Par Ives Isidor

Nous sommes le dimanche 16 janvier 2011. La nouvelle vient de tomber comme une trainée de poudre à l’heure des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).   L’ex dictateur à vie Jean-Claude Duvalier, chassé du pouvoir en 1986, débarque en Haïti après 25 ans d’exil en France.  C’est une visite qui surprend tout le monde.  Personne ne s’y attendait à un moment où le pays sombre dans une autre crise post-électorale dont l’issue reste encore imprévisible. Jean-Claude Duvalier est accueilli sous les vivats de quelques centaines de sympathisants qui crient « Si Jean-Claude était là, nous ne serions pas ainsi ».

Si la visite de Jean-Claude Duvalier suscite la joie chez ses partisans et quelque jeunes curieux, le devoir de mémoire invite d’autres citoyens haïtiens, témoins de la dictature sanguinaire des Duvalier à mettre en relief les abus, les assassinats, les violations généralisées et systématiques des droits de l’homme et la dilapidation des fonds publics sous le régime des Duvalier père et fils.  Même si l’on devait absoudre Jean-Claude Duvalier des crimes politiques, des crimes de violation des droits de la personne et des crimes de détournement de fonds, il serait quand même reconnu coupable devant le tribunal de l’histoire d’avoir torpillé, galvaudé la transition politique et démocratique du pays.  En effet, Jean-Claude Duvalier avait la chance historique de lancer le pays sur la voie effective de la démocratie et du pluralisme politique et institutionnel.

Le pays aurait belle lurette passé le stade de la transition interminable si Jean-Claude Duvalier avait utilisé son discernement politique pour engager son pays dans la voie du progrès démocratique.  “Nous ne serions pas ainsi” si et seulement si Baby Doc avait la sagacité politique pour mettre en sourdine ses intérêts personnels au profit des intérêts supérieurs de la nation.  Le 9e président à vie avait les coudées franches pour aider son pays à sortir de la dictature.

Il pouvait aisément au début des années 80 choisir un leader de l’opposition de l’époque pour en faire son premier ministre et progressivement préparer le pays en vue d’une élection présidentielle pluraliste.  Lors d’une interview avec le journaliste canadien Pierre Nadeau en automne 1977, Jean-Claude Duvalier avait effleuré la possibilité de remettre son titre de président à vie en jeu lors d’une éventuelle élection présidentielle.  Mais sa myopie ou cécité politique lui a empêché de voir que le monde bouge et que le régime de dynastie politique hérité de son père n’allait pas faire long feu au regard des nouvelles donnes internationales axées sur la politique du respect des droits humains prônée par l’administration de Jimmy Carter.

Jean-Claude Duvalier avait dès 1980 beaucoup de cordes à son arc politique pour faire passer le pays du stade de régime dictatorial à vie à un régime réel multipartite et d’alternance politique et démocratique.  D’ailleurs, c’est lui-même qui se mettait à claironner haut et fort « Je voudrais me présenter devant le tribunal de l’histoire comme celui qui aurait instauré de manière irréversible la démocratie en Haïti ».  Mais au lieu de s’atteler à de vraies réformes constitutionnelles en vue de l’éclosion d’un climat démocratique, il s’est enlisé dans des replâtrages cosmétiques tournés autour de sa petite personne et de son régime présidentiel totalitaire.  Son entêtement, son obstination, son acharnement à s’arc-bouter derrière une présidence à vie dont le peuple en avait marre allait faire payer au pays le lourd tribut d’un long règne de coups d’Etat et d’instabilité politique.

Duvalier-Fils avait le momentum suffisant pour réaliser lui-même la transition démocratique dans un cadre plus calme, plus structurant, et plus ordonné que celui de l’après 7 février 1986.  Si seulement Jean- Claude avait été clairvoyant en termes de la mise en place d’institutions viables pour le devenir de la nation haïtienne, la culture de transition démocratique aurait été instaurée dans les mœurs haïtiennes ; la culture du pluralisme politique et institutionnel aurait été déjà la marque de distinction d’Haïti comme c’est le cas pour certains pays de l’Amérique notamment le Chili et la République Dominicaine qui ont également connu des dictatures.  Cela nous aurait épargné le long règne de transition que connait le pays depuis 1986.

La situation politique et économique du pays aurait été meilleure si et seulement Jean-Claude Duvalier avait été proactif pour accompagner le pays vers l’instauration réelle des partis politiques et la tenue d’élections pluralistes à tous les niveaux.  Mais au lieu de s’élever à la stature d’un homme d’Etat perspicace, il s’est fait leurrer par son entourage politique immédiat en se faisant dire que « la présidence à vie n’est pas négociable ».  Il a laissé empirer la situation et le peuple n’avait d’autre choix que l’impérieuse obligation de le chasser du pouvoir, le déchouquer en février 1986. 

Il a laissé le pays au bord de l’abime, aux mains d’une kyrielle de dirigeants novices qui n’avaient ni la culture de la politique, ni la connaissance des rouages et des routines de l’administration publique.  Le manque d’expérience de ces nouveaux administrateurs « on the job training » sans mentorat, ni supervision a donné lieu à un long processus d’apprentissage frôlant l’immobilisme administratif et le cafouillage politique.  C’est l’ère des slogans sans plans et de l’improvisation.  Depuis lors le pays se trouve embarquer dans une sorte de « transition qui n’en finit pas » pour répéter le mot de notre confrère du journal Le Nouvelliste, Pierre Raymond Dumas.  Si aujourd’hui certains se mettent à accueillir Jean-Claude Duvalier en héros c’est parce les différents gouvernements qui se sont succédé au timon des affaires de 1986 à nos jours ont eux aussi failli à leur mission de construction démocratique, politique, économique et sociale du pays.

Ives Isidor
17 janvier 2011

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