi portant statut de la magistrature. Malgré le fait que cette loi d’application n’a jamais vu le jour ; le conseil, toute judicature confondue, a déjà réalisé plusieurs cohortes de certifications, qui ont bousculé sur le trottoir près de la moitié des magistrats passés par ce crible. Toutefois, si les 3 premières judicatures utilisaient le mémorandum du 20 novembre 2014 comme tenant lieu de procédure de certification ; la quatrième judicature, elle, déclare n’être pas au courant dudit mémorandum, enregistré nulle part dans les archives du CSPJ. En clair, les dernières cohortes de certifications sont réalisées sur la base d’une procédure non publique.  

Au-delà du débat menant aux conditions de réalisation de la certification, il est judicieux de s’interroger sur la collision possible de la non-certification et des droits acquis des magistrats non-certifiés. Quelle peut donc être l’effet de la certification sur les magistrats non-certifiés, étant donné que la loi, dans sa lettre, ne pose pas ce problème ? La réalité est que l’organe de gouvernance de l’appareil judiciaire renvoie sans ménagement les magistrats non-certifiés et ce, dans l’indifférence totale de leurs droits acquis. Au-delà de la question des droits acquis qui me semble d’une très grande importance, il est à se demander si, au regard des grands principes de Droit et notamment de celui consacrant que l’autorité de nomination est elle-même l’autorité de révocation, le CSPJ peut renvoyer des magistrats de l’institution judiciaire même non-certifiés sans une décision disciplinaire passée en force de chose souverainement jugée. Les accrocs successifs observés au niveau de ce que le CSPJ appelle la certification obligent les consciences limpides à aller glaner dans d’autres lois pour voir si le processus n’a pas heurté d’autres droits des personnes, pourtant imprescriptibles. C’est en ce sens que je ne cesse de questionner la certification en regard des droits acquis des magistrats non-certifiés. A cet effet, je pose l’hypothèse que la certification n’a pas d’effets sur les droits acquis des magistrats. Cette hypothèse est épaulée par deux autres secondaires, à savoir que : « Le CSPJ n’est pas l’organe chargé d’exécuter les décisions de certification et la mise en application des décisions de certification ne peut se faire sans avoir préalablement pris en compte les droits acquis des uns et des autres ». La question des acquis sociaux des magistrats devient un élément impératif de l’analyse, étant donné que la façon dont ils sont chassés du système judiciaire semble poser le problème du respect de leurs droits acquis par leur seul statut de fonctionnaires. C’est pourquoi, un regard attentif sur les différentes lois et théories de droit qui s’affrontent dans le cadre des décisions de non-certification de magistrats est nécessaire pour nous permettre de démener l’écheveau du travail. 

Le juge au regard de la fonction publique haïtienne  

Les magistrats ont la charge de l’application de la loi. Ils remplissent une mission constitutionnelle et appartiennent à l’un des pouvoirs qui constituent le fondement de l’Etat haïtien. L’article 59 de la constitution proclame que : « Les citoyens délèguent l’exercice de la souveraineté à trois pouvoirs : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ». Le décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire proclame en son article 2 l’indépendance fonctionnelle du pouvoir judiciaire : « Le pouvoir judiciaire est indépendant des deux autres pouvoirs de l’Etat. Cette indépendance est garantie par le Président de la République ».  Ce pouvoir judiciaire indépendant des deux autres est administré par le conseil supérieur du pouvoir judiciaire, qui garantit le cheminement du métier de magistrats et assure la discipline des juges. Les magistrats sont des fonctionnaires à statut particulier. L’article 6 de la loi sur le statut des magistrats déclare que les magistrats sont installés dans leurs fonctions dès leur prestation de serment.  

En clair, l’indépendance des magistrats est garantie à la fois par la constitution et par la loi. Fonctionnaires au statut particulier, ils doivent prêter le serment d’usage avant leur entrée en fonction. La constitution impose l’obligation de ces formalités qui constituent le point de départ du mandat de juge. L’article 2 du décret du 22 août 1995 déclare que : « Les membres du corps judiciaire et les officiers ministériels sont soumis à l’obligation de prêter serment avant leur entrée en fonction ». Ces dispositions sont corroborées par les dispositions de l’article 6 de la loi portant statut de la magistrature. Si l’on excepte le juge de paix et ses suppléants, la formalité de la prestation de serment est celle qui place le juge dans son confort, joliment appelé l’inamovibilité. Les juges sont inamovibles.  

Le centre des ressources textuelles et lexicales définit l’inamovibilité comme « la prérogative de certains magistrats et fonctionnaires en vertu de laquelle ils ne peuvent être déplacés, rétrogradés, révoqués ou suspendus de leurs fonctions, sans la mise en œuvre de procédures protectrices exorbitantes du droit commun disciplinaire ». En Haïti, les juges des tribunaux de première instance, ceux des cours d’appel et ceux de la cour de cassation bénéficient de l’inamovibilité des charges de magistrature. L’inamovibilité fait que les autorités de nomination n’ont plus aucun pouvoir, aucune possibilité de révoquer le mandat des juges si ce n’est pour des causes prévues par la loi. L’article 117 du décret du 22 août 1995 déclare sans ambiguïté que « les juges de la cour de cassation, ceux des cours d’appel et des tribunaux de première instance sont inamovibles. Ils ne peuvent être destitués que pour forfaiture légalement prononcée ou suspendus qu’à la suite d’une inculpation. Ils ne peuvent être l’objet d’affectation nouvelle, sans leur consentement, même en cas de promotion. Il ne peut être mis fin à leur service durant leur mandat qu’en cas d’incapacité physique ou mentale permanente dûment constatée ». Le même décret du 22 août 1995 proclame en ses articles 17 et 18 que le juge qui, en matière pénale, fait l’objet de contrainte par corps ordonnée par jugement passé en force de chose jugée, est réputé démissionnaire ; il en est ainsi destitué de plein droit s’il a été condamné à une peine afflictive et infamante passée en force de chose jugée. Alors, il nous est permis de demander si la non-certification déroge au principe de l’inamovibilité du mandat de magistrat, comme il est prescrit aux articles cités ci-dessus. Et si oui, quel est le référentiel légal qui le proclame ? C’est à ces sages réflexions que je voudrais vous interpeller.  

Le juge est un fonctionnaire recruté sur concours ou par intégration directe. Il appartient à la fonction publique et est appelé à la carrière. En son article 236.2, la constitution proclame la fonction publique comme une carrière, c’est-à-dire un lieu où le fonctionnaire recruté occupe des emplois permanents et où il acquiert de l’expérience à travers la plupart des services offerts par l’administration. « La fonction publique est une carrière. Aucun fonctionnaire ne peut être engagé que par voie de concours ou autres conditions prescrites par la constitution et par la loi, ni être révoqué que pour des causes spécifiquement déterminées par la loi, sic ». Comme fonctionnaires de l’administration publique, les juges peuvent être appelés à exercer des fonctions dans l’administration centrale de l’Etat sans perdre leur droit au retour dans l’effectif de la magistrature. Comme fonctionnaires, les juges ont des droits et des devoirs. 

Les droits et devoirs du fonctionnaire/juge 

Le fonctionnaire/juge est un agent public, nommé pour exécuter un ensemble d’attributions connexes courant à l’exécution d’une mission déterminée. Il est vis-à-vis du pouvoir judiciaire dans une situation statutaire et réglementaire. Ainsi, doit-il servir l’Etat avec dévouement, dignité, loyauté et intégrité. L’article 18 de l’arrêté de déontologie sur la fonction publique déclare que le fonctionnaire est le représentant de l’Etat et agit en son nom en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi. 

Membre du pouvoir judiciaire, le juge tient sa légitimité de la loi. Et la loi l’oblige à être indépendant, impartial, intègre, digne et loyal. Il est le gardien des libertés individuelles et détient un énorme pouvoir régalien en ce sens qu’il juge au nom de la République. C’est pourquoi, il doit prêter attention aux actes à poser de peur qu’il n’attente à la dignité de quiconque ni qu’il pervertisse l’image de la justice par des acrobaties. Le conseil de la gouvernance du pouvoir judiciaire peut-il s’enorgueillir de ne jamais attenter à la dignité des magistrats déposés dans la poubelle au nom d’une certaine absence d’intégrité morale, circonscrite nulle part ? En quoi a-t-il préservé l’image de la justice par ses décisions sentencieuses à charge ? 

La réalité est que la certification est assurée par une commission d’instruction censée composée de membres désignés par les deux organes de pilotage du pouvoir judiciaire. A l’issue de chaque processus, cette commission, après analyse des indices et/ou preuves, fait des recommandations au cas par cas. Le conseil intervient par la suite pour les entériner ou les rejeter. Cette décision est en soi un jugement apparenté aux ordonnances de la chambre des référés. Cependant, si au référé, le juge peut décider par défaut contre une partie ; en matière de certification, il y a l’obligation de confronter le magistrat concerné aux reproches dont il fait l’objet. Ainsi donc, le CSPJ est tenu d’écouter les juges sous le coup de dénonciations ou d’accusations graves ou légères, si la commission manquait à ce devoir ; d’évaluer la recevabilité et la crédibilité des indices ou preuves qui auraient été portés à sa connaissance. Ne l’ayant pas fait, c’est refuser aux magistrats le bénéfice des droits que la loi leur accorde. Et parmi ces droits, il y a lieu de retenir celui d’être informé d’une procédure ouverte à son encontre et celui de se défendre. Il y a aussi des acquis sociaux qui sont des droits acquis, comme l’inamovibilité des mandats et la retraite pour certaines catégories de magistrats.  

Les droits acquis des magistrats à l’épreuve de la non certification 

Les juges comme tous les fonctionnaires ont des droits que la situation contractuelle leur garantit. Ces droits sont appelés les acquis sociaux, qui peuvent se regrouper sous l’étiquette de droit social, apparemment un droit d’intégration et de coopération, selon Georges Gurvitch. Le conseil de l’Europe considère les droits sociaux comme des droits essentiels, indispensables à l’être humain dans sa quête d’une vie digne et autonome. Les droits sociaux sont un ensemble de droits englobant le droit à la santé, à l’éducation, à l’alimentation, à la sécurité sociale et à la protection au travail. Est-ce en ce sens que le philosophe Pierre-Joseph Proudhon prend le Droit comme le confluent où se réalisent l’individualisme et le collectivisme ? Le droit du travail a pour vertu d’assumer la protection des travailleurs, notamment par l’interdiction de les licencier par une volonté non motivée en fait et en dehors d’un encadrement juridique strict. 

La question des droits acquis réfère toujours à une situation de conflit de loi, en particulier de conflit entre une loi ancienne sous l’égide de laquelle sont nées et réalisées des situations juridiques, et une loi nouvelle faisant naître de nouvelles autres. En matière de droit du travail, la loi ancienne qui régit les contrats reste debout jusqu’à sa pleine réalisation. Les droits réfèrent à la reconnaissance d’un droit constitué et ayant déjà produit ses effets. C’est le cas du mandat réputé inamovible. Cette inamovibilité est même un principe constitutionnel. C’est le cas aussi du droit à la retraite pour un certain nombre de magistrats, droit prévu par l’article 51 de la loi sur le statut de la magistrature qui déclare que : « … Les juges sont admis à faire valoir leur droit à la retraite à l’âge de (55) ans révolus, après avoir fourni vingt-cinq (25) années de service ». 

Quel est l’effet de la non certification sur ces deux droits ? 

La certification est encadrée par les dispositions des articles 69 et 70 de la loi portant statut de la magistrature et celles de l’article 41 de la loi créant le CSPJ. Ces dispositions jumelles déclarent que les juges des cours et des tribunaux occupent leur fonction jusqu’à ce que le poste soir pourvu conformément à la constitution et qu’ils aient été certifiés quant à leur compétence et intégrité morale. 

La clarté de ces dispositions ne laisse pas de place à la tergiversation. Les juges des tribunaux et des cours d’appel occupent leur fonction toute la durée de leur mandat. Mais à son expiration, aucun renouvellement de mandat ne sera possible pour eux sans avoir été préalablement certifiés par le CSPJ. Le texte, dans son contexte, s’adresse aux magistrats déjà en poste au moment de l’intronisation du CSPJ. En attestent les dispositions de l’article 15 portant statut de la magistrature : « A l’expiration de son mandat, le juge de la cour d’appel ou du tribunal de première instance intéressé à être maintenu dans les mêmes fonctions peut solliciter une nouvelle nomination. Cette nomination n’est pas automatique. Pour y être éligible et voir son nom porté par une assemblée départementale sur une liste à être soumise au Président de la République, l’obtention d’un avis favorable du conseil supérieur du pouvoir judiciaire est nécessaire ». Cet avis favorable, c’est la certification prévue dans la loi. 

 Pour les nouvelles nominations effectuées sous l’égide du CSPJ, l’avis favorable en amont est indispensable. Pour tous les renouvellements de mandats, cet avis demeure essentiel ; car la certification est un processus qui se produit durant toute la carrière du magistrat. 

Au nom de l’équité, la commission de certification ne peut instruire seulement à charge contre quiconque magistrat. Le CSPJ, composé de personnes supposées détenues la maitrise des principes généraux de Droit, ne doit porter de jugement sur un rapport fait seulement à charge. Il doit se garder de ne rien faire qui puisse mettre en péril les droits de la défense et du principe contradictoire. Par ces décisions cavalières, l’organe de pilotage du pouvoir judiciaire entend-il renverser les principes sacrés qui, jusque-ici, guident toute procédure en matière de dénonciation et d’accusation ? La mise au rencart du principe de l’équité dans le processus de certification constitue une atteinte grave aux droits humains et les décisions qui s’en suivent, sont des enfoirées de l’impartialité. 

Monsieur le Ministre,  

Les pouvoirs publics sont institués pour remplir une mission et résoudre des problèmes. Ils ne peuvent en créer. C’est pourquoi, la constitution investit le pouvoir exécutif à travers le Président de la République de veiller à la bonne marche des institutions. Je vous saurais donc gré de porter ce dossier devant le conseil des ministres pour une décision d’Etat sur cette question. Par ailleurs, je vous demanderais de proposer au gouvernement de la République de créer une commission à l’effet de s’enquérir d’informations sur : 

  • Les règles procédurales encadrant les dernières certifications et leur publicité ; 
  • La conduite de ces procédures dénoncées par plus d’un comme étant à charge pour avoir été réalisées à leur insu ; 
  • Le respect des droits des magistrats épinglées par les certifications opérées par la quatrième judicature ; 
  • La conformité de leur mise à pied par le CSPJ, devenu par ce fait l’organe d’exécution des décisions de non certification, entre autres. 

Je vous remercie de l’accueil favorable fait à l’objet de la présente et demeure persuadé que, par votre action, notre génération sera pour une fois au rendez-vous de la confiance et de l’espérance. 

Jean Frédérick BENECHE, Avocat 

Professeur de Droit 

Spécialiste en Droit Haïtien  

Chercheur en Histoire et Culture africaines 

Formation de Master 2 en Droit et Sécurité des Activités 

Maritimes et Océaniques, Université de Nantes, France 

Ancien Juge à la Cour d’Appel de Hinche 

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