Chavire chodyè : le peuple haïtien réclame une transition de rupture

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Chavire chodyè : le peuple haïtien réclame une transition de rupture

Walner Osna

Haïti traverse une crise multiforme depuis des années. Mes propos sur la crise ou plutôt sur la sortie de crise sont inspirés des travaux de l’éminent historien haïtien Michel Hector sur les crises et les mouvements populaires haïtiens. Ainsi, je considère que le pays traverse une crise totale ou une grande crise dont l’intervention de l’État est indispensable pour rétablir la situation (Hector 2006). En d’autres termes, Haïti fait face à une instabilité du système politique causé par l’incapacité [ou plutôt l’absence de volonté] de celui-ci à satisfaire les demandes populaires touchant toutes les sphères de la société. Il s’agit en effet d’un processus de délégitimation du régime politique en place et du modèle de l’État. Historiquement, « la lutte pour l’instauration d’un régime démocratique en Haïti est plus que séculaire. C’est une lutte contre un État accapareur, despotique, qui méprise souverainement les droits de la personne. C’est aussi une lutte pour réanimer et impulser le processus de la formation nationale trop tôt stoppée [avec l’assassinat de l’empereur Jean Jacques Dessalines]. » (Hector 2006, p.70)

Je situe la grande crise actuelle, qui a une origine historique plus lointaine, dans le contexte des deux événements les plus destructeurs que connait Haïti dans la décennie 2010. Le premier se réfère au séisme de 2010 qui a provoqué 280 000 morts, 300 000 blessés et 1,3 million de sans-abris. Le second consiste en l’accession en 2011 au pouvoir d’un groupe autoproclamé de bandit légal établissant ultérieurement un régime de banditisme. Ce régime de bandit légal dénommé PHTK est caractérisé entre autres par la corruption, le népotisme, le pillage, le vol, la gangstérisation du pays et de l’État comme mode de gouvernance visant entre autres le démantèlement des luttes populaires à travers l’instauration d’une situation de terreur dans le pays…

Cela étant, il faut bien distinguer une sortie de la conjoncture de crise et une sortie de la grande crise. Une sortie de la conjoncture requiert une série de mesures ponctuelles et immédiates. Lesquelles impliquent la formation d’un gouvernement capable de rétablir un climat de sécurité et de stabilité, d’organiser des élections et de s’assurer du rétablissement des trois pouvoirs de l’État. Observant ce qui se fait actuellement avec le conseil présidentiel à titre d’une sortie de la conjoncture de crise, le risque de reproduire une quatrième version du régime bandit légal PHTK est imminent. Cependant, une telle solution peut-elle être durable ? En quoi ce qui se fait actuellement va-t-elle permettre effectivement une résolution de la situation dans les intérêts des classes populaires ? Est-ce que lorsque les trois pouvoirs fonctionnaient les revendications populaires étaient leur priorité ? Est-ce que ce processus et les acteurs qui le composent seront en mesure de jeter au moins les bases de rapatriement de la souveraineté du pays ?

Quant à la sortie de la grande crise ou de la crise totale, outre les éléments de la sortie de la conjoncture, cela sous-entend d’autres mesures plus structurelles. L’expression populaire chavire chodyè a donné le ton et l’orientation nécessaires à celle-ci. En effet, je crois que cette sortie demande une véritable transition de rupture. Cette dernière suppose la mise en place d’un gouvernement capable de créer les conditions structurelles nécessaires pour rompre avec le modèle de l’État imposé par l’oligarchie nationale soutenue et renforcée par l’impérialisme états-unien, français ou canadien. En effet, il faut déterminer les mécanismes d’une véritable sortie de l’impunité. Cette sortie de l’impunité exige la mise en place d’un système judiciaire impartial, éthique et indépendant des forces obscures du pays et de l’international. Ce système judiciaire doit pouvoir assurer les procès des crimes financiers et de sang du régime politique bandit légal de PHTK et alliés. C’est-à-dire réaliser le procès pétrocaribe, des fonds de la CIRH ainsi que le procès d’au moins une dizaine de massacres dont sont complices les acteurs des diverses versions de PHTK et alliés.

En outre, ce processus requiert la dégangstérisation du pays qui passe non seulement par le démantèlement des gangs, mais aussi par le jugement des hommes et femmes politiques ainsi que des membres de l’oligarchie impliqués de près ou de loin dans la gangstérisation du pays. Pour ce faire le contrôle strict et rigoureux des ports, des aéroports, des frontières et des eaux maritimes est indispensable. Aussi, d’un point de vue juridico-politique, il faut clarifier la confusion autour de quelle constitution est en vigueur. Nous avons besoin d’un consensus sur le respect de la Constitution, qui n’est autre que celle du 29 mars 1987. La restauration de la souveraineté du pays est un autre défi majeur. Entre autres, l’organisation des élections dans le pays doit se faire de façon souveraine, elles doivent refléter la volonté du peuple haïtien comme c’était le cas en 1990. Sur le plan socio-économique, une rupture avec l’ordre néolibéral imposé à Haïti depuis les années 1980 ayant des conséquences dévastatrices pour la population s’impose. L’objectif prioritaire de toutes politiques économiques doit être la satisfaction des revendications et des besoins des classes appauvries et la souveraineté alimentaire du pays.

Tout cela implique de garantir les droits inaliénables des citoyens et citoyennes à la réparation pour des dommages causés par des individus, des institutions publiques ou privées ou par des régimes politiques. Donc, une véritable transition de rupture doit jeter les bases des conditions sociales, politiques, économiques, voire culturelles, pour que le pays ne connaisse plus jamais un régime néoduvaliériste de bandit légal. En d’autres termes, elle doit avoir comme boussole les préambules de la constitution haïtienne de 29 mars 1987 qui stipule que : « Le Peuple haïtien proclame la présente Constitution : pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et la poursuite du bonheur ; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. Pour constituer une nation haïtienne socialement juste, économiquement libre et politiquement indépendante. Pour rétablir un État stable et fort, capable de protéger les valeurs, les traditions, la souveraineté, l’indépendance et la vision nationales. »

Pour conclure, ce qui se fait actuellement avec le conseil présidentiel est loin des idéaux et valeurs d’une véritable transition de rupture. Puisque cette dernière doit d’abord être évidente à partir des choix des personnalités qui la constituent. Une transition de rupture se doit d’être composé de personnalités respectueuses, crédibles, honnêtes, éthiques, patriotes, engagées, compétentes ; des personnes en dessus de tout soupçon. Toutefois, je souhaite que le peuple souverain et les acteurs démocratiques partisans du changement et de gauche en particulier demeurent vigilants et continuent de faire pression sur le processus pour au moins parvenir à une résolution de la conjoncture de crise.

Ottawa, 27 avril 2024

Référence

Hector, Michel. 2006. Crises et mouvements populaires en Haïti. 2e éd. Port-au-Prince, Haïti : Presses nationales d’Haïti.

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