Culture | Robert Lodimus : « Mourir pour Vivre », deuxième extrait du roman

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Dialogue des esprits désaliénés et des consciences révolutionnaires(Deuxième partie)

Par Robert Lodimus

     Le vieux pasteur protestant qui jusque-là se contentait d’écouter parler Espérandieu, Silas et les autres brisa son silence.

– Compatriotes, je dois vous avouer franchement que je suis étonné de la façon dont vous abordez les problèmes de la pauvreté à La Roche, et dans d’autres régions où les individus connaissent des moments difficiles  dans leur vie de tous les jours. Je relève dans les réflexions que vous émettez une lucidité de langage édifiante. Vos paroles vous ont été inspirées sans nul doute par le Saint Esprit… En tant que croyant qui prêche la vérité éternelle aux âmes qui sont dans les ténèbres pour les ramener à la lumière du salut, je reconnais que votre bouche ne commet point de sacrilège, lorsque vous dénoncez l’injustice qui est à la base du mauvais fonctionnement des systèmes de société établis sur la planète. Au contraire, je crois que vous avez rendu au Créateur Suprême un glorieux hommage. Vous reconnaissez le sens profond de son pouvoir de justice, de liberté et de paix. Le personnage de Polyeucte disait à Pauline et à Félix dans la pièce de Pierre Corneille : « Dieu promet beaucoup et donne davantage… » Aujourd’hui, je confesse publiquement que l’Évangilequi est prêché ne correspond pas tout à fait à l’idéologie du christianisme. Je suis un ouvrier du Seigneur, j’ai choisi de vous servir en toute humilité, d’habiter parmi vous et comme vous. Cela fait longtemps que je suis au milieu de vous. J’ai vu naître certains d’entre vous. J’ai célébré les funérailles de vos parents. J’ai tenu vos enfants dans mes bras. J’ai partagé vos joies, vos douleurs et vos calamités. Échappé miraculeusement comme vous à la destruction de notre premier village causée par les inondations. Je porte des vêtements usés qui ressemblent aux vôtres. Comme l’a dit si bien frère Espérandieu, il ne faut pas se laisser emporter par les courants forts de la fatalité. La pauvreté n’est pas une vertu, c’est un signe évident, tangible de l’injustice humaine. Elle n’est pas non plus un mal inguérissable; cependant, il faut trouver le « bon remède ». Je ne vous dirai pas que la misère rime avec  le paradis. Ceux-là qui le soutiennent, sont-ils eux-mêmes misérables? Voyez donc où ils habitent, ce qu’ils mangent, qui ils fréquentent, comment ils voyagent? Pourquoi veulent-ils que vous soyez heureux dans vos bicoques insalubres, alors qu’ils ont choisi d’habiter dans des palais richement décorés…?

Cette croix, vous l’avez assez portée. Vous l’avez portée sur une trop longue distance. Vous êtes fatigués… Il faut avoir maintenant le courage de la remettre à ceux qui l’ont chargée sur vos épaules. Ce n’est pas parce que le Sauveur est né dans une étable que vous êtes condamnés à mourir dans la crasse et dans la saleté. Je vous ai toujours insufflé l’esprit de la résistance et du combat, pas celui de la soumission inconditionnelle et de la résignation! Je ne suis pas un philosophe, je suis né à la campagne. Ma mère et mon père sont décédés peu de temps après ma naissance, c’est ma marraine Safira qui s’est occupée de moi. Après l’enterrement qui a eu lieu à La Roche, elle m’a recueilli dans sa petite maison de deux chambres couvertes en tôles, montée sur la queue d’un des bidonvilles de la cité… Elle n’avait pas d’enfant. Arsène, son admirable compagnon m’a inscrit à l’école du pasteur Aristil. Tous les dimanches, je les accompagnais au culte. J’étais un petit garçon sage et intelligent. J’apprenais merveilleusement bien les histoires racontées dans la bible et je mémorisais les psaumes de David, de Salomon, etc. Je participais à des concours de récitation de versets…

Une nuit, des inconnus ont incendié le bidonville où mon oncle Arsène et ma tante Safira habitaient. Ils ont péri avec la moitié des riverains. C’est un voisin qui m’a arraché dans les flammes. Plus tard les rumeurs faisaient entendre que ce sont des cerveaux bourgeois qui se trouvaient derrière cette affaire d’incendie criminel. Ils voulaient s’approprier des lieux pour construire des usines, des maisons de commerce, des banques et aménager des maquerelles. J’avais presque quatorze ans; je suis retourné à La Roche avec cette vieille bible : le seul objet qui n’avait pas consumé dans l’incendie. Elle appartenait à mon oncle. J’ai dressé une tonnelle, j’ai fait du porte à porte pour inviter les habitants à venir adorer le Seigneur, chanter ses louanges avec moi. Beaucoup ont répondu à l’appel. J’ai toujours dit : « Un Dieu qui est riche, qui possède tout l’univers, ne devrait pas avoir des enfants déguenillés. Le fils du roi est prince; sa fille, princesse… Je n’ai jamais rencontré des princes et des princesses qui demandent l’aumône! » Il y a un mystère qu’il faut éclaircir à ce niveau…! C’est absurde…! Je me rapproche de mes soixante-quinze ans. Je ne serai plus longtemps parmi vous. J’entends déjà la voix de mon « Maître » qui m’appelle… Mais quand je serai parti, rappelez-vous toujours les paroles du Prophète, Ésaïe 48, verset 14,  que votre vieux serviteur a citées en cette pénible circonstance où nos cœurs sont plongés dans la tristesse pour notre sœur Francesca et notre frère Lebon accablés par la disparition fulgurante de leur fils Sauveur : « …Vous tous, rassemblez-vous et écoutez!… Celui que l’Éternel aime accomplira sa volonté contre Babylone et son bras pèsera lourdement contre les Babyloniens… »

    Le houngan du village, un nommé Oracius, se rapprocha du prédicateur protestant. Lui aussi avait son mot à dire. Il frisait la soixante-dizaine. De taille moyenne, le mystique personnage gardait une barbe grisonnante et clairsemée. Des yeux rouges et vifs perçaient son visage émacié, foncé comme l’asphalte. Ses lèvres, d’une épaisseur exagérée, avaient du mal à se rencontrer, peut-être à cause des quelques dents qui lui restaient dans la bouche et qui paraissaient désalignées dans ses gencives mauves. Oracius portait les mêmes couleurs de vêtements – une chemise et un pantalon en toile de kaki bleu, un foulard rouge noué autour du coup – depuis qu’il avait été choisi à l’âge de vingt et un an par les « mystères » pour exercer ses pouvoirs surnaturels à La Roche. Il y jouait à la fois le rôle de « bokor » et de « médecin traditionnel ». Les « Esprits », particulièrement Loko et Ayizan, lui avaient appris le secret des plantes médicinales. Il soignait tous les villageois indistinctement. C’était encore lui, l’Astérix de La Roche, qui préparait les potions avec des feuilles triées sur le tas pour soulager le révérend Joanel de ses douleurs arthritiques au dos et aux genoux. Quelquefois aussi de son côté, Oracius allait prier au temple protestant du village pendant que le pasteur officiait. Un jour, une fidèle demanda à l’homme de Dieu si c’était un péché d’aller consulter le prêtre guérisseur pour se faire administrer un remède contre ses maux d’estomac, celui-ci répondit sans hésitation :

     «– Ma sœur, il y a deux chemins qui sont tracés devant chaque individu à son arrivée sur la terre : le bien et le mal. Selon toi, dans quel camp faut-il placer ceux qui ont le don de guérir par les plantes? Accomplissent-ils un bien ou un mal? Lorsqu’ils préparent des onguents, du thé et bien d’autres médicaments avec des feuilles d’arbres que la nature a plantées dans la forêt pour soulager les maladies 157 de ses semblables qui n’ont aucun accès au médecin des bourgeois, agissent-ils sous l’influence de Jéhovah ou de Lucifer? Ce qui importe dans la vie, c’est de savoir discerner le bien et le mal, la justice et l’injustice, de pratiquer la sagesse et la vertu, tout en rejetant la haine et l’orgueil. Les premiers nous ouvrent les portes du paradis, les seconds nous valent l’enfer… »

    Quelques paysans vaincus par la fatigue se reposaient en position assise sur le crâne à moitié chauve de la montagne. Dans moins de trente minutes, il aurait fallu qu’ils eussent annoncé la mauvaise nouvelle aux parents du petit disparu… Le père et la mère, à bout de force et d’espoir, avaient fini par obtempérer aux conseils des habitants qui avaient unanimement   manifesté le désir de les voir retourner dans leur chaumière où ils pouvaient attendre le résultat des recherches, sans  qu’ils  entravassent,  d’une manière ou d’une autre, les efforts du groupe… Le  houngan  Oracius  Philogène  voulait  crever un autre abcès.

    –  Mon père, Fresnel Philogène, a travaillé comme éboueur pour le Bureau du Service d’Hygiène de la ville. Il poussait la brouette toute la journée, la remplissait de déchets qu’il allait déverser quelque part, sur des terrains vacants qui ne semblaient appartenir à personne. Ce travail ne lui rapportait pas gros. Souventes fois, il passait des mois sans être payé. Il n’était pas le seul à vivre dans cette malencontreuse situation. Par crainte d’être dénoncés et jetés en prison, les travailleurs n’osaient pas manifester leurs mécontentements. Ils ne réagissaient pas. Mon père qui ne pouvait plus faire face à ses multiples responsabilités familiales : payer le loyer de la maisonnette, acheter de la nourriture et des vêtements pour ma mère Émilie, mon petit frère Laurent, ma sœur Estella et moi, lâchait carrément son boulot. Alors, Fresnel a décidé de travailler à son compte, de devenir porte-faix comme mon oncle Dieudonné, d’économiser des sous pour acheter sa propre brouette, ce qui lui permettrait de transporter plus de marchandises, et de ce fait, d’amasser un pécule. Le directeur de l’institution a mal accueilli la nouvelle. Il envoie chercher mon père et menace de le faire emprisonner, s’il ne reprend pas son travail après deux jours.  Fresnel a préféré fuir avec nous plutôt que d’obéir…

C’est ainsi que nous sommes revenus à La Roche où mon père a recommencé à exercer son ancien métier de pêcheur de poisson, de crabe, de crevette, d’anguille et  de homard. Ma mère, un soir où la pluie tombait abondamment, a eu une violente dispute avec mon père. Elle n’était pas originaire de la région. Elle fait part à Fresnel de son intention de quitter La Roche pour retourner s’installer en ville. Son mari refuse de la suivre. Je choisis de rester avec mon père. Émilie emmène mon frère Laurent et ma sœur Estella avec elle… Nous ne les avons plus revus. Fresnel est décédé vingt-trois ans plus tard de maladie et de chagrin. Il pensait toujours que sa compagne allait réapparaître d’un jour à l’autre avec les deux enfants, et il n’a pas voulu avoir une nouvelle compagne dans sa vie.

D’ailleurs, tout le monde savait qu’Émilie était la seule femme qui avait conquis son cœur. À dix-huit ans, j’ai fait un drôle de songe. J’ai rêvé que je marchais dans une grande forêt où il y avait toutes sortes de plantes. Les arbres s’inclinaient sur mon passage et ils chantaient en chœur un rituel solennel dans une langue qui me paraissait complètement étrangère. J’ai raconté le songe à mon père qui m’a aidé à l’interpréter. Selon lui, il s’agissait d’une cérémonie d’initiation au monde surnaturel habité par les « esprits »… En fait, les « mystères » m’avaient transmis durant mon sommeil le secret de la médecine par les plantes. Chose absolument bizarre, incompréhensible, sans l’avoir appris dans les livres, je suis capable d’identifier toutes les plantes de la terre, même celles qui ne poussent pas dans notre pays et que je n’ai jamais vues. Je connais leur bienfait ou leur nuisance à la santé humaine… Je ne pratique pas la sorcelleriequi est associée de préférence à la manifestation du diable, je viens en aide à mon prochain au moyen de ma profonde connaissance des arbres de la forêt. La nature a tout prévu pour l’évolution des habitants de la planète. Elle nous a tout donné…

Le manque de sagesse qui nous caractérise  nous empêche d’en profiter largement pour notre bien-être personnel… Je sais où chercher, où trouver les feuilles qu’il faut pour soigner chaque maladie… Je sais aussi à quel moment qu’il faut les cueillir pour qu’elles soient efficaces dans la composition de ma potion. Pour certaines d’entre elles, la cueillette doit se faire pendant la nuit, alors que pour d’autres, c’est plutôt en plein soleil de midi… Ce n’est pas parce que je ne suis pas allé dans les grandes écoles de la ville que je suis incapable de voir ce qui se passe autour de moi. Je suis âgé de soixante-onze ans depuis avant-hier. Combien de temps me reste-il à vivre? Pas beaucoup…! Dans moins de quinze ans, ma tombelle se dressera quelque part, dans un coin de La Roche à laquelle j’ai tout donné et qui m’a laissé mon souffle au cours de la montée des eaux de la mer. Comme le révérend Joanel l’a souligné, je vous ai vus vous débattre comme le diable dans un bénitier pour survivre dans des conditions difficiles. L’État nous a abandonnés honteusement. Nous n’avons reçu aucune assistance qui nous permettrait de regarder l’avenir avec un léger sourire. À La Roche, grâce à Silas et au pasteur Joanel, beaucoup d’entre nous sont maintenant capables de lire, d’écrire et de calculer. Notre village doit être un modèle pour le monde de la paysannerie. Nous avons le devoir envers nous-mêmes et envers les autres de commencer dès à présent à tracer la route qui mène à la liberté… durable. Elle sera longue, peut-être… Mais pour nous et pour nos semblables,  ce sera l’ultime et « la longue marche » de la « mort » vers la « vie»…! L’expérience nous a appris qu’ils finissent toujours, les gens qui marchent, par se rendre quelque part… « Ogou Ferraille(14) » prendra les devants…!

    Les Rochois se mirent debout pour applaudir chaleureusement le houngan Oracius Philogène. Chaque mot de son improvisation pulpeuse charriait la révolte et l’envie de vivre. Pas celle d’exister, mais de vivre, au sens où le conçoivent les grands philosophes. La dame qui se faisait appeler Marie Siliane se mettait subitement à pleurer à chaudes larmes. Espérandieu la prit dans ses bras et il lui tapa doucement sur les épaules. Rousseau écrivit quelque part : « La vérité est dans les larmes, la nostalgie, la dépression, la déréliction, la mort… » À La Roche, on avait l’habitude de dire que « les adultes ne pleurent jamais pour rien. » Les habitants arrêtèrent de se fracasser les paumes de leurs mains. Tous les regards étaient tournés vers la jeune femme au physique lacéré par les rasoirs de la misère et de l’exclusion sociale. Marie Siliane faisait le double de son âge. Elle semblait avoir soixante-huit ans, alors qu’elle n’en avait en réalité que trente-quatre…

Quand elle avait commencé à se prostituer à l’adolescence, qu’aurait-elle pu espérer de plus que ces signes culpabilisants de flétrissement qui vinrent révéler cruellement sous les rayons illuminés du soleil ses regrettables moments d’indignité et d’égarement sur le chemin scabreux d’une existence perturbante… « Égarement », peut-être…! Cependant, sur le mot « indignité », il aurait fallu quand bien même se raviser. Surtout se mettre d’accord pour déclarer que déjà orpheline  à onze ans, il n’y avait aucune possibilité pour elle d’échapper aux griffes aciérées de ces « Méphisto » défroqués qui sillonnaient les allées bruyantes et obscures du bord de mer dès la tombée de la nuit à la recherche des proies vulnérables, faciles et sans défense… Marie Siliane en était une.

Clercine rendit son dernier soupir à l’aube d’une journée maussade du mois d’octobre dans les bras de sa petite Siliane… Trois années auparavant, ce fut Dieuseul, le mari responsable, et aussi le père soucieux, qui disparut tragiquement. Ce paysan infatigable, solide et costaud, qui travaillait dans les rizières d’un grand don originaire du sud des États-Unis, James Pearson, se fit mortellement piétiner par un cheval emballé, alors qu’il était en train de sangler l’animal effrayé par la présence d’un gros serpent qui se faufilait sous les pailles sèches. Siliane avait vingt et un mois quand le drame fut survenu dans sa famille. Rabrouée par les vagues de découragement, Clercine prit le chemin de l’exode à contrecœur. Elle abandonna sa case et le petit lopin de terre que Dieuseul avait hérité de son oncle Alfred et sur lequel elle cultivait des légumes et quelques fécules, pour devenir « revendeuse de détail » au marché du littoral sud de la municipalité, où elle avait choisi d’élire domicile parmi les autres « dames Sara ».

Elle avait donc décidé de faire de ce lieu bourdonnant son gagne-pain et sa demeure provisoire. Avec les quelques sous qu’elle réussissait à économiser en vendant les maigres produits de ses récoltes, elle achetait des melons d’eau, concombres, tomates, céleris, oignons, navets, carottes… qu’elle lotissait sur des quartiers de tissus variés ou des morceaux de carton. Les ronflements des marchandes et des marchands venus de loin, s’affaissant, comme un édifice dynamité par le bas, comme une bête de somme sous le poids de la fatigue chronique occasionnée par les longues journées de transactions, transformèrent le hall du marché public en un vaste dortoir… À entendre les bruits effroyables des ahanements, on aurait eu l’impression d’assister à un concert de musique cacophonique exécutée par des zombis avec des instruments importés d’une planète inconnue…    

     Au départ de Clercine pour l’éternité, la jeune adolescente, désormais seule au monde, perdue dans les limbes de l’incertitude, troqua du « plaisir défendu » avec les porte-faix et les brouettiers du coin contre un morceau de pain noir et un verre d’eau. Vendeuse de plaisir comme la Niña Estrellita ou Shirley MacLaine dans ses rôles de prostituée au cinéma, elle n’avait vraiment pas le choix. Car ce qui comptait à l’époque pour Marie Siliane, c’était d’avoir trouvé un moyen, qu’importe lequel, de résister et de survivre aux bourrasques de la famine sévère. Fanny, une jeune prostituée de quinze ans qui se retrouvait dans la même situation qu’elle, se chargea de lui trouver ses premiers clients. Elle lui apprit aussi comment les traiter pour qu’ils eussent au moins le goût de revenir une fois de temps en temps se retremper dans la sauce de cette pratique d’exploitation sexuelle franchement humiliante. Il n’était pas rare non plus qu’un goujat ivre, rempli comme un tonneau, se hissât à bord de l’embarcation fragile sans vouloir payer la traversée…

Et puis la providence envoya Jolibois sur son chemin. Le jeune homme était cireur de chaussures dans la vieille cité. Après avoir trainé dans les rues poussiéreuses pendant toute une journée, en agitant, par intervalles, la clochette recouverte d’une couche de cire noire pour signaler son passage, il avait développé l’habitude de planter sa tente au marché du bord de mer pour échapper aux brumailles des nuits pluvieuses et glaciales… Les affaires ne tournaient pas rond pour Jolibois. À chaque instant, il caressait l’envie de tout abandonner et de retourner vivre à La Roche. Il savait au fond de lui-même que c’était la meilleure décision à prendre pour qu’il parvînt à fuir la légion démoniaque qui le persécuta, harcela, l’écrasa, l’aplatit comme une règle de géométrie dans ce milieu urbain de nécrose, tout à fait hostile, inexorable même aux paysans errants, déboussolés comme lui… Il voulut de plus en plus se convaincre de l’impératif de l’acte qu’il lui fallait poser courageusement, et qui, en pareil cas, l’aurait amené à refaire la route en sens inverse pour qu’il eût recommencé à pratiquer comme autrefois ses activités de pêche à bord du minuscule voilier de l’oncle Oscar, en compagnie de ses cousins, Lifaîte et Manuel. Chaque nuit, à la même heure, l’esprit de Jolibois vagabondait, planait au-dessus des monts et des vallées de La Roche, s’arrêtait peut-être au passage pour se recueillir sur la fosse de tante Déborah dressée au bord du Carrefour des Trois Chemins, la sage femme qui avait accouché sa défunte mère Mercilia. Tout juste à sa gauche, Marie Siliane et Fanny reposaient leur corps endolori, meurtri sous les assauts des soûlards indigents : de véritables maniaques de la sexualité à rabais. La petite natte de paille, qu’elle partageait et qui leur servait de lit, hébergeait également quelques objets superstitieux, servant à des rituels d’incantation, de pénitence et d’exorcisme. Elles demandaient probablement aux « Esprits » de les protéger contre les maladies transmissibles sexuellement, et surtout d’absoudre leurs péchés, comme le Christ l’avait fait pour Marie la Magdaléenne. Fanny et Marie Siliane ne furent pas des débauchées.

Elles étaient arrivées dans ce métier par nécessité, disons pour pouvoir casser la croûte, et elle n’en retirait aucun plaisir charnel pour elles-mêmes. C’était toujours décevant pour les deux jeunes femmes de se faire rattraper le lendemain au milieu des étales pêle-mêle par la pénible et persistante réalité. Cette réalité quotidienne était semblable au Dragon de Colchide, le fils de Typhon et d’Échidna, gardien de la Toison d’Or, qui, dans l’antiquité grecque, enflammait et avalait sans pitié ses victimes…. Marie Siliane et Fanny, qui eurent la malchance, disons mieux, le malheur de naître dans ce pays où l’État souffrait de tous les symptômes de l’impotence, étaient fatiguées de se faire donner tous les jours les étrivières de l’indigence. Fanny décida d’abandonner l’ergastule de l’humiliation que lui imposa la vie depuis qu’elle était venue au monde. Cette nuit-là, elle sentait encore plus le besoin de déclarer forfait, alors qu’elle n’était qu’au tout début de ses tribulations. Elle n’avait ni l’énergie théséenne pour vaincre le minotaure de la pouille, ni la force héraclésienne pour triompher de l’adversité. A fortiori, le dicton latin rappelle : « Absque argento omnia vana (Sans argent, tout effort est vain). » Les coups de minuit venaient à peine de sonner. Dans six heures environ, le soleil allait encore escalader les rideaux de nuages. Fanny en avait assez de marquer ses journées toujours d’une pierre sombre. La jeune prostituée se redressa sur la natte rustique, quitta le hall du marché sans contrarier sa protégée éreintée, emportée dans son sommeil comme un loir. Elle franchit le grand orifice qui donna sur la mer et s’y laissa engloutir en marchant par les eaux salées et troubles, sans tenter de s’agripper aux courants tumultueux des vagues déchaînées… Fanny était partie avec son lourd secret jalousement gardé. Elle ne pouvait pas donner naissance et élever un enfant dans ces conditions-là. La nature injuste avait fait d’elle, par la force des choses, une femme de débauche. La Providence du ciel lui avait-elle donné les moyens d’exercer les responsabilités d’une mère de famille soucieuse et honnête? Et puis, quid du géniteur accidentel de cette œuvre bâtarde? Lhérisson le brouettier à la langue pendue, Orestre le barbier jovial du marché, Richmond le marchand tailleur prédicateur de l’aile nord, Léonce le porte-faix infatigable, Exilhomme le ferblantier philosophe, … encore, encore et encore? Aurait-elle pu elle-même le savoir? Isidore, le boucher de la place, découvrit le cadavre de la jeune femme quelques jours plus tard, échouant sur un banc de sable, près de la côte. Marie Siliane s’était sentie trahie et abandonnée. Elle était sevrée d’une amie, d’une grande sœur, d’une conseillère… Elle refusait de parler aux hommes et de les amuser, de manger, de boire, de dormir…

Des idées sombres et funestes irritaient son cerveau confus… Marie Siliane se laissait noyer dans ses pleurs abondants. Les douleurs lancinantes faisaient l’effet de coups de rasoir sur les artères de son cœur. Jolibois, le seul mâle de la basse-cour qui n’avait pas cherché jusque-là à explorer la forêt de son intimité exploitée, livrée à la merci des conditions épouvantables d’un mode de survie malaisée. Après l’enterrement de Fanny, Jolibois, le cireur de souliers taciturne et solitaire, commença à lui offrir son sourire timide. À chaque fois qu’il passait devant elle, dans le quartier qu’elle occupait dans l’édifice public, il sifflotait légèrement dans l’intention d’attirer son attention. Siliane décida de renoncer à son ancienne vie. Avec le petit montant d’argent que Fanny avait glissé sous son oreiller avant de voyager pour l’éternité, elle acheta des sachets d’allumettes, des boîtes de chandelles, des pinces pour les cheveux, des rubans, des barrettes, des épingles, des zips pour vêtements d’hommes et de femmes, qu’elle offrait aux clients du marché… Cette nuit-là, elle était déjà couchée sur le paillasson inconfortable, lorsqu’elle ressentit tout près d’elle la présence de quelqu’un. Elle devina tout de suite la silhouette élancée de Jolibois. Elle sursauta et se redressa.

     – Mais, que faites-vous là?

     – Je suis venu vous parler… Je vous prie de m’excuse de vous avoir réveillée…!

     – Ce n’est pas grave Jolibois, je ne dormais pas…

     – Comment cela?

     – C’est quoi, comment cela?

     – Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire…

     – Vous vouliez dire quoi?

     – Je voulais vous demander si vous saviez mon nom?

     – Fanny et moi, nous parlions toujours de vous. Nous vous avons trouvé bizarre, prétentieux… alors que nous sommes censés tous nous débattre dans le même panier de misère.

     – Vous avez vraiment pensé cela de moi?

     – Vous êtes le seul parmi les messieurs qui ne venait jamais nous voir la nuit. Vous n’allez pas me faire croire que passer un moment avec une femme ne vous a jamais intéressé?   

     – Disons que je n’ai jamais essayé…! En principe, on ne désire pas un plaisir que l’on ignore, une jouissance à laquelle on n’y a jamais participé.

     – Moi non plus je n’ai pas connu le plaisir de la chose…! Je l’ai fait par nécessité. C’était pour moi la seule façon de ne pas mourir de faim, d’acheter une vielle robe chez Laïza la couturière pour couvrir mon corps et une paire de sandales chez boss Sidoine pour protéger mes pieds contre les pierres et les cailloux. Si ce soir, vous êtes venu me voir pour essayer, je regrette, je ne veux plus livrer ma chair à la prostitution. Fanny en avait assez de la vie que nous menions à cet endroit du bord de mer. Se faire déshonorer entre les étales à moitié vides, hisser sur les tables dégarnies, rien que pour récolter quelques vieux centimes que l’on va dépenser le lendemain avec un grand gêne pour l’achat d’un morceau de pain blanc et d’une louche d’akassan de maïs chez Antoinette? Dieu merci, tout cela est derrière moi!

     – Marie Siliane, moi aussi, je sais votre nom. Depuis plusieurs mois, je vous observe tous les soirs. Quand je vous voyais partir avec un homme pour disparaître dans la noirceur épaisse, des crampes me bloquaient l’estomac. Je devinais ce que vous étiez en train de faire. J’ai souffert de cela, parce que je vous aime. Je vous ai aimée en silence, sans le dire à personne. J’ai joué plusieurs fois à la loterie, dans l’espoir de gagner de l’argent qui m’aurait permis de vous offrir une vie meilleure. J’ai joué, mais j’ai perdu…

     – Comment peut-on tomber amoureux d’une prostituée, d’une fille qui se déshonore, qui se donne à tous les offrants rien que pour collecter des sous, une femme qui marchande son corps, qui troque sa chair, qui ternit sa dignité?

     – Ma chère Siliane, il est toujours possible d’être amoureux de la personne que vous décrivez très bien, de l’aimer pour sa franchise, pour son honnêteté, pour son courage. Dans votre cas, vous n’avez rien fait de mal, si ce n’est que d’utiliser les moyens dont vous disposiez afin de continuer à survivre dans la tourmente. Vous n’avez agi ni par vice ni par défaut. C’est un devoir sacré pour quiconque de lutter avec la force de son âme et de son corps pour préserver la vie que le Créateur lui a confiée. C’est la première fois que je prononce les mots « Je vous aime ». Depuis que j’ai pris l’habitude de vous regarder sournoisement, je n’ai jamais envisagé mon existence sans vous. Si vous acceptez mon amour, vous ne serez pas déçue; je vous en fais la promesse; je vous en fais le serment.

     – Jolibois, moi aussi, je vous aime; seulement, je ne sais pas si je suis digne de vous, si je suis assez bien pour vous. Vous paraissez tellement réservé… Jolibois s’assit à côté d’elle et la serra dans ses bras. Sa bouche chercha ses lèvres dans la pénombre et les deux jeunes gens échangèrent leur premier baiser… Jamais Marie Siliane n’avait embrassé quelqu’un auparavant. Elle en fit la confidence à Jolibois.

     – Vous êtes le premier homme qui m’a embrassée sur les lèvres. Je n’ai jamais permis à un client de le faire. Pour certaines choses, je suis encore vierge… C’est avec vous que je les apprendrai…

     – Siliane, j’étais venu aussi vous proposer que nous quittions la ville pour aller reconstruire ensemble une nouvelle vie dans mon village natal. À La Roche, les habitants sont solidaires. Autrefois, avant de cirer les chaussures, je pratiquais les activités de pêche avec mon oncle et mes cousins. Je jetterai mes filets à la mer, je prendrai des poissons, des crabes…, enfin, tout ce que l’océan pourra me donner pour que je puisse m’occuper de vous… Je vous nourrirai, je vous logerai, je vous habillerai… Nous pourrons réparer la maisonnette de mes défunts parents et y habiter, juste en attendant… Cela me laissera le temps de construire celle qui sera à votre goût et qui abritera aussi nos enfants. Je vous offre ma chère Siliane l’occasion de devenir une paysanne rochoise à part entière, de vivre parmi nous, de partager nos habitudes, de danser chaque samedi soir avec nous la danse de Martinique sous la grande tonnelle de Fanchon… S’il vous plaît, ne me dites pas non…!

Robert Lodimus

(Deuxième extrait du roman Mourir pour Vivre de Robert Lodimus)

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