Quand nos élites s’accordent pour violer la Constitution 

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par Rolphe PAPILLON  

Lundi 9 janvier 2023 ((rezonodwes.com))–

En Haïti, les accords politiques se suivent mais ne se ressemblent pas, sauf peut-être en propositions indécemment inconstitutionnelles. À chaque grand hôtel de la capitale son accord ; à chaque jour de l’année bientôt le sien, sans doute. Celui du 21 décembre ou accord Karibe, le dernier en date, annonce au point 3.4 du document la nomination « d’experts constitutionnels qui réviseront la constitution haïtienne ».

Si les promoteurs parviennent jamais à passer leur menace à exécution, ce serait une première dans notre Histoire constitutionnelle, pourtant si riche en épisodes saugrenus. Le terme « expert » se réfère à celui qui a acquis une excellente connaissance par une longue pratique dans un domaine. En matière constitutionnelle, qui, en Haïti, peut prétendre au titre d’« expert constitutionnel » alors que, si l’on excepte l’amendement frauduleux de 2011, notre dernier exercice en la matière remonte à 1987, il y a 35 ans ? Dans ce jeu malin qui s’annonce, les Haïtiens ordinaires ne seraient pas assez qualifiés pour modifier leur constitution à travers une assemblée constituante, comme ils l’ont toujours fait depuis 1806, mais le seraient suffisamment pour apprécier l’œuvre des « experts » moyennant un référendum. Quelle supercherie !  Le Premier ministre Ariel Henry avait prévenu, dans son premier entretien à Radio Scoop FM, qu’il avait la capacité de déclarer la guerre. C’est exactement ce qu’il vient de faire, avec son comité d’«experts constitutionnels », mais contre son propre peuple, contre la charte fondamentale alors que, pratiquement, l’unique mission que la loi mère confie à un gouvernement provisoire est celle d’organiser des élections pour céder le pouvoir à un élu sorti des urnes. 

Il est un principe universellement admis que, dans toute démocratie, « le droit de modifier la loi fondamentale n’appartient qu’à l’universalité des citoyens lesquels cependant peuvent en déléguer l’exercice à des mandataires librement et préalablement désignés ». C’est au nom de ce principe que l’assemblée constituante devient obligatoire dans le cadre d’une réforme constitutionnelle, nonobstant l’appui éventuel d’un regroupement de spécialistes. Les imperfections de la charte de 1987 doivent être rectifiées, certes, mais, selon les prescrits constitutionnels. Qui permettra qu’un petit groupe d’usurpateurs de la capitale, non désignés par le souverain primaire que constitue le peuple, en s’autoproclamant « experts constitutionnels », s’arrogent le droit de modifier notre charte fondamentale ? L’idée même de la commission d’« expertsconstitutionnels » est une insulte à la nation et constitue en soi une provocation. Elle n’est qu’une autre forme d’expression du mépris séculaire des élites haïtiennes pour les masses, lequel mépris s’est toujours manifesté à travers une forte résistance aux idéaux démocratiques de 1987. En réalité, pour la période allant de 1987 à 2022, il s’avèrerait plus juste de faire le bilan de cette résistance permanente aux valeurs démocratiques plutôt qu’un bilan d’exercice démocratique, compte tenu du fait que l’ordre constitutionnel y a été rompu à sept occasions. Cinq présidents seulement sont sortis des urnes contre sept arrivés au sommet de l’État par la force des armes ou via un compromis politique, dérivant souvent d’une interprétation approximative de la loi mère. De nos cinq élus à la première magistrature depuis 1988, deux d’entre eux ont été renversés et le dernier assassiné au pouvoir. Dans le cas particulier d’Aristide, il a été élu deux fois mais brutalement chassé du pouvoir à deux reprises, également. Les deux chefs d’État qui ont réussi à boucler leur mandat constitutionnel, faisant ainsi exception à la règle, Préval et Martelly, ne semblent le devoir qu’à la présence de troupes étrangères sur le sol national. Force est de constater, chez nos élites rétrogrades, incommodées d’ailleurs par toute idée de démocratie et de progrès, une constante recherche de la légitimé du chef en dehors des urnes. Ce qu’ils visent, c’est de priver le peuple de son droit à placer son mot dans les affaires qui le concernent, pourtant, au premier chef. La voie privilégiée pour y parvenir demeure l’accord politique. Sous une apparence faussement démocratique, l’accord politique s’oppose, par essence, à la démocratie. Alors qu’il suppose un consensus préalable, la démocratie, elle, part de l’hypothèse du consensus impossible et tranche avec autorité dans le dissensus. C’est au nom de ce principe, lié au vote, qu’il devient légitime de disposer du pouvoir contre la volonté de 49,9 % des électeurs. Le prétendu « large consensus » dont rêvent les adversaires de la démocratie en Haïti relève non seulement de l’utopie mais s’est révélé, d’ailleurs, un jeu de dupes, au regard de nos expériences. De la dizaine d’accords signés entre 1992 et 2022, aucun d’entre eux n’a été respecté à la lettre. C’est également au cours de ces périodes dites de transition que les pires violations de la loi s’observent, sapant ainsi nos efforts en vue de faire d’Haïti un État de droit. Mais au pays de Bouqui et Malice, on adore jouer au plus malin. Comme chez tout bon joueur de poker, l’espoir de gagner la prochaine main suffit pour se consoler des échecs répétés et pour continuer à parier. Alors on parie sur le prochain désordre, sur la prochaine sortie des rails constitutionnels que l’on s’acharne à provoquer à coup de boycott des élections, de peyi lok, de coup d’État ou… d’assassinat de président.     

Mis à part le côté franchement inconstitutionnel de la démarche qui, dans toute démocratie, exposeraient les initiateurs à de sévères sanctions légales, au moins trois motivations annoncées, parmi celles qui sont avouables, méritent notre attention : la participation de la diaspora dans la vie politique du pays, la question des décharges et l’harmonisation des mandats. Il se trouve justement que ces trois questions, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, peuvent être réglées en dehors d’un amendement constitutionnel, moyennant de simples lois ou décrets. Contrairement au discours démagogique de certains hommes politiques qui suggèrent le contraire à nos compatriotes vivant à l’étranger, la Constitution de 1987 ne contient aucune clause privant la diaspora de son droit de vote. Une simple loi électorale peut prévoir des bureaux de vote au niveau de nos consulats à l’étranger. Un des grands irritants de la Constitution en vigueur demeure, aux yeux de tous, la question des décharges pour les anciens ordonnateurs publics, confiée aux bons soins des parlementaires. Pour éviter les abus, pourquoi un simple décret n’accorde-t-il pas la décharge automatique, passé un certain délai, à ceux qui en ont fait la demande et contre lesquels aucun arrêt de débet n’a été prononcé ? Enfin, en ce qui concerne la prétendue « harmonisation des mandats », personne ne sait, au fond, à quoi se réfère cette expression dans le document. Il convient toutefois de rappeler que le décalage des mandats de nos élus, dû à leur durée différente, n’est nullement le fruit du hasard. Le législateur, prudent, y a pensé pour éviter un vide institutionnel, pareil à celui que nous expérimentons actuellement. Si « harmoniser les mandats » revient à modifier la durée du mandat présidentiel, il faut se rappeler alors que la durée du mandat du chef de l’État ne semble jamais convenir en Haïti, ni à l’élu ni à ses opposants. Nos législateurs ont pourtant déjà tout essayé : mandat de quatre ans (1806, 1843, 1867, 1818), mandat de cinq ans (1935, 1987), mandat de six ans (1932, 1946, 1950, 1957), mandat de sept ans (1879, 1888, 1889, 1944) et même mandat de huit ans (1874). S’il s’agit plutôt de la fréquence des élections sénatoriales, on peut juste se référer à l’article 95 de la Constitution qui stipule : « Les sénateurs sont élus pour six (6) ans […] ». Au regard de cet article, ne pas organiser des élections tous les deux ans n’est pas inconstitutionnel. Qui, d’ailleurs, en serait lésé ? L’organisation des élections sénatoriales tous les deux ans, mentionnée dans les dispositions transitoires de la Constitution de 1987, est une pratique qui remonte à la Constitution de 1843 où les sénateurs étaient élus par la Chambre des députés, ce qui n’occasionnait aucun coût pour les finances publiques. Ce n’est qu’à partir de 1987 que l’ensemble des sénateurs sont élus au suffrage universel au même titre que les maires, les députés et le président de la République.    

La Constitution de 1987 est à peu près la seule chose que nous, les Haïtiens, ne pouvons reprocher aux Blancs de nous avoir imposée. À travers elle, nous avons nous-mêmes choisi notre régime politique, le mode d’organisation de notre État et surtout la manière de modifier la charte fondamentale. Avec sa ratification, nous avons explicitement fait le choix de vivre sous un régime démocratique, après 29 ans de dictature. Des élections régulières, l’adhésion populaire préalable pour assumer le pouvoir ainsi que le respect des règles sont des principes élémentaires inhérents à la démocratie, voire même à l’idéal républicain. Cependant, depuis la chute des Duvalier, les vrais démocrates n’ont jamais assumé le pouvoir. Quand ce n’est pas la gauche anarcho-populiste qui brade les intérêts nationaux au profit de ses surprenants alliés, c’est la droite réactionnaire qui impose sa loi. Or, en Haïti, au pays des extrêmes, les idées de la droite sont souvent des idées d’extrême droite. Les élites haïtiennes, de la prétendue gauche comme de la droite, ont toujours clamé haut et fort qu’Haïti n’est pas prête pour la démocratie ou, plus pudiquement, que la Constitution de 1987 « n’est pas applicable ». Cette expression n’est nullement une nouveauté dans notre vocabulaire politique. Elle s’employait déjà pour la Constitution de 1843 aussi bien que pour celle de 1867, et pratiquement à chaque fois que notre classe politique ambitionne de se défaire d’une constitution progressiste. La marche arrière annoncée sur les acquis démocratiques, si elle se concrétise, moyennant la scélératesse que constitue le référendum en matière constitutionnelle, montrerait bien que nos actuels dirigeants ont fini par convaincre le souverain suprême à se soumettre. Pour combien de temps ?   

Mise en veilleuse partiellement par Avril, dénoncée par Préval comme étant la cause de tous nos malheurs, frauduleusement amendée sous Martelly, la Constitution en vigueur avait, même, sa mise à mort annoncée via référendum, dans un décret du président Moïse. Une fois parvenu au sommet de l’État, nos dirigeants ne semblent nourrir qu’une seule ambition : se donner leur propre constitution. Nous en sommes ainsi à notre vingt-deuxième alors que nos voisins états-uniens n’en comptent qu’une seule depuis leur indépendance en 1776.  

La primauté de la force sur le droit est sans doute le mode de fonctionnement le mieux intégré en Haïti, de l’universitaire au plus vil gangster de rue. C’est bien Machiavel qui disait cependant qu’« il y a deux manières de diriger : la première est commune aux hommes et aux bêtes, c’est par la force. La seconde, elle, est exclusive à l’homme, c’est par les lois ». Quand un peuple refuse de se soumettre aux lois qu’il s’est pourtant lui-même données, il ne peut que retourner à l’état primitif et bestial qu’ont connu les premiers hommes de la planète, où celui qui disposait de la plus grosse massue imposait sa volonté aux autres. Faut-il rappeler que les lois, les institutions publiques, telles que le Parlement, sont relativement récentes dans l’Histoire de l’humanité ? C’est l’expérience, acquise au bout de millénaires de sauvagerie, qui a donné à l’Homme moderne la sagesse de les élaborer et de s’y soumettre pour vivre en paix et dans la prospérité.  En Haïti, nous persistons à vivre dans la négation absolue du droit. Cette énième tentative de réforme illégale de notre Constitution relève d’une aventure politique qui risque d’exposer le pays à davantage de calamités. Souvenons-nous que la révision constitutionnelle de 1806 a entraîné la scission du territoire et 14 ans de guerre civile, celle de 1846 a causé l’ensanglantement du pays en 1848 et qu’enfin, celle de 1867 a entraîné la guerre civile avec Sylvain Salnave qui a fini au poteau d’exécution sur les ruines fumantes du Palais national.  

Quand de brillants esprits, professeurs de droit constitutionnel, ou même auteurs de plusieurs ouvrages sur l’Histoire constitutionnelle d’Haïti, s’allient à une initiative visant à modifier illégalement la Constitution, on est en droit de se demander si ceux-là qui prétendent qu’Haïti n’a pas de chance avec ses intellectuels n’ont pas bien raison. Entre ceux, de qui on attend la lumière et qui choisissent plutôt de pécher avec la lumière en main, et ceux-là qui n’ont pas eu la chance de découvrir ni la lumière, ni même les lumières, les premiers ne sont-ils pas les vrais responsables des malheurs d’Haïti ?   

Rolphe PAPILLON  
Député de Corail à la 50e législature  
rolphepapillon@hotmail.com  

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