Pourquoi le référendum est faussement démocratique en matière constitutionnelle

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Vendredi 17 mars 2023 ((rezonodwes.com))–

Si les adversaires de Jovenel Moïse critiquaient sa démarche de réforme constitutionnelle, c’était sans doute dans l’espoir de pouvoir la concrétiser à sa place, au moment opportun, et non pour défendre les lois de la République. De fait, une fois le président assassiné, les nouveaux maîtres du pays ont choisi de continuer le projet de réforme illégale, en se justifiant du fait, qu’en dernière instance, c’est le peuple qui aura le dernier mot, vu que le texte sera soumis à un référendum. Qu’en est-il ? 

Le référendum a été introduit dans notre législation en 1918, par les occupants américains. La Constitution de 1889, que ceux-ci et leurs collaborateurs voulaient révoquer, était vieille de vingt-neuf ans et battait ainsi le record de longévité, car elle avait enfin assuré une stabilité constitutionnelle au pays, qui comptait déjà une douzaine de constitutions depuis l’indépendance. Face à leur refus d’adopter un nouveau texte favorable à l’Occupation, les parlementaires nationalistes de la 29e législature se sont vus brutalement chassés du parlement et la nouvelle constitution, voulue par les Américains, a dû s’imposer par référendum, le tout premier de notre Histoire.  

Selon les occupants, 99,2 % des Haïtiens auraient dit « oui » à leur Constitution, par voie référendaire. Alors que le pays était sous le joug de l’Occupation, dans son article premier, le nouveau texte stipulait sans gêne : « La République d’Haïti est une et indivisible, libre, souveraine et indépendante. Son territoire y compris les îles adjacentes, est inviolable et ne peut être aliéné par aucun traité ou par aucune convention. » Le fameux article 5 de la Constitution du 19 juin 1918 apporte une nouveauté dans notre législation : « Le droit de propriété immobilière est accordé à l’étranger résidant en Haïti et aux sociétés formées par des étrangers pour leurs demeures, entreprises agricoles, commerciales, industrielles […]. » On peut supposer qu’il s’agissait là du principal but recherché par les occupants avec leur nouvelle constitution. Cet article contredit, finalement, une disposition commune à toutes les constitutions antérieures, qui interdisait le droit de propriété aux étrangers. À l’article 12 de la Constitution impériale du 20 mai 1805, il est écrit : « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété », le mot « blanc » étant ici synonyme d’« étranger », comme c’est le cas aujourd’hui encore en créole haïtien. L’article 13 de la Constitution de Dessalines en précisait les exceptions. Cette disposition avait jusque-là survécu à nos nombreux zigzags constitutionnels. Elle était formulée à l’article 6 de la Constitution de 1889, fraîchement détrônée par les occupants américains, en ces termes : « Nul, s’il n’est haïtien, ne peut être propriétaire de biens fonciers en Haïti, à quelque titre que ce soit. » Dans la nouvelle charte, imposée par référendum, figure également un « article spécial » qui met à l’abri tout collaborateur de l’occupant, à l’instar de Jean-Baptiste Conzé qui, rappelons-le, avait trahi et livré Charlemagne Péralte aux Américains : « […] Aucun Haïtien ne peut être passible de poursuites civiles ou criminelles pour aucun acte exécuté en vertu des ordres de l’Occupation ou sous son autorité. » Dix ans plus tard, un nouveau référendum était organisé pour adapter le texte initial aux besoins de l’heure. Dans le plébiscite du 10 et 11 janvier 1928, le peuple aurait encore dit « oui » à 97 %. Les occupants américains venaient d’ouvrir la boîte de Pandore !

Le premier à avoir compris, à son avantage, le jeu vicieux du référendum était Sténio Vincent. Élu en 1930 pour un mandat de six ans, non immédiatement rééligible, il a organisé en 1935 deux référendums : un premier le 10 février, puis un second le 2 juin. Dans ce dernier, il a fait à nouveau adopter une nouvelle constitution, qui renforce indécemment le pouvoir exécutif au détriment des deux autres grands pouvoirs de l’État, et qui proroge son mandat de cinq ans. Le peuple aurait dit « oui » à 100 % des suffrages exprimés. Le 23 juillet 1939, « ayant bien mérité de la patrie » selon le préambule de sa Constitution, il a obtenu, entre autres, une prorogation supplémentaire de cinq ans, par voie référendaire à 99 %. Le peuple aurait à nouveau dit « oui ». À coup de référendums et de manœuvres politiques, Sténio Vincent a changé trois fois la charte fondamentale pour réaliser ses vœux dictatoriaux les plus fous.  

Après la révolution de 1946, tirant leçons des abus de Vincent, il paraissait évident et d’une urgente nécessité, pour nos législateurs, de bannir à tout jamais de notre législation cette forme de consultation populaire, parce qu’elle est à la fois démagogique et dangereuse en matière constitutionnelle. Parmi les constituants de 1946, il convient de relever la présence de Jean Price-Mars et d’Emile Saint-Lot. Nous étions à l’époque des grandes idées révolutionnaires. Les intellectuels s’engageaient ; pas moins de quarante-et-un journaux et une trentaine de revues étaient recensés rien qu’à Port-au-Prince. Ainsi, à l’article 148 de la Constitution du 22 novembre 1946, le recours au référendum est banni en ces termes : « Toute consultation populaire tendant à modifier la CONSTITUTION par voie de RÉFÉRENDUM est formellement interdite. » Cette disposition se retrouvera plus tard dans les mêmes termes à l’article 161 de la Constitution du 25 novembre 1950 (Paul E. Magloire) et, assez curieusement, à l’article 191 de la Constitution du 19 décembre 1957 (F. Duvalier). Cette disposition a été encore reprise, dans les mêmes termes, à l’article 284-3 de la Constitution de 1987 ; elle n’a donc pas été une invention des constituants de 1987, contrairement à l’idée largement répandue.  

Nos législateurs croyaient avoir enterré cette pratique pour toujours lorsqu’en mai 1964, François Duvalier a ressuscité le référendum. Selon les « résultats », 99 % des citoyens auraient consacré le pouvoir à vie de François Duvalier via référendum. Déjà quelques années auparavant, en 1961, à l’occasion des législatives, par un subterfuge s’apparentant à un référendum, il avait malicieusement prorogé son mandat alors que la Constitution de 1957, en vigueur, l’interdisait. Héritier politique de Vincent, Duvalier, lui aussi, avait bien saisi la farce électorale que représente le référendum dans un pays avec un taux d’analphabétisme oscillant entre 80 et 90 %. Les duvaliéristes en auront encore tiré profit à trois reprises pour bien asseoir leur régime autocratique. En 1971, au troisième référendum, à 100 % des suffrages exprimés, le peuple aurait encore dit « oui » au choix de Jean-Claude Duvalier pour succéder à son père. Dès la fin des années soixante-dix, à l’époque de Jimmy Carter et de la grande mode des droits de l’Homme, des régimes pro-américains, réputés inébranlables, commençaient à présenter des fissures visibles et même à sombrer, comme celui de Somoza au Nicaragua ou du Shah d’Iran pour ne citer que ceux-là. Quelques-uns ont dû s’ajuster aux valeurs démocratiques du temps pour rester en selle. Les duvaliéristes, eux, soutenaient que « la présidence à vie n’est pas négociable », alors que, sous la pression des organismes internationaux et des courageux militants politiques haïtiens, le débat faisait rage sur le sujet. Un nouveau référendum a alors été organisé, où le peuple aurait encore dit « oui » à 99 % à la présidence à vie des Duvalier. Nous étions le 22 juillet 1985. Quelques mois plus tard, à la chute du régime, en février 1986, c’était dans la violence du dechoukaj[1] que les naïfs, qui avaient cru à la sincérité du dernier référendum, ont découvert l’expression réelle de la volonté populaire.  

À la chute de Jean-Claude Duvalier, certains analystes avaient suggéré de remettre en vigueur une ancienne constitution, en attendant que les futurs élus se chargent d’une nouvelle charte, au Parlement, comme ce fut le cas en 1946. À la chute de Lescot, la Constitution de 1932 avait alors été remise en vigueur, en attendant un nouveau cadre constitutionnel. C’est une pratique relativement courante dans notre Histoire. Il nous arrive de rejeter une constitution, et, quelques années plus tard,  la juger soudainement mieux adaptée aux besoins de l’heure. Celle de 1816 a été remise en vigueur en 1846, sous Riché, et celle de 1846 elle-même remise en vigueur en 1858, à la chute de Soulouque, avant d’être amendée l’année suivante et adoptée une seconde fois en 1867. La Constitution de 1867 elle-même, révoquée sous Sylvain Salnave, parce qu’« inapplicable », a eu, elle aussi, cet immense honneur d’être à nouveau adoptée à deux reprises : en 1870 et enfin en 1876, lorsque la toute nouvelle Constitution de 1874 était tombée en disgrâce. C’est donc cette formule, qui consiste à revenir à une ancienne constitution, en attendant des temps plus sereins, que certains analystes avaient suggérée en 1986. Mais, les constituants de l’ère post-Duvalier n’ont pas résisté à la tentation de vouloir réinventer Haïti, de faire leurs propres expériences sans tenir compte du passé. C’est malheureusement le fantasme de chaque génération d’hommes au pouvoir dans ce pays, qui souffre d’amnésie collective chronique. Or « la politique est une science expérimentale qui doit puiser toutes ses leçons dans l’Histoire », nous dit A. Franck.

Bien conscient de la démagogie que constitue le référendum en matière constitutionnelle, les constituants en 1987 ont choisi de jouer au plus malin en pensant qu’avec un simple article 284-3, ils pouvaient à nouveau jeter dans les poubelles de l’Histoire d’Haïti cette dangereuse arme que constitue le référendum, une fois qu’ils en auraient bien profité. Ou alors, ont-ils pensé naïvement, comme certains le conçoivent aujourd’hui, que le mal pouvait être utilisé pour faire le bien ? Quoi qu’il en soit, en mars 1987, un nouveau référendum sur la ratification de la Constitution a fait dire au peuple « Makout pa landan’l ![2] », soit exactement le contraire de ce qu’il aurait avancé moins de deux ans plus tôt, au référendum consacrant le pouvoir à vie de Jean-Claude Duvalier en juillet 1985.   

Il est difficile de croire que les acteurs étrangers et locaux et, à plus forte raison, les professeurs de droit constitutionnel, qui font la promotion du référendum ont subitement oublié les amères épisodes que nous avons connus sous Vincent et les Duvalier. Une consultation par voie référendaire peut se révéler sensée et pratique quand le peuple est appelé à se prononcer sur un sujet sans équivoque et à la portée de la compréhension de tous, tel que l’adhésion ou non à la légalisation de l’avortement ou encore le changement de la couleur du drapeau national. En revanche, en matière constitutionnelle, le référendum est faussement démocratique dans la mesure où, quoique concernés au premier chef, les électeurs ne sont malheureusement pas forcément qualifiés pour saisir dans toutes leurs dimensions les enjeux et la portée des différents articles. On a vu le peuple se ruer aux urnes en 1987 pour défendre un certain article 291[3], sans se soucier du reste. D’où la pertinence d’une assemblée constituante, où des spécialistes en différents domaines et dignes représentants du peuple, préalablement désignés par le souverain primaire, discutent de ces sujets pointus qui exigent une certaine expertise et, surtout, une profonde connaissance de notre Histoire.  

Rolphe Papillon
Député de Corail à la 50e législature
rolphepapillon@hotmail.com


[1] Le dechoukaj se réfère à un mouvement violent, observé à la chute des Duvalier, où le peuple se faisait lui-même justice, en tuant des anciens dignitaires du régime déchu ainsi qu’en pillant leurs biens ou en y mettant le feu.

[2] « Dehors les duvaliéristes ! »

[3] Dans la Constitution de 1987, l’article 291, le plus connu de tous, consacrait l’exclusion des anciens dignitaires du régime duvaliériste de la vie politique pour une période de dix ans.

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