8 juillet 2024
Cinquième extrait du roman de Robert Lodimus ‘Le Sang de la Prophétie’
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Cinquième extrait du roman de Robert Lodimus ‘Le Sang de la Prophétie’

Chapitre VII

Le massacre

« Aucun pays ne s’est jamais élevé sans s’être purifié au feu de la souffrance. »

    (Gandhi)

     Déronette ouvrit la porte principale de la chaumière de trois pièces qu’elle partageait avec Davius et les quatre gosses. Comme une caméra de Dziga Vertov effectuant un plan panoramique, ses yeux alourdis de sommeil balayèrent le ciel encore nuiteux. Tous les jours, le dimanche excepté, la concubine de Darius gardait l’habitude de se lever de bonne heure et elle allait préparer le café au lait de chèvre pour marraine Cira et son homme qui partait dans les champs à Sarazin, une localité rurale située à quinze kilomètres environ de la Hatte Rocher. Un matin du mois d’août, pendant  que Déronette se dirigeait vers le tas de fagot de branchages conservé pour l’allumage du foyer en bois qui servait au cuisinage quotidien, ce fut alors qu’elle remarqua un phénomène paradoxal, inaccoutumé,  insolite : un gros chat blanc traversa la cour en exécutant une sorte de danse des Macchabées; on aurait pensé que l’étrange animal souffrait de l’hyperesthésie. La bête impressionnante se faufila à travers la clôture et s’évapora dans la nature. Elle s’était comme volatilisée. Personne n’avait jamais remarqué un monstre pareil dans les parages de La Hatte Rocher. Le couple, profondément surpris, émotionné et bouleversé, rapporta l’affaire à la reine des vaudouistes. Marraine Cira avait tout de suite parlé de mauvais présage pour les habitants de la région.

     « – Dans le langage mystique, la chouette, le chien, le chat de couleur blanche, enfin tous les trois, symbolisent la mort », disait-elle.

      La prêtresse exhorta ses compatriotes à la vigilance :

     « –  Préparez-vous mes enfants à vivre des moments pénibles, des jours difficiles, et même des périodes de grandes tourmentes. Soyez forts et courageux! Les « loas » ne nous abandonneront pas. Les « mystères » nous montreront le chemin de la délivrance.» 

     Les contadins ne cessaient pas de crier en chœur « Ayibobo! Ayibobo!» Marraine Cira invoqua la divinité africaine Ogoun Feray qui, selon elle, pouvait accorder sa grâce et sa protection aux initiés, aux zélateurs menacés.   

« Ogoun Feray

Guerrier triomphateur 

De Yoruba du Togo

Et du Bénin

Comme nos mères et nos pères

Dans la nuit du 14 août 1791

Nous invoquons

Votre force et votre puissance

Pour vaincre nos ennemis

Venus de l’autre côté

De la rive bouleversée

Ogoun Feray

Frère de Shangô

Esprit des Nagos

De petro

Et de rada

Esprit du feu 

Et de la guerre

Protecteur des faibles

Et des braves

Prenez votre sabre invincible

Marchez devant vos servantes

Et vos serviteurs

Aidez-nous à combattre

Les forces des ténèbres

Et à vaincre

Les « esprits » malfaisants… »

     Les partisans de la secte avaient repris ensemble : « Ayibobo! Ayibobo! » Ils s’agenouillèrent les bras ouverts et entonnèrent des ritournelles composées de paroles embrouillées, nébuleuses et filandreuses, qui évoquaient Ogoun Feray.

       Treize jours après cette observation bizarre que les paysans avaient diabolisée, les enfants d’Achlys, armés jusqu’aux orteils, à leur tête l’Amiral Caperton, se préparaient à phagocyter La Hatte Rocher et ses habitants. Par groupe de neuf, ils commencèrent à ratisser les maisonnettes, à la recherche d’objets consacrés à la vénération des dieux et des déesses du vaudou. Les ostrogoths avaient déferlé sur La Rosée comme Galaad et ses massacreurs sur Camelot, le royaume légendaire du roi Arthur de Pendragon. Ils détruisirent et incendièrent tout sur leur passage. 

     Les militaires rustres s’étaient fait guider par quelques échantillons d’individus issus du lumpen prolétariat rural, ignares et naïfs, qui ne s’embarrassaient d’aucun sentiment de patriotisme. Ces quelques béotiens de la ruralité, sans conscience, instinctifs, machinaux, auraient vendu tous les membres de leur famille pour empocher quelques piastres. N’était-ce pas toujours ainsi? L’histoire universelle est pavée d’actes d’héroïsme et d’agissement de traitrise. Seulement, les héros disparaissent dans la gloire et l’honneur,  les traîtres crèvent dans la honte et le mépris.  C’est ce qui a fait peut-être dire à André Malraux : « Le tombeau des héros est le cœur des vivants. » 

     Le major et les officiers subalternes, suivis des grivetons, franchirent  l’entrée principale de La Rosée. Ils avaient disposé d’informations pertinentes sur l’endroit exact où allait se dérouler le rituel vaudou en l’honneur du dieu Azaka, protecteur des champs, des récoltes et de l’élevage. Cette divinité fertilise la terre et « prospérise » l’agriculture. Marraine Cira leva ses deux bras en l’air et se porta au devant du « troupeau » de sauvages, farouchement armés contre les paisibles paysans. Des compatriotes pacifiques, inoffensifs et sans défense. 

    La gardienne des lieux mystiques était subitement devenue « La Mère » dans le roman de Gorki. Malgré l’évidence des menaces périlleuses, la dépositaire du culte des orishas ne se laissa pas effaroucher. La présence des malveillants ne l’avait pas inhibée.

     « – Vous n’avez pas le droit de profaner le temple des « mystères » de l’Afrique. Les « loas » ne seront pas contents. Ils vous maudiront jusqu’à la dernière génération. Le pays qui vous envoie sera détruit par Shangô,  l’orisha de la foudre et du tonnerre, qui préside les éléments naturels. Votre nation sera vaincue par Ogoun-Badagri, le guerrier invincible des vodouisants. Son épée sera impitoyable et elle pourfendra les persécuteurs de notre peuple. Inscrivez-le sur votre poitrine : « Le temps ne vous sauvera pas de cette prophétie. » Je suis Cira, la vieille femme spirituelle de La Hatte Rocher, la prêtresse sacrée de L’Habitation La Rosée, la représentante légitime des orishas de la religion yoruba. Marraine Cira a parlé…! » 

    Le chef des mercenaires, le major Derek Bush Cauvin, un humanoïde bestial, haïssable, rebutant, déraisonnablement irrévérencieux, répliqua avec son insolence dédaigneuse et ségrégationniste : 

Go to the Hell, old witch! (Allez en enfer, vieille sorcière)

     Sans la moindre hésitation, le major  Derek Bush Chauvin, – cette espèce de John Clarence Woods qui fut à la fois sergent et bourreau de l’armée de la IIIe Armée des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale –,   enfonça son sabre, qui étincelait sous les rayons du soleil ardent, dans l’abdomen de marraine Cira, et il lui saccagea les tripes avec rage. Tout le paysage commençait à tourbillonner autour de la septuagénaire. Les arbres fruitiers et les ajoupas, semblables aux « ivrognes des faubourgs » d’Émile Zola, ne se tenaient plus en place. La montagne que la pauvre vieille fixait au loin à travers des verres fumés qu’elle portait pour réduire les effets de la cataracte avançait et reculait comme des jouets miniaturisés, actionnés par des piles électriques. Le ciel lui semblait se rapprocher de son antonyme. Son esprit se détachait lentement du corps qu’elle venait d’offrir, comme Jeanne d’Arc, Sanite Belair et toutes les autres martyres, en sacrifice à son pays de 27 750 kilomètres carrés occupé en ce début du XXème siècle par la plus grande puissance militaire mondiale. Cira n’était pas une Melba Hernández ou une Celia Sánchez Manduley de la révolution castriste. Néanmoins, héroïne quand même à sa façon, elle avait accepté de défier les estafettes de la mort  pour protéger, défendre et préserver les pratiques qui vivifiaient les rhizomes de ses traditions culturelles. L’âme de Cira entamait déjà le processus du divorce avec la matière. La « mambo » garda toutefois les yeux ouverts sur l’amphithéâtre de la tragédie. Malgré l’acuité de sa douleur, la grande dame redressa sa tête et posa son regard empreint de douceur et de sérénité, sans une particule de haine, sur son bourreau. Il n’y avait pas de place dans le cœur de cette créature angélique et débonnaire pour les pensées malévoles, haineuses et vindicatives. Et même face à ce jeune et cynique tortionnaire, que son socratisme de la mort avait rendu hagard et honteux, sa bouche sacrée parvenait encore à éviter les expressions langagières de maudissement, d’imprécation, d’exécration… En dépit des pouvoirs mystiques dont elle était la légataire à l’Habitation La Rosée, elle n’avait pas demandé aux « mystères » de la venger. De distribuer des cartes de mauvais sorts aux  « malotrus » de Woodrow Wilson,  pour les malheurs extrêmes qu’ils étaient en train de faire endurer à son pays et à son village, pour les souffrances intraduisibles, irracontables et indicibles qu’ils infligeaient à ses compatriotes et à sa famille. L’idée de mourir comme les vaches des abattoirs l’avaient même assagie. « Eli, Eli lama sabachthani », cria Jésus de Nazareth sur la croix plantée sur le sommet du « Lieu du crâne » connu plutôt sous le nom de Golgotha, pour terrasser la douleur que lui renvoyaient ses côtes perforées, ses mains taraudées et ses pieds vrillés par les légionnaires de Rome. Marraine Cira apprit elle-même à se taire. Ravala les paroles qui pouvaient dénoncer et accuser sa faiblesse charnelle devant les bêtes sauvages « cocaïnisées ». Accepter de mourir, c’est se soumettre à l’accomplissement de son destin, à l’instar de Jésus, Socrate, Cicéron, Thomas More, Miguel Hidalgo et de tous les autres. Le généticien français Albert Jacquard  rappellera des années plus tard que « la beauté n’a d’existence que par l’existence de la laideur. » En clair, le bien lui-même n’aurait de raison que par la raison du mal. Et marraine Cira le savait,  ce souffle de vie ne lui appartenait pas. Il n’était pas non plus comparable à un objet de valeur remis en gage en contrepartie d’un prêt, dont il fallait payer intérêts et capital, pour ne pas le perdre. Il pouvait être repris sans préavis à n’importe quel moment. 

     Quel âge pouvait-il avoir cette bleusaille, ficelée comme un crabe des marais dans l’uniforme de l’Aigle du Nord, qui avait pris sur lui la responsabilité de résilier le contrat de vie qui liait Cira de la terre, où elle était née, avait grandi et vieilli, au « Créateur »  qui l’y avait placée? Marraine Cira retroussa ses lèvres et mangea héroïquement sa douleur. Elle garda les deux mains jointes et les yeux à présent à demi-fermés. Les gouttes de sueur qui perlaient sur ses deux joues annonçaient l’arrivée prochaine de la fin. L’impératrice de La Hatte Rocher ne céda pas à la phobie, et elle ne fléchit pas sous la pesanteur de l’épreuve. La prêtresse sentit dans son ventre les brûlures d’une flamme dévorante, la flambée d’un feu inextinguible. L’estafilade lui arrachait les tripes. On pouvait mesurer le degré d’insupportabilité du supplice sur ses mâchoires décomposées, avachies, subitement distordues par une douleur lancinante. Ses jambes s’affaiblirent. La « mambo » de La Hatte Rocher offrait le spectacle pathétique, déchirant d’une mule harassée, exténuée qui était sur le point de s’affaler, avant de rendre le dernier soupir. 

« Oh! Legba! 

Ouvre le chemin devant ta servante… 

Ouvre la route de Guinée à ton cheval…! » 

    Le liquide rougeâtre ruissela sur sa robe de taffetas blanche. Ses tripes pendirent sur son ventre. On aurait dit le bouquet de la mariée. Le sang lui bloqua la gorge. Elle ne poussa pas un cri. Le brouillard s’épaississait de plus en plus chaque fois qu’elle avait essayé d’ouvrir les yeux pour engranger dans son cerveau presque éteint, la scène d’horreur de cette journée de descente aux enfers. Et là, sincèrement là, elle ne put s’empêcher de libérer les dernières gouttes de ses larmes.

    Tel un monstre nocturne affamé de chair fraîche, le « Blanc » assassin arracha violemment la jupe de la petite victime. Elle s’appelait Gina. Mais pour lui, elle n’avait pas de nom. Elle portait ses quinze ans, jusque-là, dans un corps sain. Mais pour le goujat, elle n’avait pas d’âge. Seulement des fesses rondes, bien moulées dans l’enveloppe de l’innocence. Gina était Hélène au pays des cœurs brisés et des légendes africaines tripotées. Une beauté pure lâchée dans la nature sauvage, sans défense, parmi les orangers, les cocotiers, les palmiers qui perçaient le firmament et les manguiers fleuris. Pareille à Iphigénie, elle allait être sacrifiée sur l’autel d’Artémis. Les mains puissantes du vaurien salace déplièrent les jambes raidissantes de l’adolescente qui continua à se débattre désespérément. Le voyou démonisé, le galapiat possédé grimpa sur sa proie essoufflée et s’y enfonça avec une rage incontrôlable. Les gémissements du soulagement infect et malsain montèrent jusqu’aux feuillages drus du mapou. Des larmes formées d’un mélange bizarre de sang et de sperme jaillissaient du sexe fragile, fortement endommagé de l’enfant et coulaient sur la terre dure comme la rosée du printemps. Le viol se déroula entre deux cadavres décapités par Derek Bush Chauvin, le commandant de la garnison criminelle…

    Gina s’appuya sur ses coudes tremblotants. Endoloris… La petite victime tenta vainement de se redresser. Son regard affolé, blessé, humilié, dégradé, désacralisé… découvrit la silhouette gigotante et trépassante de sa grand-mère Cira.

     À vrai dire, Alcindor avait baptisé sa fille Ocira, du prénom de sa vieille mère, une paysanne courageuse qui désherba des terres en friche, sarcla, laboura, bêcha du matin au soir, du soir à l’aube, pour élever et nourrir toute seule onze orphelins de père. Ocira jura à Manès paralysé, cloué sur son lit de mort, que jamais d’autres mains d’hommes ne franchiraient les limites qui conduisaient au jardin sacré de son intimité inexpugnable. Marraine Cira portait fièrement son héritage. Son nom charriait des expressions qui conféraient à l’homme et à la femme une dimension de grandeur et de noblesse capable de tapisser l’univers entier. Lutte, courage, fidélité, fierté, sincérité, solidarité, patience, sagesse, générosité : ce nom incarnait toutes ces vertus et toutes ces qualités auprès de la population campagnarde. D’ailleurs, les villageois la surnommaient affectueusement marraine Cira : vibrant témoignage de respect, d’amour et de loyauté envers une femme stoïque au cœur tendre, une philanthrope accomplie, qui cultiva jusqu’à l’heure du trépas les semences de l’hospitalité et de l’entraide. 

     Depuis la noyade de Joanis et de leur unique fils Philémon, marraine Cira s’était consacrée à sa vocation de foi, prêtresse du vaudou, et à l’éducation de sa petite fille Gina. Les deux hommes, le père et le fils étaient partis pêcher du homard en haute mer et ils ne furent jamais revenus. L’océan était en colère cette nuit-là. Le mauvais temps les avait surpris au large. Malgré les nombreux sacrifices offerts aux dieux de la mer, « maître Agwe Tawoyo », l’équivalent de Neptune et de Poséidon, respectivement dans la mythologie grecque et romaine, les corps ne remontèrent jamais à la surface. 

    Les maisonnettes incendiées crachaient le feu comme la montagne Pelée en Martinique. Gina poussa un cri affolant. Puis sa tête explosa à la manière d’une citrouille lancée du haut d’un hélicoptère. Le violeur rassasié tira encore trois coups de feu sur le corps immobile de l’adolescente à moitié nue, la petite culotte en dentelle blanche enroulée autour de sa cuisse droite. L’homme au grade de caporal dans l’armée de l’occupation pissa sur le cadavre, avant de rejoindre le reste des mercenaires casqués et bottés. 

    Les astres radieux de la vie s’éteignirent et s’éloignèrent rapidement de l’amphithéâtre de la démence. Une folie néronienne, dirait-on. Rome, arrosée de sang et de sperme, brûlait sous les applaudissements des fils de Perséphone et d’Hadès. Les fleurs de la vallée endeuillée libérèrent leur parfum pour embaumer la dépouille innocente. Les chants joyeux des colibris devinrent chagrin, tristesse, affliction… Les cocotiers, les palmiers, les orangers, les avocatiers, tous les habitants de la forêt se découvrirent et se courbèrent jusqu’au sol tourmenté pour rendre un ultime hommage à la beauté incantatoire et à la jeunesse resplendissante. Les eaux de la rivière argentée se métamorphosèrent en un gigantesque serpent de larmes abondantes. La princesse des bois avait succombé sous le sexe pédophile et les balles assassines de la civilisation d’outre-tombe. Longtemps après, Jean Paul Sartre [33] écrira à propos de la France vaincue, occupée, humiliée, dans  « Les chemins de la Liberté » : « Tout est permis! » Et Sartre aura parfaitement raison… Car, c’est bien vrai que, ce jour-là, « tout était permis…! » Jusqu’au meurtre crapuleux et le viol affreux et horripilant de l’enfance.  

Inerte beauté

Martyre de la cruauté

La rosée de la liberté

Tu le verras

Rafraîchira

Ton sommeil éternel

Au fond de ton linceul

Tu vivras belle et fière

Dans les entrailles de la terre

Jusqu’au siècle des siècles

Amen! 

    Les ombres des ténèbres surgirent et emportèrent le corps sacrifié de Gina La Rosée au fond de l’abîme. 

    Le gamin retranché derrière les buissons sur les reins de la colline observa avec dégoût et colère les faits et gestes des salopards. L’Habitation La Rosée dégageait une forte odeur de fumée et de chair humaine calcinée. Les pratiquants vaudou étaient surpris en pleine célébration de leurs « déités » bienfaitrices. En plein rituel mystique. Le village entier s’y donnait rendez-vous chaque année pour présenter des offrandes de remerciement à leurs dieux protecteurs. Aucun des participants n’y échappa. Ceux qui avaient tenté de fuir recevaient une décharge dans les omoplates et les poumons et ils s’affaissèrent sur le sol comme des sacs de maïs séché. Les forces génocidaires, les joues grises de fumée, contemplèrent leurs œuvres criminelles. Ils avaient appris l’art de tuer. De véritables professionnels de la destruction des vies, des pays et des biens. Des chacals sans cœur et sans âme. Des robots massacreurs programmés pour semer le deuil, le navrement, l’alanguissement et la désolation à travers l’univers. Dans ce contexte grave de folie aguerrie et d’inhumanité outrancière, la mort pouvait même servir d’amusement extrême à travers le jeu cruel et insensé de la roulette russe. Et c’était encore et toujours sur la cervelle des indigents, – les Viêt-Cong en témoigneront plus tard –,  que les paris étaient ouverts. La harde d’animaux sauvages tourna le dos au gamin suffoqué, à demi-apeuré, pour s’éloigner de la scène immense du carnage. Le petit Capois frissonna sous les pulsions de sa rage explosive. Un état d’irascibilité qui l’envoya dinguer aux portes de la fatalité. Son orgueil et sa dignité étincelèrent. Il n’avait que neuf ans. Mais l’âge importait peu…! Du sang africain coulait dans ses veines. Le gamin sortit des carapaces de sa frayeur, dévala la pente à toute vitesse, ramassa le poignard qui traînait dans l’herbe desséchée et planta son arme de vengeance dans le poumon droite, puis dans la nuque de l’assassin Yankee. Le caporal Andrew Paterson enveloppa son corps de ses bras, se tordit, se cassa en deux et mordit la poussière en hurlant. Les maquisards firent volte-face et le petit justicier succomba sous une pluie de projectiles. Le caporal se trémoussa encore quelques secondes comme un cochon égorgé à la boucherie de Similien. Et plus rien! Le jour blanchissait à la lueur d’une tuerie impitoyable. 

« Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages

Semblent écrits d’avance…

……………………………………………………..

J’admire ton destin, j’adore, tout en larmes

Pour les pleurs de ta mère,

Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes

Comme un héros d’Homère.

                                    (Verlaine)  

    Le vent doux déposa quelques feuilles mortes sur le cadavre du garçon. Marraine Cira, étendue sur le dos, les deux bras allongés sur le sol poudreux de son enfance joyeuse, témoin de sa nubilité, attendait preusement son heure. La vieille dame n’appartenait plus à cette région pauvre, mais combien pittoresque, où la vie, avant ce moment néfaste, coulait comme une source limpide d’amour et de solidarité entre les habitants. Les ricanements caverneux du « gros blanc » paraissaient de plus en plus lointains. Des cloches invisibles se mettaient subitement à sonner en carillon. Et leur écho, déployé à la grandeur de la terre, se transformait petit à petit en une marche funèbre émouvante. La nature, semble-t-il, avait confié au grand compositeur musical Hector Berlioz la mission d’exécuter « La Grande Symphonie funèbre et triomphante » pour marquer, et surtout pérenniser  le passage extraordinaire de Cira La Rosée sur les terres des Arawaks, des Tainos,  et des Kalinagos. Une multitude de voix angéliques venaient se mêler au son mélodieux de l’orchestre immatériel. Le cantique, qui donnait le frisson aux « esprits », s’amplifiait dans le ciel embruni, figé dans son costume d’atermoiements. Et cela n’arrêtait plus. On entendait tour à tour « Le Crépuscule des dieux » de Richard Wagner, « La Marche funèbre » d’Edvard Grieg, dédiée à la mémoire de Rikard Nordraak, « l’ode funèbre » qui accompagna le cercueil de la reine Mary II d’Angleterre à l’Abbaye de Westminster,  et encore… Les nuages en larmes se défilaient devant la dépouille de Cira et s’y arrêtaient durant quelques secondes pour fléchir les genoux en signes de respect et d’adieu. Les « mystères » de Guinée, eux-mêmes confus, étaient sortis des lieux secrets pour accompagner leur fidèle servante à sa dernière demeure, au royaume invisible de la divinité Mahou.

    À défaut de chrétiens vivants, ce furent les éléments de la nature qui s’étaient chargés de rendre cet ultime hommage à la « grande prêtresse » au sang noble, à l’occasion de son voyage perpétuel.  

     Marraine Cira donna l’exemple d’une femme qui savait mourir. Pas de ces petites négresses avec les entrecuisses souillées du jet de la honte qui roucoulent pour obtenir la faveur et la bienveillance du maître. Pas de ces petites négresses qui traînaient avec fierté la honte de Kizzy [34] à travers le village. Cette grande dame descendait d’une lignée de créatures chevaleresques. Des femmes et des hommes racés, disposés à « vivre libres ou mourir » plutôt que de lécher les semelles des bottes colonisatrices : les farouches descendants de ceux qui étaient arrivés en 1492 avec leurs sacs remplis de pauvreté, de croix et d’épées, et qui étaient repartis avec leurs mains pleines d’or, de coton, d’indigo, de sucre et de tabac; leur panse rassasiée de cacao, de banane, de café… et leur sexe grisé, saoulé de plaisir charnel. Ceux-là qui ont développé les fâcheuses habitudes de fouiller partout dans les terres, de souiller les femmes et les fillettes, de subdiviser les territoires, de diviser les peuples, de polluer les mers, les fleuves, les rivières, les lacs et les étangs, de couper les arbres, de détruire la faune et la flore, d’atrophier les plantes, d’amputer les membres, puis d’abandonner leurs victimes dans le désert torride de l’affaiblissement moral, du dépérissement physique et de la faillite ruineuse… 

    Qu’il soit dix mille fois anathème, ce Bossuet [35] qui écrivit des absurdités contre les Noirs! 

    « Abolir l’esclavage serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves, par la bouche de Saint-Pierre, de demeurer en leur état et n’oblige pas les maîtres à les affranchir. » 

    Et cet hypocrite de Choiseul [36] :

    « La traite des noirs mérite plus de protection que tout autre, puisqu’elle est le premier mobile des cultures. »

     Qu’ils soient cent mille fois maudits, tous les Savary mal embouchés [37]!

    « Ces pauvres gens sont idolâtres et mahométans. Les marchands chrétiens, en les achetant de leurs ennemis, les tirent d’un cruel embarras. »

    Que les feux dévorants de leur enfer les consument éternellement! Sans écarter du lot les négrophobes et les esclavagistes, ces vils personnages qui déclaraient à Urbain VIII [38] : 

    « La voie la plus sûre pour amener la conversion des nègres est de les asservir, parce que les noirs, étant idolâtres, n’ont pas droit à la liberté. » 

    Étaient-ils réellement plus incivilisés que ces « Blancs » au cœur d’acier, ces individus sans défense que les colons cupides arrachèrent méchamment de la terre ancestrale, et qu’ils  vendirent comme du bétail sur la place publique, et même sur les perrons des églises catholiques ? Les goujats violèrent les mères et les filles sur la paille sèche de leur grenier rempli de sang et de sueur des Africains et des Indiens. « Quelle civilisation? Je vous le demande, messieurs….  Dans ces conditions-là, n’aurait-il pas été préférable pour les négresses et les nègres, – comme vous nous appelez –, de rester des sauvages et de mourir en Afrique…? » Aurélus n’était pas un célèbre philosophe de l’Antiquité ou de l’Époque de la Renaissance, mais en vérité, Platon [39], Homère [40], Démosthène [41] et tous les autres grands et illustres penseurs n’auraient pas dit mieux. La réminiscence des grandes pensées philosophiques contribue nécessairement à la transcendance intellectuelle, à la grandeur morale, à l’émancipation culturelle et religieuse de l’être. Cependant, dans les coutumes des Afrodescendants, les expressions proverbiales demeurent une source de philosophie populaire enrichissante. Et le vieux guérillero estropié  savait les manier à bon escient, quand il décrivait des situations de vie complexes, rapportait des événements qui avaient vraisemblablement laissé des marques indélébiles dans son cerveau. Lorsqu’Aurélus mourut le matin de la fête nationale de l’indépendance, le 1er janvier 1951, le village entier se noyait dans les larmes torrentielles de son deuil. Lucia tenait coûte que coûte à respecter la dernière volonté du défunt. « Le cadavre sera inhumé directement sur le sommet de la colline où repose Vaillant », rappela-t-elle.

    Vaillant, c’était le nom du cheval noir d’Aurélus. Que de fois n’avait-il pas sauvé la vie de son maître? Vaillant n’aimait pas non plus les Yankees. À lui seul, il en avait écrasé et tué une bonne vingtaine. Vaillant, hennissant comme un champion des hippodromes, marchait sur la tête des envahisseurs arrogants. Lucia, malmenée et tourmentée par le chagrin, ne survécut pas longtemps à son homme. Une nuit où la lune se montrait avare de sa clarté, la pauvre veuve tomba sans connaissance de sa vieille dodine. Les camarades paysans avaient tenté vainement de la ranimer. Le cœur, usé par les tracasseries de l’étiolement et par son état de  lypémanie, cessa de battre pour toujours. Lucia n’appartenait plus à La Hatte Rocher. Son âme était partie rejoindre Aurélus au royaume des invisibles à Ouidah. Avant de traverser les frontières de la mort, elle avait répété à plusieurs reprises les noms de Richmond et d’Aurélien, ses chers enfants qui étaient partis à Cuba pour la zaffra, qui n’étaient plus revenus à La Hatte Rocher, et qu’elle n’aura jamais revus. Lucia avait travaillé comme une bête de somme chez les Corbin pour élever ses deux garçons. Aurélus, le concubin débonnaire et père de famille responsable avant son drame, ne servait plus à grand-chose. Il était devenu un perclus cacochyme, à cause des blessures qu’il s’était infligé aux jambes pendant la guerre des cacos contre les marines des États-Unis. Quinze kilomètres à pied tous les matins à l’aller, et la même quantité tous les soirs au retour, durant trois cent soixante-cinq jours, et pendant vingt-trois ans, tout cela avait fini par détériorer sa santé mal entretenue. 

« J’ai vu naître « mam’selle » Vénus, je l’ai vue prendre son homme… » 

     Lorsque Lucia parlait de la fille des Corbin, son visage s’illuminait de joie. Et pour ainsi dire, c’étaient les seuls moments où l’on pouvait remarquer des éclairs de sourire sculpter ses joues fatiguées. L’autre fois, exceptionnellement, c’était quand elle expliquait à ses fils pourquoi leur grand-mère avait choisi d’appeler leur oncle Assé. Celle-ci voulait exprimer son mépris pour le gouvernement de Tirésias Simon Sam [42]. Ce nom donné à l’enfant était un cri de révolte déguisé contre la tyrannie, le pillage du Trésor public et la situation de famine qui frappait tout le pays. Assé se retrouva dans la même cellule que son beau-frère Aurélus, avant que ce dernier fût envoyé dans la montagne avec les autres cacos. Deux Yankees étaient venus chercher Assé en pleine nuit, et ils ne l’avaient jamais ramené. Aurélus avait tout de suite compris que c’était à cause de l’incident de la veille. 

    « À sa place, j’aurais fait la même chose, faisait toujours remarquer Aurélus. Merde, vociférait le vieillard! Laisser un « cochon de colon » vous souffleter avec ses mains sales, sans que vous réagissiez? Ah, non! Quoique les mauvais traitements l’eussent transformé en une merluche, Assé n’était pas un compagnon à se laisser faire. Alors, il avait fait quelque chose. Il avait fait ce qu’il fallait pour rétablir l’honneur de la famille et conserver l’admiration des camarades. Il cracha au visage de l’officier. Assé reçut une « torgnole » encore plus violente. Il lança son crachat avec plus de force, compte tenu que ses bras n’étaient pas libres, qu’ils étaient ligotés avec des menottes qui lui coupaient les poignets. Quinze soufflets, quinze pelotes de crachat bien envoyées au visage de l’officier  courroucé… » 

    Aurélus pensait juste. Le Yankee arrogant avait effectivement réglé son compte à son beau-frère. Il l’exécuta lui-même d’une balle dans la tête, comme cela était coutume à cette époque d’occupation et de barbarie.

    N’étaient-ce cette mauvaise grippe et cette fichue fièvre, Lucia serait restée plus longtemps chez les Corbin. Il avait donc fallu qu’elle eût été malade durant un seul jour pour qu’elle fût remerciée brutalement de ses services. Virée. Remplacée sans le moindre élan de gratitude. Sans un brin de considération. Et même si d’autres auraient parlé de pitié…!  Monsieur Fabrice Corbin l’avait laissée tomber comme cela, après vingt-trois ans et douze jours qu’elle avait passé au service de cette famille ingrate, hypocrite, et volontairement oublieuse des bienfaits d’autrui. Pour la première fois durant toutes ces années, Lucia remarquait combien le trajet avait été long, pénible et difficile d’accès. Pour la première fois aussi en vingt-trois ans, elle n’était pas pressée de regagner ses pénates pour retrouver son mari Aurélus et ses  garçons, Richmond et Aurélien,  qu’elle affectionnait et qu’elle dénommait avec un air de fierté les deux « porteurs de la tête de son cercueil »… 

    « Ah! Les bourgeois, gémissait-elle tout le long du chemin, ils n’ont pitié de personne. Vous abandonner comme cela après que vous avez passé toutes ces années à les nourrir, à laver leurs habits, à nettoyer le derrière de leurs enfants, à épousseter leurs meubles…, c’est à peine croyable! » 

    Avec un gain journalier de quinze centimes, il était impossible pour Lucia d’envoyer ses gosses se dessiller les yeux chez maître Timoclès. Elle ne voulait pas non plus les placer en tant que domestiques chez les notables de la Cité de l’Indépendance, qui étaient les équivalents des praticiens de la Rome antique. 

Robert Lodimus

Le Sang de la Prophétie, romanProchain extrait : Les Lettres

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