Robert Lodimus
Les larmes du destin
(Source Camer news)
Ce texte est un plaidoyer contre le phénomène de la domesticité
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Nouvelle
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Le soleil écarlate est allé se coucher très tard. L’astre radieux a du mal, semble-t-il, à se réveiller dans son lit de nuages gris. Le matin qui embrasse la cité ressemble plutôt à un crépuscule engourdi, qui peine à céder sa place à la lueur envoûtante et poétique de l’aurore. La nature, encore ivre de la nuit, n’arrive pas toujours à se débarrasser du manteau pénombreux dans lequel l’aube fraîche du mois de décembre l’a enveloppée. La ville, sans la moindre résistance et sans complainte, se laisse emmailloter comme un nouveau-né avec un grand voile de sombritude. L’humeur maussade du paysage décati, subitement fripé, augure mal la journée ambiante des modestes marchands ambulants.
Dans le cénacle de l’ignorance, de l’analphabétisme, de l’aliénation et de la pauvreté, il y a Esthée, la revendeuse de maïs bouilli. L’indigente créature garde toujours sa mine souriante qui lui vaut l’admiration authentique, indéniable de ses clients. Esthée a la peau foncée; et elle est de petite taille. Deux fois par jour, aux heures régulières du déjeuner et du dîner, elle arpente les rues comme un camelot, avec le chaudron fumant déposé sur le coussin de tissu foncé qui protège sa tête contre la chaleur qui s’en dégage. Les ouvriers du garage Raymond aiment bien la taquiner. « Esthée, où étiez-vous depuis tout ce temps? Vous voulez nous faire mourir de faim? Nous allons rompre l’association… » Elle adore ces genres de plaisanterie. Et son rire éclatant découvre des dents courtes, quelque peu désalignées, solidement plantées dans des gencives minces et délicates. À quarante-trois ans, il lui reste encore une petite trace de beauté, malgré les volées que la misère lui administre tous les jours. Il ne faut pas non plus oublier Claricia la gouailleuse, qui a raté sa vocation et sa carrière au théâtre de Jean Baptiste de Poquelin, dit Molière, de Théodore Beaubrun, alias Languichatte Debordus, au cinéma de Fernand Joseph Désiré Contandin, surnommé Fernandel, de Charlie Chaplin baptisé Charlot, et de Joseph Frank Keaton Junior, avec le pseudonyme de Buster Keaton. Sa spécialité, ce sont les fruits à pain. Les enfants, surtout, en raffolent. Quand le mauvais temps s’installe, les détaillants itinérants ne peuvent pas faire des affaires. Esthée et Claricia demeurent enfermées, casernées dans le bidonville boueux où est dressée leur baraque en bois. Les rues sans trottoir et les ruelles sont vides. Les apprentis mécaniciens ne viennent pas non plus « boulotter ».
L’atmosphère pluvieuse – au cinéma – est souvent associée à des événements affligeants, qui rappellent les élégies de Pierre de Ronsard et d’Alfred DesRochers: la maladie, la mort, la séparation des êtres, la destruction des choses… Alors que la naissance et le mariageysont plutôt transcodés par des tableaux de paysage ensoleillé, clair et limpide comme l’eau d’une source qui jaillit du creux des rochers.
Le liquide abondant, proche d’une giboulée, qui s’échappe du ciel éploré, griffe le dos de la terre amollie par les eaux qui s’accumulent petit à petit. Soudainement, une voix irascible, semblable au feulement d’une panthère affamée, se confond avec le tambourinage des gouttes de pluie sur les tôles rouillées des maisonnettes détrempées, disposées comme des arbres dans une forêt tropicale. On croit aussi entendre sur une distance d’un pâté de maisons les cris d’un garçon qui se noie dans les larmes d’un pressentiment funeste… Une tragédie humaine, à la dimension sophocléenne, visiblement se prépare. Mais Œdipe, dans ce récit dramatique, ne se crèvera pas les yeux de remords. Néanmoins, la nature rancunière, hypermnésique se chargera elle-même, une fois encore, de venger, de rendre justice à la naïveté de l’innocence. Le ciel pleure de moins en moins. L’averse prémonitoire cesse. Le rideau de la journée bruineuse se lève tranquillement, comme au théâtre, sur une scène vomissable.
Plus de trois heures que l’enfant se consume dans une géhenne de feu attisé par la cruauté d’un être diabolisé. Le malotru aviné, plein comme un œuf, le mufle hystérique soumet le gosse à un interrogatoire coriace, qui renvoie aux méthodes d’Himmler, de Goebbels, d’Hermann, de Göring dans les camps de concentration nazis, ou aux pratiques de tortures horrifiantes, épouvantables, effroyables, monstrueuses de Staline dénoncées dans « L’Archipel du Goulag » d’Alexandre Soljenitsyne. Le Moloch de la Caraïbe n’en démord pas. Le petit ange se défend. Il ne se contredit pas. Ne rejette pas ce qu’il croit être lui-même l’exactitude des faits qu’il rapporte sous la menace de son bourreau malveillant. Le petit garçon, pareil au Gavroche martyr de Victor Hugo, ne renie pas sa « vérité » et son « courage » sous l’effet de la peur, sous l’emprise de la douleur et sous la domination du désespoir. Entre le démon et l’ange, le sadique et la victime, il y aDieu : Témoin omniprésent, omniscient et omnipotent. Mais étonnamment silencieux ce jour-là! Cinquante fois, sous la tempête des gifles et des coups de matraque, le gamin secoué et atterré redit, reprend et répète sa confession en public :
« – Viens! Viens faire avec moi ce que les maris font en cachette avec leurs femmes. Tu vas voir comme tu vas aimer… Dépêche-toi, Éris! Mes parents ne vont pas tarder à arriver… »
« – Non, mad’moiselle Altagrâce, ce n’est pas bien de faire ça. Monsieur Gesner me tuerait, s’il l’apprenait… Je ne peux pas! »
« – Papa ne saura rien… Et puis, c’est moi qui te le demande. Viens tout de suite. Sinon, je dirai à Alicia que tu as voulu m’prendre de force. »
La tête d’Éris bascule en arrière. La claque résonne sur son visage comme un pétard de Noël. Ses lèvres inférieures pissent le sang sur la vieille chemise mauve, ou du moins, sur ce qu’il en reste… Le pauvre garçon a à peine le temps de porter ses deux mains à sa bouche, que le poing rude de Gesner frappe à nouveau. Trois dents tombent une à une sur le sol cimenté.
– Quoi! Elle t’a dit ça, ma petite fille? Sale petit menteur! Maudit effronté! Quand j’aurai fini avec toi, tu ne pourras plus regarder le reflet de ta sale gueule dans l’eau de la rivière.
Le coup de pied écrase le bas ventre du gosse qui se tord de douleur. Gesner devient fou de rage. À plusieurs reprises, il lève son bras droit pour le laisser retomber avec force sur le corps émacié du petit domestique. Le malheureux hurle de plus en plus fort. En quelques minutes, il a ameuté tout le quartier. Éris perd connaissance.
Mais les coups continuent de pleuvoir comme à Gravelotte…! Les gens du voisinage, attroupés devant la résidence pauvrette de Gesner, n’interviennent pas. Certains d’entre eux vont même jusqu’à injurier le garçonnet livré à la fureur du Cerbère. La nommée Désilia se détache du groupe des curieux pour aller lui cracher au visage:
– Pouah! Espèce de crasseux, cela t’apprendra à poser tes mains lépreuses sur la fille de compère Gesner et de commère Alicia.
Altagrâce a effectivement rapporté à ses parents qu’Éris a glissé sa main sous sa jupe, et qu’il a tenté de la toucher au niveau de sa partie génitale. L’infortuné bambin tente vainement de se disculper en son âme et conscience. L’accusation est ridicule. Il a onze ans. Et Altâgrace, environ quinze.
Ce soir-là, Gesner et Alicia étaient allés rendre visite à la famille Davilien durement éprouvée par le décès de leur fils cadet. Les funérailles ont été organisées au cimetière de Bigot deux jours plus tôt. Profitant de l’absence de ses parents, Altâgrace a entraîné le garçon dans sa chambrette, s’est déshabillée complètement, et a insisté pour qu’il vienne s’étendre sur elle. Éris a refusé catégoriquement. Ce n’est pas vrai qu’il ne savait pas comment s’y prendre. Plusieurs fois, n’avait-il pas sauté sur Gesner et Alicia en train de faire ce qu’Altagrâce était justement en train de requérir? Cependant, il était sûr qu’un pareil acte pouvait avoir des conséquences regrettables pour lui. Allait même lui causer des malheurs aussi profonds que la fosse des Mariannes. Le« maître » ne lui aurait pas pardonné certainement d’avoir consenti, répondu, même involontairement, aux caprices malsains de sa fille unique, quoiqu’elle soit, et c’était connu des entourages, de conduite pernicieuse. En l’absence de monsieur Gesner et de madame Alicia, il se devait plutôt de la protéger. « Oui, c’est ce qu’il faut faire », se disait-il. Alors, il n’a pas cédé à la tentation perverse, frelatée de l’adolescente déviante. Et c’est bien vrai qu’il a résisté…
À treize ans, mademoiselle Altâgrace avait déjà pratiqué des « relations amoureuses prohibées entre mineurs » avec les deux garçons de Boss André : Marco et Raymond. À quatorze ans, voisine Léa l’avait aperçue dans l’obscurité opaque, derrière la maison de madame Félix Oranger, avec Wilfrid le bagarreur qui, à l’époque, était âgé de seize ans. La cinquantenaire était elle-même intervenue vigoureusement pour interrompre leurs ébats sexuels. La dame s’est bien gardée de rapporter l’affaire au père et à la mère de la fillette, probablement par crainte de les exposer à une tachycardie.
Le petit Éris Dorcélien est originaire de La Quinte : une zone rurale située à une vingtaine de kilomètres de la ville des Gonaïves, et qui porte le nom de la rivière qui la traverse. Aux environs de La Quinte se trouvent d’autres régions campagnardes comme Déronville, Bigot, Marotte, Châtelain, Shada etc. Ensemble, ces villages pittoresques forment une vaste étendue de plaine verdoyante, riche et abondante en cultures vivrières hétérogènes : maïs, petit-mil, mangue, riz, melon, avocat, orange, papaye, canne à sucre, banane, corossol, etc. Éris souffre indiscontinûment de la nostalgie de son village natal. Visiblement, ses parents, ses petits copains et tous les beaux souvenirs de la vie campagnarde lui manquent. L’enfant se sent seul, abandonné, humilié et rabaissé par son existence quotidienne de misère et de souffrance. Livré à la cruauté du diable de Tasmanie, le mioche de La Quinte n’avait pas fini d’ingurgiter le calomel de la malfaisance.
Gesner et Alicia ont chassé le pauvre garçonnet de leur maisonnette, après l’avoir copieusement battu et torturé pour un crime qu’il n’a pas commis, comme Arthur London, le puissant responsable politique de la Tchécoslovaquie dans le film « L’Aveu » de Costa-Gavras, Lise London, Jorge Semprun, accusé d’espionnage en 1951 à Prague au bénéfice des États-Unis d’Amérique. Éris est allé se réfugier dans une vieille baraque abandonnée, située tout juste à côté du cimetière de Christ Blanc. Demain, lorsque le jour viendra, elle se rendra au marché du bord de mer, dans l’espoir de rencontrer des revendeuses paysannes qui puissent le ramener à Clotilde et à Éliphète. Son courage flanche. La faim bourdonne dans son estomac comme une nuée d’abeilles affolées. Il a peur des loups-garous et des zombis qui rôdent, selon les racontars, les mardis et les vendredis à partir de minuit aux alentours de la Place d’armes. Quelqu’un a même eu l’audace de raconter que des voyageurs matinaux ont vu Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la patrie, effectuer plusieurs fois le tour de la cathédrale Saint-Charles-Borromée, juché sur un cheval blanc, alors que ce dernier fut assassiné le 17 octobre 1806, à l’entrée nord de la capitale du pays! Pourquoi toutes ces histoires de méchanceté lui tombent-elles dessus subitement un vendredi, jour associé dans le cercle du gnosticisme à toutes les manifestations surnaturelles? Alcindor, le brouettier à moitié débile, qui va à l’église protestante dirigée par le pasteur Guillaume, a raconté une fois ce qu’il avait vu lui-même un vendredi à 1 heure du matin, près du Lycée Geffrard:
« Un vieillard, répétait-il, à la barbe de coton qui chevauchait un cheval sans tête. Je l’ai vu qui avançait droit vers moi, j’ai senti mon corps traverser par un violent frisson, c’est alors que j’ai crié trois fois « Béni soit l’Éternel !» Puis, j’ai récité le psaume de David : « L’Éternel est mon berger … dans la vallée de la mort, je ne craindrai rien... » Quand j’ai ouvert les yeux, je ne voyais plus rien! Le diable était disparu », a-t-il conclu.
Éris était assis sur la motte de sable, devant l’échoppe de Stephen, lorsque, pour la nième fois, Alcindor relatait sa mésaventure avec le diable… aux marchandes d’avocats, de cassave, de canne à sucre, de mangues… Rosita, la vendeuse de cacahuètes, interrompait Alcindor de temps en temps pour lâcher tout haut, son visage levé vers le ciel, ses deux bras pointés dans les nuages: « Dieu est plus fort! Christ est vivant…! »
Alcindor a même juré qu’il a vu à plusieurs reprises le fantôme de Joachim circuler dans les rues endormies de la Cité de l’indépendance. Il marchait toujours pieds nus, et il portait les mêmes habits qu’on lui avait fait endosser le jour de ses funérailles. Éris ne pouvait s’empêcher de ressasser la tragédie.
Fédora a fait la découverte macabre vers 7 heures 30 du matin. Elle avait tiré de toutes ses forces sur la porte bancale du vieux hangar où elle entreposait ses sacs de charbon de bois qu’elle vendait au détail, par petits lots. Le grincement strident lui chatouillait les tympans. Une lumière douce pénétrait par la porte entrouverte et balayait les ombres de l’entrepôt sale. Le front large de Fédora s’est heurté contre quelque chose de dur qui suspendait au faîte de la bicoque. Fédora levait la tête et poussait un grand cri. En quelques secondes, la rue Christophe se mêlait à toute la ville devant la petite bâtisse de deux pièces et demie des Fénelon.
Verdier, l’officier sanitaire, coupait la corde avec son long couteau de chasse. Ses deux adjoints ont étendu avec soin le corps raide de Joachim sur le plancher crevassé. « Pauvre Fédora! », commençait Chimène:
« Joachim! Oh! Joachim, dans quelle misère tu as laissé Fédora et les enfants? Ah! Vierge des miracles, tu connais la douleur des femmes, tu ne peux pas nous abandonner. »
Chimène, la sœur aînée du défunt, s’est retirée dans un coin près du réservoir vide qui se reposait sous l’amandier et elle a laissé doucement couler sa douleur jusqu’aux petites heures du matin.
Le misérable petit coiffeur a voulu mourir dans ses habits du dimanche, un costard bleu marine, assorti d’une chemise blanche à nervures surplombée d’une cravate noire à pois, que la marraine de Mercilia lui avait rapporté de New York pour son trente-cinquième anniversaire de naissance. Le deuxième complet qu’il possédait en vingt-quatre ans de mariage. Joachim s’était fait beau pour quitter un monde laid et égoïste. Ses intenses chagrins, son orgueil, sa fierté et sa dignité ont eu finalement le dessus. L’ont emporté sur sa décrépitude.
« Un homme qui est incapable de nourrir sa famille, de subvenir aux besoins primaires, élémentaires de sa femme et de ses enfants ne mérite pas de vivre », répétait-il souvent. Et cet homme, ironie du sort, c’était lui aussi…!
On pouvait relever les empreintes de la pensée philosophique de Cornélius Jansen, le jansénisme, dans la courte lettre que le pauvre homme a rédigée avant de passer à l’acte funeste. Joachim y témoignait d’une vive componction, et aussi de son regret sincère d’avoir fait basculer Fédora et les enfants dans le navrement le plus complet et le plus redoutable. Le père de famille a fait son mea maxima culpa avant d’entreprendre sa pérégrination irréversible au royaume des ombres et des ténèbres:
« … Lorsque vous lirez ce message, je quitterai déjà la vie terrestre. Je suis conscient du crime que je vais commettre envers moi-même et de l’offense grave que je causerai au Créateur. Il n’y aura pas de pardon pour mon péché. Fédora, je te renouvelle mon amour et ma gratitude pour les enfants que Dieu nous a donnés et que tu as portés dans tes entrailles. Seulement, je n’ai pas été moi-même à la hauteur de mes obligations de père… Je n’en pouvais plus… J’ai vu la misère enlever sur notre visage le sourire et la joie qui caractérisent l’être humain. Grâce à la mort, je cesserai enfin d’être le témoin passif de tant de désespoirs dans un monde sans pitié, sans compassion pour les malheureux infortunés… Je n’ai pas posé mon dernier geste par lâcheté. Mais par dégoût… »
C’est l’écrivain et dramaturge français André Albert Birabeau qui a dit : « Le suicide est une sortie de secours. »
Mercilia, l’enfant adorée du couple, était majestueusement belle, joyeuse et intéressante. Fait étonnant, elle est venue au monde dans un marché public, un jour que Fédora s’y était rendue pour amasser des provisions. La femme qui allait sur ses derniers jours, s’était cassée son eau devant la table d’Alfredo le boucher. D’ailleurs, c’est Rose Laure, la concubine d’Alfredo qui a coupé le cordon ombilical du bébé. Elle a hérité le don de sa mère qui exerçait de son vivant le métier de sage-femme.
Comme la plupart des parents du quartier l’ont fait pour leurs enfants, Joachim a confié sa fille à mademoiselle Nady pour qu’elle la dégrossisse durant deux ans. Et puis, Mercilia est entrée en septième année chez maître Denis où elle a poursuivi son apprentissage scolaire jusqu’au certificat d’études primaires. Lorsque les affaires commençaient à aller mal pour Joachim, Mercilia, alors âgée de seize ans, a quitté la maison familiale pour migrer à la capitale avec trois autres jeunes filles dont les parents se sont trouvés dans la même situation de misère que les siens. Personne ne sait ce qu’elle est devenue. On a perdu définitivement ses traces. C’est aussi le remords d’avoir perdu sa Mercilia qui a poussé le père à recourir à cet acte ultime de désespoir. Joachim ne mangeait plus, ne parlait plus, ne blaguait plus, ne dormait plus…
– 2 –
Éris a commencé à servir comme domestique chez Gesner à l’âge de six ans. Éliphète s’était résigné finalement à le confier à Alicia, malgré les remontrances et les réserves de Clotilde:
– Penses-tu qu’ils disent vrai mon homme? D’accord, Alicia est ta sœur, la tante de nos enfants, mais elle n’a pas grandi en dehors, avec Dieumaime et Tibotte. Elle est devenue comme les gens de la ville qui maltraitent les enfants des paysans appauvris, qui les transforment en bête de somme, qui les font bourriquer du matin au soir, du soir au matin, sans leur accorder un peu d’repos. À t’dire sincèrement, je n’ai pas confiance en Gesner. Il ressemble à un bourreau ! Pis, ta sœur, ce n’est pas moi qui l’dis, elle a décroché un repris de justice, un bandit qui a fait d’ la prison pour avoir massacré à coups d’poignard une pauvre femme qui refusait de se mettre avec lui, qui repoussait ses avances, alors qu’il était encore tout jeune et enrôlé dans les forces armées…
– Encore des ragots que tu es allée ramasser de la bouche de Mathilda, la vieille sorcière…!
– Je crois qu’on doit garder le p’tit avec nous. Il va avoir du chagrin… Il faut lui épargner ces souffrances.
– Écoute! Nos deux autres garçons, Dieujuste et Lysius, n’ont jamais été à l’école. Tout c’ que nous leur avons appris à faire, c’est quoi: sarcler et arroser la terre, planter du manioc, de l’igname, de la carotte, du melon… Un jour, ils nous adresseront certainement des reproches. Je veux que notre fils dernier-né puisse li redans les livres, écrire dans les cahiers comme les enfants de Rénette.
– Mais le travail de la terre, c’ n’est pas mauvais, que je sache! Le paysan vit de son jardin. Ses enfants doivent apprendre à travailler la terre. La terre, c’est le seul bien que nous possédons… C’est le seul héritage que nous lèguerons à nos filles et à nos fils. Alors, il faut qu’ils apprennent à la conserver, à la faire prospérer, à la rendre productive…
– C’ que tu n’ dis pas : il faut qu’il y ait aussi des paysans capables de bien lire et de bien écrire pour défendre les intérêts d’ la communauté. J’ai pris ma décision. Je vais l’ placer chez Gesner et Alicia; ainsi, il aura toute sa chance d’aller à l’école. Si l’instruction tarde à venir s’installer à la campagne, il faut que la campagne – et c’est un devoir et une obligation – se déplace elle-même pour aller vers elle: la saisir là où elle s’ trouve…
– Tu as bien parlé! Mais ça n’ se passe pas comme ça. Les campagnards qui sont devenus des savants – médecins, ingénieurs, avocats, professeurs… – ne reviennent pas vivre parmi nous. Y en a qui oublient même leur origine et qui vont jusqu’à changer de nom ! Tu n’ me diras pas l’ contraire! Pour preuve, le garçon de compère Osias est devenu un grand avocat à la métropole. D’après ce que l’on rapporte, il a des amis même au palais national. Il fait partie des individus qui mangent ici, au pays, et qui vont boire de l’eau à New York ou à Paris. Il va plaider au tribunal chaque semaine pour défendre les intérêts des bourgeois.
– Tu parles de Clérilus Lhérisson?
– Il faut dire plutôt « Me Éric Duchemin ». Il a changé de nom et de prénom. Clérilus, a-t-il dit, faisait trop paysan.
– Ah, bon! Dans ce cas, sa mère n’est plus sa mère; son père n’est plus son père. Encore plus : sa famille n’est plus sa famille.
– C’est comme ça! Mais quand on leur jette un mauvais sort en ville, c’est en dehors qu’ils viennent chercher la guérison; c’est seulement dans les moments difficiles que certains se souviennent de leurs racines.
Éris ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire. Mais la décision de son père était irrévocable… Clotilde disait juste. Gesner et Alicia ne se sont pas préoccupés de son éducation. Tous les matins, il regardait avec tristesse les gosses de son âge qui s’amusaient sur le chemin de l’école. Ils gesticulaient, criaient, couraient dans toutes les directions, sautaient d’une galerie à l’autre. De temps en temps, ils s’arrêtaient quelques instants pour remettre en place leurs sacs de cahiers, de crayons et de livres portés en bandoulière. Éris donnerait cher pour être avec eux. Lorsqu’il allait chercher du charbon de bois chez Célicie, afin que sa tante préparât à manger pour sa cousine Altâgrace qui revenait de l’école vers 14 h 30, et Gesner qui partait travailler tous les matins de bonne heure, et qui rentrait tard le soir, vers 18 h 00, il s’arrêtait souvent pour écouter les enfants qui répétaient les lettres de l’alphabet après mademoiselle Nady, ou qui récitaient les tables d’addition et de soustraction.
À force de répéter tout bas, Éris avait fini par mémoriser toutes les lettres sans jamais les voir sur le petit tableau noir accroché au mur de la petite école fondée et dirigée par la vieille dame. Lui aussi, il rêvait d’y aller tous les matins, d’en revenir tous les après-midi, de souper comme les autres enfants, de faire des devoirs à la maison, de répéter les leçons de demain et d’aller se coucher pour se reposer dans un vrai lit. Est-ce trop demander au Bon Dieu? Une fois, le jour de la fête Dieu, il est allé prier à l’église catholique de Monseigneur Robert et il a supplié Saint Joseph d’intercéder en sa faveur auprès de son beau-fils, Jésus de Nazareth, pour que Gesner ait accepté de l’envoyer à l’école de mademoiselle Nady.
L’institutrice retraitée avait surpris Éris en train d’écouter la classe aux portes. Le marmot voulait se sauver à toutes jambes, mais la main de la vieille dame se refermait sur son bras frêle. Il avait honte et il tenait la tête baissée. Éris a eu l’impression qu’il venait de commettre un crime impardonnable. « Pourquoi ai-je pris l’habitude de m’arrêter là tous les jours à proximité du fenestrage de la vieille bâtisse pour voler des miettes d’instruction qui ne m’appartiennent pas, qui ne me sont pas destinées? », se culpabilisait-il, à sa façon. Pourtant, il prenait toutes les précautions pour ne pas déranger mademoiselle Nady et les petits apprenants. Éris s’est mis à trembler de toute son âme. Mais la voix calme et tranquille de l’octogénaire l’a rassuré:
– N’aie pas peur mon garçon! Ce n’est pas la première fois que je te vois là, que je te surprends en train de nous épier… Je t’ai observé à plusieurs reprises. Comment t’appelles-tu?
Il a avalé une salive… et a répondu avec hésitation:
– Éris Dor…Dorci…Dorcilien, ma…madame.
– Bien! Où sont tes parents?
L’enfant ne savait plus quoi lui répondre. Mais elle a insisté:
– Je suis sûr que tu habites dans le quartier. Dis-moi où exactement, fiston?
– Là-bas, chez ton…tonton Ges…ner et…et…et tante A…Alicia.
– Donc, tu habites tout près de la maison de monsieur Jérôme?
– Oui madame, tout près… Et même que je connais monsieur Jérôme et madame Claudinette.
– Pourquoi ne vas-tu pas à l’école comme la plupart des enfants du quartier?
– Je ne sais pas madame…! Mais, je voudrais bien… venir dans votre… dans votre école pour apprendre à répéter les lettres… et les chiffres comme les autres enfants.
– Dimanche, après la messe, j’irai parler à ton oncle et à ta tante pour qu’ils te laissent faire partie de la classe. Quel âge as-tu?
– Six ans qu’ils disent, madame…
– Six ans, j’en étais sûre. À ton âge, tu ne dois pas rester à la maison. Tu dois fréquenter un établissement scolaire.
Éris n’a pas compris ce que voulait dire « établissement scolaire. » La vieille dame a ajusté ses lorgnons sur son nez pointu et a repris de façon plus claire:
– Je veux dire que tu dois fréquenter une école régulière, pour que tu ne grandisses pas sans savoir lire et écrire. Tu me parais un garçon intelligent.
– Je sais dire l’alphabet, madame.
– Appelle-moi mademoiselle Nady…!
– Oui madame mademoiselle Nady.
– Non, tu dis simplement mademoiselle Nady. Répète: ma, de, moi, selle Nady!
– Mademoiselle Nady…
– Bien! Maintenant, retourne vite chez toi.
Éris a détalé à toute vitesse. Et l’institutrice est retournée auprès de ses élèves.
– 3 –
Mademoiselle Nady a tenu sa promesse envers Éris. Après la messe dominicale, elle est allée parler à son oncle et à sa tante.
Gesner a refusé d’obtempérer à la demande de la vieille institutrice.
– Qui va chercher de l’eau à la fontaine pour la cuisson? Lorsqu’Alicia va faire tous les matins ses provisions au marché, qui va surveiller la maison? Dites-moi donc, madame? Et puis tout le monde ne peut pas être des savants dans ce pays! C’est la nature qui en a décidé ainsi, s’il y a des maîtres, ne faut-il pas qu’il y ait des valets? N’y croyez-vous pas?
– Ce n’est pas juste de réfléchir ainsi. Ce garçon mérite mieux. Le traitement que vous êtes en train de lui infliger est injuste, inhumain. Vous raisonnez mal; permettez-moi de vous poser la question: pourquoi avez-vous décidé d’inscrire votre fille à l’école? Oui, dites-moi pourquoi?
– De toute façon, nous ne pouvions pas la garder à la maison… Elle doit devenir quelqu’une, c’est ainsi qu’elle pourra servir son pays.
– Et Éris, avez-vous pensé à lui? Il n’a lui-même aucun devoir civique envers sa patrie? Avez-vous pris quelques secondes pour réfléchir à son avenir? Il ne vous pardonnera pas d’avoir gâché sa vie, sacrifié son intelligence et sa jeunesse. Si vous accordez une demi-journée de liberté à ce petit pour qu’il ne porte pas sa lettre de condamnation, j’en suis certaine, Dieu vous le rendra au centuple…
– C’est non, madame! Et je ne reviendrai pas sur ma décision. Inutile d’insister, je n’y reviendrai pas. Dorénavant, je ne veux plus vous voir chez moi, je ne veux plus entendre parler de cette affaire d’école pour cette espèce de morveux qui nous donne déjà assez de fil à retordre. Non seulement il faut le nourrir, mais encore trouver de l’argent pour lui acheter des livres, des crayons, une ardoise, des cahiers et des vêtements pour qu’il aille traîner dans les rues de la ville? Je ne suis pas riche, moi. Faut-il bien que je gagne ma vie, que je nourrisse ma famille, que je m’occupe de ma fille?
– Mais vous avez promis à ses parents de l’envoyer à l’école, de veiller sur lui, de l’aider à meubler son petit cerveau pour qu’il devienne un homme demain. Grâce à vous, la société pourra bénéficier de son savoir faire, de ses compétences intellectuelles et professionnelles. Vous serez fiers, votre compagne et vous, d’avoir accompli une bonne action. Vous ne pouvez pas lui refuser ça. Ce serait un fardeau trop lourd à porter pour votre âme. Vous avez du souci pour l’éducation de votre fille. Vous voudriez que sa réussite, à tous les niveaux, constitue un objet de fierté pour votre famille. Le père et la mère de ce petit être attendent assurément la même chose de lui. Vous n’irez pas jusqu’à me faire croire que vous êtes un individu sans cœur, sans âme, sans bonté, sans conscience…
– Qu’est-ce que vous en savez vous-même? Hein! Qu’est-ce que vous en savez? Les gens qui m’ont recueilli chez eux, à la mort de mes parents, comment m’ont-ils traité selon vous? J’étais un gosse de six ans, abandonné à moi-même. Y avait-il quelqu’un qui venait prendre ma défense lorsque j’étais forcé d’exécuter des tâches harassantes, complètement au-dessus de mes forces? Je frottais les murs, j’astiquais les meubles, je lavais le plancher d’une grande maison de 9 pièces. J’accomplissais tous les jours « les douze travaux d’Hercule ». J’étais un forçat de la faim. Je dormais dans un hangar couvert à moitié. Quand il pleuvait, j’allais me tapir dans un petit coin et je regardais passer la nuit, sans joindre les paupières, sans fermer les yeux. J’ai dû lutter, lutter courageusement pour sortir de cet endroit infernal. En grandissant, j’ai appris presque seul à lire et à écrire. Finalement, je me suis évadé de ma grande prison. Pour survivre, j’ai mendié aux passants, j’ai accepté de me transformer en portefaix… Et puis, quand j’ai eu dix-sept ans, je suis allé m’enrôler dans l’armée. J’ai réussi à faire croire que j’avais atteint l’âge adulte, que j’étais majeur. Je ne dois rien à personne, moi. Absolument rien, rien…
– Je vois! Vous voulez faire subir à votre neveu toutes les humiliations que vous avez subies vous-même avant de devenir adulte.
– Il n’est pas mon neveu. Et je m’en fous qu’il soit le fils du frère aîné d’Alicia.
– Vous êtes possédé par les esprits du mal. Vous portez le mal en vous. Vous êtes sous l’emprise du diable.
– Et quoi encore?
– Vous ne laissez aucune place dans votre cœur pour les bonnes œuvres.
– Mais où étiez-vous, lorsque j’étais livré pieds et mains liés à mes problèmes, aux multiples souffrances et privations qui m’empêchaient de vivre? Ma mère, Soriane Pauléus, travaillait là, dans cette luxueuse demeure, comme servante. Elle faisait à manger pour une vingtaine de personnes, elle s’occupait de toute la lessive. Soriane paraissait toute jeune, quand elle était arrivée chez cette famille bourgeoise pour y travailler afin d’aider ses parents restés à la campagne. La saison cyclonique avait provoqué partout des pluies diluviennes qui causaient des dégâts considérables dans les champs. Les récoltes furent compromises. Elle était belle, ma pauvre mère. Le maître de la somptueuse résidence, un certain Francky Grayson, avait bu, comme tous les soirs d’ailleurs. Et ce bourgeois délinquant, qui avait fui son pays d’origine pour braquage de banque et de viol, avait choisi de se dégriser dans le corps innocent de Soriane. Le monstre avait pris l’habitude de la violer à répétition, jusqu’au jour où elle était tombée enceinte. Alors, il décida de la chasser. Il l’avait mise à la porte avant que son épouse n’en fût tenue au courant. Ma mère était donc retournée chez ses parents dans la localité dénommée Bassin Magnan. Malgré tout, le jeune paysan, Sorel Andréus, qui n’arrêtait pas de lui faire la cour depuis qu’elle était adolescente, accepta de se placer avec elle. Sorel m’a donné son nom et il m’a adopté. Je suis un bâtard. Mon père et ma mère ont été assassinés par un grand don, Anilus Sauveur, un chef de section à la solde du gouvernement. C’est à cause de cela que je me suis retrouvé chez des sorciers bien nantis.
– Mais quel rapport y-a-t-il entre ce garçon que vous traitez comme Cosette, chez les Thénardiers, et l’histoire tragique de votre vie personnelle?
– Le rapport: c’est que je me suis débrouillé pour trouver mon chemin tout seul. Il doit en faire autant. Personne ne m’est venu en aide au moment où j’en avais besoin. J’ai volé pour manger. J’ai tout fait pour rester accroché à la vie.
– Et vous vous vengez sur un petit innocent?
– Il devrait remercier Alicia de l’avoir sorti de son trou plutôt que de se comporter en ingrat vis-à-vis de nous.
– C’est vous qui devriez le remercier de tous les services qu’il est en train de vous rendre tous les jours, de toutes les tâches ingrates qu’il exécute chez vous, de tous les efforts surhumains qu’il déploie pour mériter de ronger les os que vous laissez dans vos assiettes. Alors que ses parents lui font parvenir chaque semaine des provisions alimentaires que vous gardez pour vous et votre enfant.
– Vous n’avez pas le droit de dire cela de nous.
– Oh si, j’ai tout à fait le droit. Et permettez-moi de vous dire que vous aurez à payer un jour votre méchanceté envers ce gamin sans défense. Lorsque ses parents apprendront comment vous l’avez traité, ils ne vous le pardonneront pas. Monsieur Gesner, pensez au revers de la vie.
– Vous me menacez?
– Non! Je voulais tout simplement vous rappeler que le mal peut durer longtemps, mais pas toujours. C’est le Prophète qui l’a dit: « Un temps pour chaque chose. Un temps pour rire, un temps pour pleurer. » Et j’ajoute, moi-même : « Un temps pour expier ses crimes. » N’est-ce pas pour cela qu’il existe le purgatoire et l’enfer? Au revoir monsieur Gesner!
Peu de jours après cette intervention courageuse de mademoiselle Nady auprès de Gesner pour le persuader de la nécessité d’envoyer Éris à l’école du quartier, le vieil oncle de Clotilde, Fontilus, est venu rendre visite au fils de sa nièce. Il était de passage dans la ville et Clotilde lui avait demandé de rapporter des nouvelles de l’enfant. Dès qu’Alicia a remarqué la présence de Fontilus devant la porte qui donnait sur la rue, dressé sur un vieux cheval qui paraissait avoir l’âge de son cavalier, elle est allée avertir son concubin impulsif. Le couple hautain a échangé quelques mots à voix basse, pendant que Gesner se tordait nerveusement le menton et se fronçait les sourcils. Il était fou de rage. Puis, malgré lui-même, se portait à la rencontre du vieillard visiblement éreinté. Il ne l’avait jamais rencontré auparavant.
– Bonjour monsieur, vous semblez chercher quelqu’un… Puis-je vous aider?
– Oui, mon garçon! Je m’appelle Fontilus… C’est bien ici la maison d’Alicia, la sœur d’Éliphète, le mari de ma nièce Clotilde …
– Exact, et je suis Gesner… Alicia n’est pas à la maison. Elle a emmené Éris avec lui. Vous savez, la tante et le neveu sont inséparables. Je lui dirai que vous êtes passé voir Éris.
– Clotilde m’a prié de vous remettre quelques victuailles, et surtout de lui donner des nouvelles au retour; je vais retrouver Éloïse au marché et tous les deux, nous repasserons plus tard. Au revoir, mon garçon!
Entre-temps, Gesner a eu le temps de couper les cheveux touffus et sales d’Éris avec les vieux ciseaux qu’Alicia s’est empressée d’aller emprunter chez André, le petit marchand tailleur qui confectionnait des habits pour les hommes et les garçons du quartier. André a même accepté de lui prêter un pantalon court et une chemise de la taille du petit domestique qu’il avait enlevés du lot de commande d’un de ses clients. Elle avait déniché une paire de tennis en bon état chez les Philistin qui, fort heureusement, faisait bien l’affaire du garçonnet.
Lorsque Fontilus est repassé quelques heures plus tard, dans l’après-midi, il trouvait le petit Éris un peu amaigri, mais propre, apparemment bien portant. Alicia lui a raconté que l’enfant a du chagrin à cause de ses parents qu’il n’a pas vus quand même longtemps, mais qu’il apprenait très bien à l’école, et demain, sans doute, il deviendra un homme qui sera utile à Éliphète et à Clotilde, peut-être même un grand chef du pays. En fait, cela pouvait être aussi la voix de Dieu dans la bouche de Satan. Comme nous l’a rappelé l’écrivain et critique littéraire Anatole France : « Les voies du Seigneur sont impénétrables. »
Fontilus est reparti satisfait et soulagé. Il a promis à Alicia et à Gesner de transmettre le message à Éliphète et à sa nièce. La promesse du paysan est sacrée. Fontilus avait donc la conscience tranquille. Éris, de son côté, était déçu. Il pensait que son grand oncle et Éloïse étaient venus le chercher pour le ramener à Éliphète et à Clotilde. Il avait envie de revoir ses frères, de courir dans les champs avec ses petits cousins et cousines, plutôt que de marcher pieds nus dans les rues caillouteuses de la ville, de plonger dans les eaux de la rivière La Quinte, au lieu de puiser de l’eau saumâtre dans le puits de Léa pour se laver et enfiler ensuite les mêmes guenilles qui couvrent son corps chétif, de mettre sa petite bouche dans les mamelles des vaches comme Dieujuste et Lysius et de laisser couler le lait dans sa « gargane », jusqu’à se saouler comme Thermitus, le fils de Clercina, qui le prenait dans ses bras quand il passait devant la maisonnette de Clotilde, même s’il titubait sur ses jambes déséquilibrées et affaiblies par l’alcool, de régaler une bonne assiette de « mil à chandelle » mélangé à des haricots blancs et enrobé de la sauce blanche des petits poissons des chenaux, comme Clothilde en a le secret, plutôt que d’avaler sans respirer des bouchées fades de farine de maïs jaune qu’il prépare pour Diego le chien et lui-même. En regardant Fontilus et Éloïse enfourcher respectivement le cheval et la bourrique et s’éloigner de la maison de son calvaire quotidien, Éris retenait mal ses larmes et son chagrin. Il avait l’impression que son petit cœur triste, désespéré, découragé…, de façon prémonitoire, était en train de lui révéler un message angoissant, dramatique, funeste… que sa petite cervelle n’arrivait pas à décoder.
– 4 –
Gesner Andréus est un homme de taille moyenne. Il a la peau claire et les cheveux courts et lisses. Il sait que les habitants du quartier le considèrent comme une espèce de mulâtre déclassé, un énergumène qui vit dans des conditions sociales embarrassantes. En fait, Gesner fait partie de la bande des « Ti Rouj » : un vocable créole inventé à partir des réflexions savantes émises par le chef de la rébellion des paysans haïtiens sudistes (1844-1846), Jean-JacquesAcaau, et qui sert aujourd’hui encore à désigner les mulâtres qui sont nés dans l’infortune. (Nèg nwè rich se milat… Milat pòv se nèg nwè.) « Le nègre riche est un mulâtre; le mulâtre pauvre est un nègre. » La plupart de ces individus à peau claire traversent une crise d’identité sérieuse et psychologiquement dérangeante. Plusieurs d’entre eux ne se considèrent ni noirs ni mulâtres. Et cela, pour des raisons qui ne sont pas difficiles à expliquer. Contrairement aux gens à la peau noire ou foncée, les mulâtres sont perçus dans la ville comme des gens aisés, éduqués, qui ont des places réservées à la cathédrale, qui s’expriment dans la langue d’Émile Zola, qui jouent du piano ou du violon, qui envoient leurs enfants dans les écoles des Frères de l’Instruction chrétienne, à Saint-Louis de Gonzague… ou chez les Sœurs de Saint-Pierre Claver, de Sainte-Rose de Lima… ensuite dans les universités nord-américaines ou européennes pour qu’ils deviennent médecins, ingénieurs, sociologues, économistes, avocats, écrivains, sénateurs, députés, ministres, présidents… Parallèlement, cette catégorie d’individus, à laquelle appartient Gesner, et dont la plupart ont fréquenté peu et même très peu l’école, exerce les petits métiers, habite dans les quartiers interlopes. Quelques uns se sentent même incapables de se considérer comme des mulâtres, et encore moins comme des bourgeois! Ces bâtards sont, pour ainsi dire, exposés aux préjugés sociaux dans les deux camps, voire rejetés des deux côtés de la barrière. Au bout du compte, sont-ils parvenus à comprendre vraiment les raisons essentielles qui secrètent les sentiments d’autofrustration et qui transforment leur existence en un boulet d’acier attaché aux pieds de l’esclave? Même inconsciemment, ils ont plutôt tendance à se voir comme des fruits non désirés et indésirables d’un croisement quelque peu bestial… Ce qui n’est pas toujours le cas, faudrait-il bien le souligner? Gesner aime vanter son origine du côté paternel, mais dit peu de sa mère qui vient de la paysannerie. D’ailleurs, c’était la première fois qu’il en avait parlé ouvertement à une étrangère. Il répète toujours, quand il a bu du clairin trempé: « Je ne suis pas n’importe qui, moi…! » Il clabaudait contre Alicia: « Moi, je ne suis pas pareil à toi… Si j’avais de l’argent et de l’instruction, je n’aurais pas fréquenté une femme comme toi… Ah! non! Certainement pas! » Faute de grives, Gesner, en attendant, mange donc des merles! Il espère toujours gagner à la loterie, quitter le vieux canton populeux pour aller recommencer sa vie ailleurs et fonder une vraie famille avec une femme jeune et belle, issue des milieux de la bourgeoisie compradore. L’argent ne cache-t-il pas tous les péchés véniels et mortels? Il laisserait quelquespiastres à Alicia et à Altâgrace, il changerait de nom et il disparaîtrait de la circulation sans demander son reste.
Après qu’il s’est fait expulser de l’armée pour viol et meurtre, Gesner est devenu percepteur d’impôts aux abords des routes qui relient la ville aux campagnes. Ces espèces de bandits des grands chemins passent la journée entière à persécuter, à tripoter les misérables paysans qui viennent vendre quelques ignames ou quelques légumes frais au marché de la ville afin de se procurer de l’huile de cuisson, du savon, du sel de mer et des morceaux de tissu pour se couvrir le corps. Ils volent les pauvres pour engraisser l’État, dans ce pays où les riches sont exemptés de toutes sortes d’obligations fiscales. Les percepteurs, qui sont parfois des membres influents de la milice armée du gouvernement, – ceux-là que l’on dénomme les tontons macoutes ou les Volontaires de la Sécurité nationale (VSN) –, taxent les produits transportés à dos d’âne au-delà de leurs valeurs marchandes réelles. Ils se comportent en véritables bourreaux. Les pauvres fermières qui ne peuvent pas régler d’avance les montants fixés arbitrairement par les taxateurs sont contraintes de retourner aux villages avec les denrées qu’elles comptaient vendre. Combien de fois qu’elles ont payé des taxes exorbitantes sur des petites quantités de patates, de maniocs, de maïs, de haricots, d’ignames… qu’elles ne sont pas parvenues à écouler sur les marchés publics ? La meute de rapaces dépouille sans scrupule les malheureuses gens de leur pécule au nom d’un État tout aussi irresponsable et cynique.
Les campagnards répugnent Gesner. Celui-ci les considère comme des pestiférés contagieux, des parias vulgaires, des créatures sans aveu qu’il faut traiter avec dédain, sans considération humanitaire. Alors que lui aussi, il est sorti des entrailles de la ruralité.
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Mademoiselle Nady n’a jamais eu d’enfants. Elle n’a jamais été mariée. Elle a enseigné dans les classes primaires chez les Sœurs de Saint-Pierre Claver durant cinquante-sept ans. Et quand sa santé s’est mise à détériorer, la congrégation lui a accordé tous les mois une maigre pension de vieillesse qui lui a permis de vivre jusqu’au moment ultime.
Un jour, elle a eu l’idée de transformer son modeste salon en salle de classe pour les petits enfants du quartier. À quatre-vingt-trois ans, elle avait encore une mémoire fidèle et paraissait très active. Et puis, le cœur trop usé s’est arrêté de battre un après-midi du mois de décembre comme le moteur d’un vieux bolide. Depuis quelques jours, on n’entendait plus déjà les échos de sa voix tremblotante qui suintaient dans les fentes des portes et des fenêtres. La ville est gorgée de lumières artificielles. Le « Sauveur du monde » allait naître dans quelques heures. Pour la première fois de sa vie de jeunesse et de vieillesse, Mademoiselle Nady n’aura pas assisté à la messe de minuit. Au passage du convoi funèbre qui avançait lentement, les hommes se mettaient debout, se découvraient, se courbaient, se cassaient presque en deux pour saluer le départ de cette citoyenne exemplaire, appartenant, sans le moindre doute, à une race d’hommes et de femmes en voie de disparition. Éris était l’unique gosse du quartier qui n’avait pas accompagné la dépouille mortelle de la grande dame confortablement installée dans le « paletot de bois » fabriqué par Boss Narius, à son ultime demeure érigée au cimetière de Descahos. Et puis, comment pouvait-il le faire? Les enfants et les adultes qui ont défilé à l’enterrement étaient parés de leurs habits neufs et reluisants, qu’ils gardaient jusqu’à la tombée de la nuit pour se rendre à la cathédrale Saint-Charles-Borromée à l’occasion de la Noël. Lui, le petit domestique, il trainait depuis trois ans la même vieille paire de tennis que sa mère lui avait collée aux pieds le jour du commencement de ses déboires, c’est-à-dire, le matin où il avait suivi son père de force chez Gesner et Alicia. Ses orteils, tellement couverts d’ampoules, sont devenus des plaies ouvertes. La douleur qu’il en ressentait, a déformé, ralenti et déséquilibré sa démarche. Il dandinait comme une vieille cane. Et Alicia qui lui criait toujours après pour qu’il marchât vite, encore plus vite. Bref, qui le traitait de tous les noms: fainéant, mauviette, gringalet, paresseux, bon à rien… Pour soulager ses pieds endoloris, il choisissait souvent d’aller faire les courses pour sa maîtresse sans se chausser. Éris a reçu chez sa tante et son oncle par alliance les mêmes traitements infligés aux jeunes esclaves dans les champs de coton du Sud des États-Unis. Comme la petite Sainte Anise de Maurice Sixto, il se levait avant tout le monde et se couchait en dernier. Il avait toujours faim. Le soir où Gesner a quitté la table sans y laisser des restes de nourriture, il est allé se coucher sans souper. Le matin aussi, c’était la même inquiétude.
Alors, il priait pour que Gesner ou Alicia ne finissent pas leurs assiettes, ne mangeassent pas tout le riz ou le maïs moulu mélangé avec de la purée de pois et arrosé de la sauce de hareng saur, de viande de bœuf ou de morue salée. « Doux Jésus! Fais qu’ils ne mangent pas tout. » Sinon, il devrait se contenter de ronger les os à la place de Diego, le vieux chien blanc et maigre qui n’arrêtait pas de japper. Une nuit que ses jappements ont réveillé Gesner, celui-ci, très énervé, a attrapé la pauvre bête par la queue et l’a envoyée par-delà la clôture en fil de fer. « Et ne reviens plus ici », gesticulait l’homme en furie. L’animal s’est éloigné en poussant des cris de détresse. On ne l’a pas revu durant un trimestre.
Tout le monde a cru qu’il était mort. « Pauvre Diego« , disait Éris, qui pensait avoir perdu son compagnon d’infortune. Personne, à part lui, ne s’est soucié de la disparition de Diego. C’était comme s’il n’avait jamais existé dans cette maison. Pourtant, la nuit où les deux voleurs ont essayé de pénétrer par la fenêtre de la chambrette d’Altâgrace, c’est lui qui a donné l’alarme. Il n’a pas hésité à sauter sur les malandrins qui ont fini par prendre la clef des champs. Avant de se sauver, le plus jeune des brigands lui a lancé une pierre tranchante à la tête. Le sang giclait du trou occasionné par le projectile. Le chien a pleuré comme un bébé qui souffrait de coliques. Malgré tout le vacarme, Gesner ne s’est pas levé pour aller secourir Diego. Éris, recroquevillé sur le morceau de carton qui lui servait de couche dans le minuscule salon, n’arrivait pas à se rendormir. L’animal gémissait de plus en plus fort. Peut-être que son ami avait besoin de son aide. Il avait sept ans. Il n’était qu’un petit gosse, sans défense, comme Diego. C’est normal pour un être humain, petit ou grand, faible ou fort, d’avoir peur…
Mais ce n’était pas normal pour lui de manquer de courage pour affronter sa peur. Éris a donc pris, avec un peu d’hésitation, la difficile décision d’ouvrir la porte, de sortir de la maison pour se rendre auprès de l’animal souffrant; il a remarqué la blessure; il a essuyé le sang qui coulait de moins en moins et il a bandé la plaie avec un morceau de tissu. « C’est dans des moments pareils que l’on a besoin d’amis« , faisait remarquer son père Éliphète aux paysans qui venaient lui porter assistance, lorsque le feu avait pris au grenier. Pour empêcher l’incendie de se propager, les femmes et les hommes ont déversé des dizaines et des dizaines de seaux remplis d’eau sur la vieille bâtisse engorgée de maïs en grain, de haricots rouges, blancs et noirs, de petit mil, etc. Le garçon a passé le reste de la nuit dehors, tenant la pauvre bête blessée, serrée contre lui. La douleur s’étant calmée, le chien s’est endormi. Et lui aussi, le dos appuyé contre le mur. Il faisait sombre et la température était fraîche; mais la fatigue a eu raison de la peur et du froid de décembre.
Diego est mort en automne de l’année de sa fugue. Personne n’a jamais su où il avait passé les trois mois qu’on ne l’avait pas vu. Il avait beaucoup plu. Toute la ville était remplie comme une casserole. Beaucoup d’animaux domestiques ont été emportés par les eaux en furie. Éris a découvert le corps sans vie de Diego coincé dans un buisson. Il a creusé un trou sous un amandier et il l’a enterré. Il a pleuré toute la journée. Alicia s’est contentée de lancer à Gesner: « Cette fois-ci, Diego ne reviendra pas. » Éris ne leur a pas dit que le chien était mort noyé. De toute façon, Gesner voulait longtemps déjà se débarrasser de l’animal. Il a répondu sans surprise:
– Au moins, il va nous foutre la paix, ce sac à puces… J’espère qu’il s’est noyé dans les eaux sales.
Alicia l’a tout de suite réprimandé.
– Tu vas attirer sur nous la malédiction du ciel. Tu ne dois pas parler ainsi de Diego. Tu sais, il nous a rendu pas mal de services. Quand même, nous sommes tous, les humains et les animaux, des créatures du Bon Dieu. Et puis…!
Alicia a préféré ne pas continuer la conversation. Avec le tempérament qu’elle connaissait de cet homme, cela pouvait facilement franchir la barrière d’une dispute stupide, aux conséquences imprévisibles et fâcheuses pour elle. Elle a coupé hâtivement les mots qui pouvaient soudainement réveiller les démons de la violence qui sommeillaient en Gesner. La dernière fois qu’elle a prononcé le mot « ingrat » pour qualifier l’attitude méprisante de cet individu grognon, hautain, franchement désagréable qui a toujours cherché à l’humilier, elle a eu les mâchoires presque dévissées avec les coups qui se sont abattus sur son visage comme les pluies de grêle qui déchirent la terre en automne.
Lorsque Gesner est sorti de ses gonds, on aurait dit une rivière démontée qui a quitté son lit pour tout ravager sur son passage. Même sa fille Altâgrace n’était pas à l’abri de sa colère. L’après-midi où il a vu Alicia échanger quelques mots et un sourire avec Alfredo, le marchand de billets de la loterie de l’État, il s’est mis dans un tel courroux qu’il a voulu passer toute la bicoque au feu. Jérôme, le mari de Claudinette a dû intervenir énergiquement pour le porter à se calmer. Lui, Jérôme, est un homme aimable et généreux. Son épouse paraît discrète et respectueuse. Elle parle peu et le sourire qui est comme soudé à ses lèvres la rend encore plus attrayante. C’est grâce à eux qu’Éris et Diego ne sont pas morts depuis longtemps de faim. Claudinette a gardé, en cachette, l’habitude de leur donner à manger, en l’absence de Gesner et d’Alicia.
« Mange vite fiston avant que ces suppôts de Satan ne reviennent t’importuner, dit-elle à Éris. Et puis, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi ton père et ta mère ont décidé de t’envoyer à la galère? Tu as l’âge de ma fille, tu devrais être à l’école, avoir quelqu’un qui prenne soin de toi… »
Jérôme s’empresse toujours d’ajouter:
– Un jour ma chérie, ça ne se passera plus comme ça. Le peuple dira son mot. Je te le dis, moi Jérôme Lavallée, il y a des hommes et des femmes qui luttent pour faire éclater des bourgeons d’espoir ici et ailleurs. Le président devrait faire construire des écoles aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Tous les enfants, tous les adultes, quelles que soient leurs origines sociales, devraient avoir la chance de s’instruire. Ce ne serait même pas une faveur, c’est un droit imprescriptible… Les autorités parlent toujours de développement, de création de richesses, de justice sociale, de droits humains, alors que ce pays demeure celui qui a le plus grand nombre d’individus de toute la région des Caraïbesqui n’ont jamais eu la chance d’apprendre à lire et à écrire.
Même lorsque les gens ont un métier, ils ne peuvent pas trouver du travail. Regarde le technicien qui répare les machines à coudre, celui qui habite tout juste à côté de Lucien, il m’a avoué avant hier que la dernière fois qu’il a travaillé, cela remonte au gouvernement du président Dumarsais Estimé. Il y a eu le coup d’État du général Magloire le 10 mai 1950, et il a été révoqué. L’usine a fermé ses portes. Les blancs sont partis. C’est là qu’il a appris à fabriquer des pièces pour réparer les machines à coudre. Je te le dis, ma femme : « Le peuple doit vivre ou mourir. Et il vivra! »
Claudinette n’aime pas voir son époux aborder ces genres de conversations.
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« Pourquoi ces histoires m’ reviennent-elles à la mémoire à c’te heure-ci », pense Éris…? Son angoisse augmente. Il remonte ses genoux jusqu’au menton. Le froid qui se dégage du plancher en bois, à moitié pourri, lui monte dans tout le corps. « Seigneu’! Quelle misère pou’ les pauv’! » Si le diable ne l’enlève pas cette nuit, demain, il ira tout raconter à Éliphète et à Clotilde. Mais les démons de Lucifer, les vampires de Clément Barbot lui laisseront-ils la chance de le faire?
Des voix se rapprochent de la vieille cabane dans laquelle il s’est retranché. Une multitude de voix de malotrus en furie qui vocifèrent des menaces de mort et qui débitent des obscénités à l’endroit d’un prétendu fugitif fantôme : « Ce fils de vaurien va regretter d’être sorti du ventre de sa mère… Nous le transformerons en passoire. Il apprendra à ses dépens que les Volontaires de la Sécurité nationale (VSN) ne plaisantent pas… C’est un blasphème, de l’hérésie même que de critiquer le « père spirituel » de la « révolution! » Les claquements des pas rythment les vociférations nasillardes dans l’atmosphère submergée d’une couche épaisse d’inquiétude glaçante. Éris se met à trembler. Une fièvre de frisson saisit son corps. Immobilise ses bras et ses jambes. La pesanteur le retient cloué au sol comme une puissante force magnétique. Il pense aux loups-garous. Au fantôme de Dessalines. À cet étrange quadrupède qui, selon la légende, galope dans toute la ville à minuit sonnant et qui enlève les passants surpris par l’heure indue dans les rues de la cité.
À présent, les voix ne sont qu’à quelques mètres de lui. L’enfant ne peut plus résister aux forces attractives de la frayeur montante. Mais ses pieds refusent d’obéir aux ordres de son cerveau. À ce moment précis, la lune s’échappe sous les nuages et balaie le vieux hangar abandonné de sa lueur rougeâtre. L’un des valets d’Ivan le Terrible repère une petite silhouette tapis dans l’ombre mince et transparente. Il fait feu sans hésiter. Les autres salopards le suivent. Un cri tonique d’un gosse innocent et malchanceux déchire le voile de la nuit. Plus rien. Quelqu’un a crié : « Diantre! Ce n’était qu’un enfant…! » Et un autre a rétorqué : « Que faisait-il dans ce lieu étrange à pareille heure…? Peut-être qu’il avait fugué…! En tout cas, c’est son jour de malchance…! » Les « assassineurs » creusent un trou dans le cimetière et y déposent le petit corps ensanglanté, criblé de balles.
* * *
Le septième jour qui suit la fin tragique de l’enfant inconnu, la maisonnette de Gesner et d’Alicia est passée au feu. Parents et fille dormaient profondément. Claudinette, leur voisine, est réveillée par l’odeur forte de la fumée qui irrite sa gorge et ses narines. Sa demeure parait éclairée par la lumière d’un jour prématuré. Elle secoue son mari. Dehors, les autres individus du voisinage commencent à se rassembler sur les lieux du sinistre. Ils parviennent à circonscrire les flammes. Malheureusement, les occupants du lieu n’ont eu aucune chance. Quelques minutes après, les employés municipaux retirent des décombres trois cadavres calcinés qu’ils enveloppent dans des couvertures de couleur gris foncé, pour aller ensuite directement les inhumer au cimetière de Descahos. Les croque-morts écorchent, entaillent la terre pour aménager une grande fosse dans laquelle les trois corps sont déposés sous les yeux de quelques curieux et vagabonds de la cité.
Ironie du sort, à côté de la tombe commune, sans jamais qu’on le sache, il y a le petit emplacement où sommeille éternellement un enfant malchanceux, dans les bras de son Ange gardien.

