par Marc Arthur Pierre Louis
Emeline Michel en studio pour la première fois
Jeudi 6 juillet 2017 ((rezonodwes.com))– Le mois dernier je rencontre Emeline Michel au Karibe. Cela fait remonter tant de souvenirs. Je me suis dit qu’il faut partager quelques-uns d’entre eux, surtout son premier enregistrement. Cette histoire est jusqu’à présent inédite.
La « Voix des symphonistes » est un petit groupe évangélique dont j’hérite le leadership alors que son fondateur Fritz Alcé quitte le pays pour le Canada. Le créole vous dit « gwo non tiye ti chen. » Poète, Alcé avait choisi ce nom poétique qui n’avait rien à voir avec la réalité. On ne faisait certes pas de symphonies mais on luttait quand même pour percer. Cela prit du temps mais je me suis finalement bien mis dans mon rôle de maestro du groupe. Avec ma guitare de rythme appuyée par des doses de classique apprises de façon autodidacte, et d’autres rythmes des pays avoisinants je maitrise mon rôle à perfection. Je compose des chansons et fais des arrangements vocaux. Les filles me respectent et les musiciens savent que je compose de bonnes mélodies et que je joue les morceaux d’Amos Coulanges. Naturellement j’admire et pratique les superbes « bouyi » et les « graj » de Claude Marcelin du DP Express, particulièrement ceux qui débutent la chanson « Pale Pale w. » Même chez moi, mes sœurs finalement acquiescent à mon statut de musicien et m’acceptent comme tel avec tous les honneurs qui viennent avec cela. Prophète, je le suis dans mon patelin, ce qui augure de très bonnes choses. Ce sont mes sœurs qui me présentent Emeline à peine une adolescente et qui n’a aucun embarras à vous faire savoir qu’elle a une voix de velours et qu’elle aspire à devenir grande chanteuse. Elle ne doit pas avoir plus que treize ou quatorze ans.
Mes sœurs me disent que cette petite va m’impressionner. Elles l’entendent chanter à l’église et me l’amènent. On habite le même quartier à l’avenue La Caridad. Enchevêtrée entre nos deux maisons est la résidence du groupe Tropicana d’Haïti et Andy Dérose y vient souvent faire des répétitions avec l’orchestre en préparation à des spectacles et des enregistrements. A deux pas de ma maison il y a aussi celle d’Harold Faustin qui fera du Jazz son fief au niveau international. On «grageait » ensembles comme je le dis dans mon bouquin Été Hexagonal. Un quartier d’artistes. Emeline n’a aucune peur, aucune timidité, elle aborde la chanson de Jeanne Manson, La Chapelle de Harlem, avec une assurance inébranlable et l’exécute le plus naturellement du monde, comme si c’est sa propre chanson. Une interprétation parfaite. Je me dis que cette petite va quelque part. Il faut que je l’intègre au groupe. Les formalités sont remplies rapidement. Elles ne sont pas beaucoup. Aller chez ses parents chercher leur permission pour qu’elle vienne chanter avec nous. Sa grande sœur Emeraude chantera aussi. Je me dis que mes sœurs m’ont permis de faire une trouvaille exceptionnelle avec Emeline et cela va monter la côte du groupe.
I faut que je compose une chanson qui va mettre sa voix en exergue. J’en compose deux en fait. Rythme Bossa Nova toutes les deux. Accords modernes. Chansons influencées par beaucoup de styles et de mélodies qu’on entend chez nous en anglais en français, ou espagnol. J’introduis les chansons aux filles et aux musiciens. Ils en sont ravis. Emeline ne chantera qu’une d’elles, finalement. Une autre jeune chanteuse chantera l’autre. Je me prépare à quitter moi aussi le pays. Histoire de notre vie. Les frères Parents nous nomment les « Juifs errants des Caraïbes » dans une de leurs chansons. Laissons tomber. Il faut qu’on enregistre ces chansons à un studio de qualité. Comme cela je pourrai laisser deux bons morceaux à la radio.
Tony Jean-Baptiste, un jeune guitariste à talent que je rencontre pendant que j’assure des cours au collège Fernand Prosper va nous prêter sa virtuosité à la guitare solo. Tony maitrise aussi la guitare classique et joue au violon. Un excellent musicien. Il sera plus tard le maestro et guitariste du groupe Djakout Mizik et directeur de la section musicale de ENARTS (École Nationale des Arts). On se donne rendez-vous pour une soirée au studio Thoray de Raymond Desmangles à la rue de la Réunion. Tout le monde est là. Les musiciens, les supporters, les amis. Il faut tout faire cette nuit. Vite. Les musiciens entrent en studio en premiers et ensuite les chanteuses leur emboîtent le pas. On enregistre d’abord la section rythmique : la basse, la batterie et la guitare rythme. Tony vient ensuite improviser des solos sur des accords que je lui dicte au vif. Il s’exécute avec maestria. On garde le souvenir de cette session jusqu’aujourd’hui.
Puis vient le tour des voix. La première chanson est chantée par Myrlène qui malheureusement n’est plus avec nous. De belles progressions avec dissonance. Il nous avait pris un peu de temps pour enseigner les harmonies aux filles dans nos séances de répétitions mais elles sont prêtes. L’enregistrement se passe bien avec « An n priye. »
La chanson qu’Emeline va chanter « Kounye a tout moun di » est maintenant à l’honneur. Il est presque minuit et la session a été longue. Je lui rappelle les passages où sa voix va être en solo et surtout ceux où elle devra mettre en relief son talent et faire un peu d’improvisation, ce que les américains appellent « vocal riffs. » Elle entre dans le studio et exécute la chanson comme si elle la chantait toute sa vie. A quelques secondes du dernier chœur où elle doit faire le riff, je retiens mon souffle pour voir comment elle va s’en tirer. Les yeux fermés elle tape en plein dans le mille sous les regards ébahis d’émerveillement de tout le studio, les chanteuses, les musiciens, l’ingénieur Desmangles qui lui en a vu beaucoup et moi le maestro aux anges. Elle sort du studio comme une professionnelle accomplie. Voix juste, pas de traque, elle connait son métier. Sous le coup de l’émotion je cours vers elle lui donner une accolade et l’embrasser pour manifester ma joie et ma fierté de travailler avec elle.
On me rapportera que les autres filles étaient un peu jalouses d’elle. Ce maestro n’avait jamais agi de la sorte envers elles. Mais c’était une expérience unique. On comprendra qu’elle en aura bien d’autres, de magnifiques sessions mais cette première dans un studio d’enregistrement où l’artiste peut aisément avoir l’impression d’être dans une corvée, aura, je l’espère, sur elle un effet d’encouragement qui l’aura mise en confiance et qui en fait aura indiqué qu’elle est taillée pour ce genre d’expérience. Faite pour vivre sa vie derrière le micro. Les deux chansons étant bouclées, il faut raccompagner les filles chez elles et présenter des excuses à leurs parents pour leur avoir retenues si tard. Je me charge d’Emeline et d’Emeraude. Il n’y a pas eu de problèmes avec leurs parents.
Cette chanson qui l’introduit au public la signale comme une voix fraiche et belle. Elle signale aussi mon départ du pays alors que le groupe se modernisait. Il me faudra attendre plus de trente ans pour revoir Emeline. Entre temps elle est devenue la grande dame de la chanson Haïtienne. Je la rencontre au Karibe hotel sous les flashs des caméras de fans qui se prennent en photo avec elle. Contente de me voir, je lui rappelle de la Chapelle de Harlem et elle voulait pleurer. On se rencontre finalement, lui dis-je. Tu as raison, me dit-elle. On s’échange les numéros. Ne voulant pas prendre trop de son temps, je veux me retirer tout doucement mais elle insiste que je reste jusqu’à ce qu’on vienne la chercher dans quelques minutes pour sa performance à l’institut français.
Je décide finalement d’aller la voir chanter. Mais je me ferai renvoyer. Il n’y a pas de place à l’institut. Le spectacle est gratuit. Le tout Port-au-Prince est là. La cour est bondée de gens qui ne peuvent pénétrer dans l’aire ou elle doit se produire. J’aurais dû partir avec elle. Les blancs vont et viennent et les vigiles leur laissent faire. Mais on ne me laisse pas passer. Dire que je suis un ami d’Emeline est insuffisant à me permettre d’approcher près de la scène où elle doit chanter dans quelques minutes. Tout le monde peut dire qu’on est son ami. Je comprends un peu les vigiles. Je leur dis que je comprends leurs contraintes et que je vais me retirer pour leur faciliter la tâche. Une personne de moins parmi les centaines massées près de l’entrée et qui voulaient la voir chanter comme moi.
Elle n’’est plus ma petite qui avait ébloui tout le monde ce soir-là chez Desmangles. Elle a maintenant une plus grande scène et beaucoup d’autres à épater. Avant de réaliser cela j’avais mis plus de trois décennies.
Marc Arthur Pierre Louis (MAPL)

