Le Jour du Drapeau 2023

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par Henri Piquion 

Jeudi 18 mai 2023 ((rezonodwes.com))–

Si quelqu’un vous demande aujourd’hui si nous avons encore un drapeau, ne pensez pas qu’il est débile. Il est plutôt discret car sa question serait ainsi formulée pour ne pas vous agresser et vous culpabiliser, car il aurait voulu vous demander si nous avons encore un pays. Il aurait surtout voulu vous demander de vous joindre à lui et à ceux qui lui ressemblent et qui vous ressemblent dans le but de redonner à ce pays que nous avons laissé disparaitre une institution après l’autre, un principe après l’autre jusqu’à devenir ce rassemblement de zombis dont on doute qu’il soit encore un pays. 

Cette question vous serait posée pour vous rappeler qu’il y a aujourd’hui 220 ans un groupe d’Africains transplantés de force dans un territoire hostile, universellement considérés comme des sous-hommes et comme des marchandises qu’on s’échange, qu’on utilise et qu’on use pour ensuite les jeter, se sont réunis et se sont unis pour transformer cet espace de souffrances qu’on appelait alors Saint-Domingue en un pays qu’ils ont offert à l’humanité entière en disant qu’il ne doit plus y avoir d’esclavage, qu’il ne doit plus y avoir de sous-humanité, non pas selon le principe abstrait que tous les hommes sont égaux, qui doit être, mais qui doit être secondaire par rapport au principe concret que seule la lutte de libération peut conduire à la liberté qui accouchera à son tour de l’égalité. 

L’histoire nous a appris que tous les hommes ne sont pas égaux sauf dans l’esprit des philosophes qui enseignent que “le rationnel est réel”. La révolution dite de Saint-Domingue nous a appris que tous les hommes doivent se battre pour réaliser l’égalité, créer un réel qui soit rationnel. Le réel que cette révolution a fait surgir pour l’offrir à l’humanité est un pays qui hier encore s’appelait Haïti. Les esclaves devenus révolutionnaires nous en ont laissé la gestion. Qu’en avons-nous fait? 

Il nous faut répondre honnêtement à cette question en nous rappelant que si les esclaves révolutionnaires de Saint-Domingue se sont battus, c’était secondairement pour la liberté mais d’abord contre les conditions inhumaines de l’esclavage. On leur aurait demandé s’ils font la guerre pour être libres, ils auraient majoritairement répondu qu’ils se battent pour mettre fin à plus de trois siècles de tortures, de viols, d’humiliations, de privations et de souffrances physiques et psychologiques. Chaque fois qu’ils engageaient le combat contre les armées coloniales ils revivaient en accéléré ces trois cents ans de misères. Cette vision leur donnait la force de s’attaquer les mains nues au professionnel de la guerre et de la mort qu’est le soldat français en chantant “Grenadiers à l’assaut … » Ils allaient à la mort sans souhaiter la rencontrer, et leur chant de guerre “… sa ki mouri zafèr-a-yo … » n’était pas un chant de résignation mais l’expression de leur conviction qu’ils devaient donner jusqu’à leur vie pour modifier la situation et créer une société nouvelle. C’est par cette double négation de l’esclavage dans le combat et dans la mort qu’ils ont forgé le pays dont nous avons hérité. 

Plus que n’importe quand auparavant nous devons maintenant nous demander si la destruction du pays entreprise systématiquement depuis environ soixante ans n’a pas recréé les conditions contre lesquelles les esclaves se sont soulevés dans le marronage et l’insoumission d’abord, puis dans la révolte et enfin dans la guerre et la révolution. À l’époque il y avait l’armée française et les milices privées des colons. Leur raison d’être était la pérennisation de l’organisation économique qui en ces temps s’appelait l’esclavage et aussi de ses incidences socio-économiques. L’esclavagisme ne connaissait qu’un langage, celui de la violence physique sans limite. Le colonialisme de son côté n’en connait qu’un, celui de la domination donc de la violence psychologique et socio-économique. Aujourd’hui il y a les groupes armés dont l’existence a pour effet la pérennisation de l’exploitation et de la dépendance avec la complicité des dictateurs en place et à venir. Pendant un peu plus d’un siècle nous avons pensé que les choses avaient changé, qu’Haïti avait effectivement remplacé Saint-Domingue. En réalité, à part les signes extérieurs et trompeurs de la souveraineté, rien n’a changé, les gangs (gangs de bandits, gangs de politiciens, gangs d’hommes d’affaires, gangs de traitres aliénés, etc.) utilisent les mêmes langages que les Français, ceux de la domination et de la violence extrême. Les kidnappings, les rançonnements, les viols, le père lebrun, les assassinats collectifs ou ciblés, les détournements de la force de travail des citoyens et des richesses accumulées de la nation reproduisent en les amplifiant souvent les actions des colons et de leurs complices. Les gangs de 2023 sont la réactualisation de l’armée de Napoléon et des milices privées des colons. Les généraux d’alors s’appelaient Leclerc ou Rochambeau. Ceux d’aujourd’hui s’appellent BBQ, Grenn sonnen, Ti lapli, etc. Il reste à savoir qui a remplacé Napoléon. 

Il y a quelques jours que circulent sur les réseaux sociaux des vidéos montrant des foules en colère qui lynchent des membres connus de gangs de leur voisinage. Symboliquement, après les avoir tués ils leur donnent le père lebrun. Ce matin même à New York aura lieu une marche dont le cri de ralliement est NOU BOUKÉ. Les participants se retrouveront devant l’édifice de l’ONU pour dénoncer les pays qui alimentent la situation en Haïti en vendant des armes à ceux qui vont les distribuer aux bandits à leur service. La ville du Cap est mobilisée depuis deux jours contre la visite de Ariel Henry qui a déclaré vouloir y aller pour la Fête du Drapeau. Depuis deux jours des individus circulent dans des bidonvilles en distribuant des machettes neuves. On a envie de dire que la population a décidé de se défendre et a pris les moyens pour le faire, mais on se demande en même temps qui a financé l’achat de ces machettes distribuées gratuitement à des individus non regroupés dans un mouvement quelconque, voire d’auto-défense? On se demande également quelle suite organisationnelle les responsables de ces manifestations de masse vont donner à cette mobilisation spontanée. 

Je viens de le dire: Les rapports sociaux établis à Saint-Domingue avant 1804 ont été reproduits en Haïti après une tentative d’auto affirmation qui a duré environ un siècle. Ils se sont même développés et consolidés depuis que la dictature à double face s’est installée durablement de 1957 à aujourd’hui. Aux mêmes maux les mêmes remèdes. Mais quels ont été ceux appliqués avec succès à Saint-Domingue qui expliquent l’émergence d’Haïti? 

Le rejet de l’esclavage, pas nécessairement de la colonisation, a commencé dès que les premiers marrons se sont regroupés pour mettre sur pied de véritables sociétés malheureusement sans rapport les unes avec les autres. Sans avoir lu les grands philosophes ils ont compris qu’aucun groupe d’hommes n’est appelé à survivre si ses membres ne sont pas unis par des valeurs et des pratiques et s’ils ne peuvent pas communiquer entre eux. Nous ne parlerons pas déjà d’idéologie, même si nous pourrions techniquement le faire, mais ils se sont donné des raisons et des moyens matériels et symboliques de vivre ensemble, de vivre les uns pour les autres dans la solidarité la plus absolue. 

Le rejet du colonialisme est venu longtemps après quand les esclaves ont compris que les révoltes qui étaient des réponses spontanées au couple misère-répression engendraient des résultats contraires à leurs objectifs. Il fallait plus que cela. Il fallait une architecture organisationnelle, c’est-à-dire un ensemble de règles qui définissent les actions possibles ou non acceptables et une hiérarchie pour s’assurer de leur application. Il fallait encore plus que cela. Il fallait des symboles dans lesquels tout le monde se reconnaitrait. Ces symboles ont été fournis par les marrons (on dit à tort esclaves marrons) sous la forme d’une langue et d’une religion originales, la langue créole et la religion vaudou qu’ils avaient avec le temps élaborées dans les mornes. Il fallait encore autre chose: que les différents groupes d’insurgés qui n’avaient pas tous le même passé, il faut le dire, se définissent un même avenir sous la forme d’une nation, d’un état, sous la forme d’une société solidaire. D’où la nécessité du 18 mai 1803. À cette date les révoltes des esclaves sont devenues la guerre de l’indépendance qui donnera Haïti et la guerre de libération de l’esclavage qui se poursuit encore sous différentes formes dans différentes régions de la planète. Convaincu que notre devise nationale doit rendre compte de cette réalité, je propose depuis 1998 qu’elle devienne “LIBERTÉ, ÉGALITÉ, SOLIDARITÉ”. L’historien Claude Moïse vient de proposer il y a à peine quelques jours la formule “LIBERTÉ, CITOYENNETÉ, SOLIDARITÉ”. J’y souscris sans hésiter pour des raisons qui seront développées dans un autre cadre. 

La victoire d’Haïti sur Saint-Domingue peut nous enseigner comment en 2023 la future Haïti dont nous rêvons peut sortir des tripes du nouveau Saint-Domingue auquel nous avons donné naissance par notre antipatriotisme et notre aliénation. 

* Ce fut une victoire militaire, celle d’une armée sur une autre. Cela signifie que nous devons mettre en face de l’armée des gangs une armée nationale, moralement professionnelle, compétente et équipée. Sans prêter attention aux discours des fossoyeurs du pays, eux-mêmes chefs et commanditaires des gangs qui aspirent à la pérennisation de leur dictature et au développement de nos misères. Nous savons que les responsables gouvernementaux vont laisser les FAd’H dans le plus grand dénuement parce qu’ils n’ont aucun intérêt à la disparition des gangs de bandits. Dans ce cas la population doit prendre la responsabilité de sa défense, se faire entraîner et se préparer à un affrontement qui ne sera pas par définition une guerre civile, mais qui sera longue et sanglante. 

* Ce fut la victoire de l’union sur l’éparpillement, la division et les préjugés; la victoire de la solidarité. 

* Ce fut la victoire d’une idée de pays à faire sur la base de la connaissance critique du passé et de la nécessité d’humaniser l’avenir. Cela signifie que les élites intellectuelles et professionnelles doivent se concerter pour proposer un pays aux Haïtiens en le définissant par ses caractéristiques fondamentales et plus concrètement par un programme d’actions. 

Prétextant la guerre aux gangs le gouvernement de Ariel Henry s’est adressé à la “communauté internationale” pour demander que des soldats étrangers viennent aider la PNH à venir nous en débarrasser. Comme plusieurs autres citoyens j’ai répondu NON À L’OCCUPATION. Après des échanges avec des amis dont le patriotisme n’est point en question j’ai compris que NOU BEZWEN YON KOUT MEN. Le rejet de l’occupation dont tous les Haïtiens ont des souvenirs douloureux n’est pas celui de l’assistance technique et de la collaboration intellectuelle et technologique. Assistance et collaboration qui ne doivent en aucun cas infirmer notre capacité de définir par nous-mêmes les orientations fondamentales de nos institutions et le cadre juridique qui gouverne les comportements dans les limites du territoire national. C’est dans cet esprit que j’ai déjà proposé que certains individus de moralité et de compétence reconnues, a priori pas des politiciens, élaborent une feuille de route qui serait éventuellement soumise aux puissances étrangères qui accepteraient de venir nous prêter assistance dans la lutte contre le banditisme, dans la professionnalisation de l’armée et de la police et dans la formation des intervenants du système judiciaire. Vaincre les gangs et nous en débarrasser signifient aussi construire un état qui saura résister demain aux assauts des ennemis de notre pays qui ne sont pas que BBQ, Grenn sonnen ou ti lapli et qui ne sont pas non plus qu’Haïtiens. 

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