La double dette qui asphyxie Haïti. Pourquoi notre pays souffre-t-il de tant de pauvreté et de corruption?

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Cette île des Caraïbes a été le théâtre de « la seule révolte d’esclaves réussie dans l’histoire de l’humanité ».

Comment les haïtiens peuvent-ils continuer d’admettre que le premier ministre de facto, Dr. Ariel Henry, qui a planifié d’aller représenter Haiti au Sommet des Amériques, n’ait jusqu’à présent pipé mot, comme analyse, sur les enquêtes de New York Times à propos de la double dette de l’Indépendance, une semaine plus tard.

Lundi 30 mai 2022 ((rezonodwes.com))–Nombreux sont ceux qui peuvent facilement sombrer dans le racisme lorsqu’ils examinent les difficultés économiques, sociales et, surtout, éducatives auxquelles Haïti est confronté. Pourquoi ce pays souffre-t-il de tant de pauvreté et de corruption? Pourquoi voit-on tant de contrastes entre Haïti et son voisin immédiat, la République dominicaine ? Un récent article du New York Times (22 mai 2022) examine la grave exploitation économique à laquelle Haïti a été soumis après le soulèvement des esclaves en 1791 et la fondation de la République en 1804 par le Général Jean-Jacques Dessalines.

Haïti nage dans les courants troubles de l’histoire avec un Premier ministre venu de nulle part imposé par l’international et qui se prend pour un chef en fermant les yeux sur les atrocités des gangs. L’assassinat du président Jovenel Moïse dont le mandat constitutionnel touchait déjà à sa fin, le 7 juillet 2021 [1] s’inscrit dans cette lignée d’événements dramatiques qui consolident l’image d’une nation condamnée à être un  » État failli  » et Ariel Henry et la coalition PHTK-SDP-MTV-Fusion s’y plaisent tellement. Le chanteur misogyne aux verbes salés, Michel Martelly, appelé « le parrain », est fortement lié à l’assassinat de son « filleul », selon le New York Times et le dirigeant de droits humains, Pierre Espérance.

D’autres descriptions que l’on retrouve couramment dans les titres des articles de presse locale et internationale, soulignent le fait qu’Haïti est le pays le plus pauvre des Amériques ou de l’hémisphère nord, et sont douloureusement associées à l’effort mené par Toussaint Louverture au début du XIXe siècle, qui a conduit le peuple haïtien à la première indépendance des Caraïbes et de l’Amérique latine.

Le XXIe siècle n’a pas atténué les tristesses historiques qui pèsent sur l’île. Le séisme dévastateur et meurtrier du 12 janvier 2010, qui a fait plus de 300 000 morts [2], a ravivé les instabilités institutionnelles héritées du 20ème siècle, de la répression civile et des coups d’état qui ont suivi les féroces dictatures de Papa Doc et Baby Doc entre les années 1950 et 1980. Malgré tout cela, malgré une révolution étonnante et une volonté indéniable de surmonter les pires moments de l’esclavage et du colonialisme, Haïti dérive dans les eaux du chaos depuis plus de deux cents ans après avoir payé une double dette pour la reconnaissance de son Indépendance par la France colonialiste.

À cela s’ajoutent les abus perpétrés contre deux mille femmes et enfants entre 2004 et 2007 [3] par les forces de maintien de la paix des Nations unies chargées de maintenir l’ordre, le scandale des ONG et organisations internationales comme OXFAM, Save the Children ou la Croix-Rouge impliquées dans des orgies et des réseaux de prostitution [4], et comme si cela ne suffisait pas, l’exploitation de la reconstruction d’Haïti par la Fondation Clinton [5] avec de graves allégations d’enrichissement illicite après le séisme de 2010. À cause de cet enchaînement d’événements, en Haïti, la paix et l’espoir ont la couleur du pillage, ils sentent l’ingérence et l’abus, ils sont teintés de charité et finissent par devenir une entreprise de pauvreté amorale et sans fin.

Si nous parlons d’un État défaillant, il est important de remonter le temps, jusqu’à l’époque où Haïti s’organisait pour chasser l’envahisseur en 1791 et, une décennie plus tard, lorsqu’une révolution audacieuse et sans précédent culminait, remplissant de dignité le monde opprimé. L’acte haïtien n’était pas un acte ordinaire. Cette île des Caraïbes a été le théâtre de « la seule révolte d’esclaves réussie dans l’histoire de l’humanité » [6]. Un message trop important et trop menaçant pour que les Caraïbes soient entre les mains des nations européennes. Ainsi, à cette époque, au début du XIXe siècle, l’armée de Napoléon ayant été vaincue, la France et les puissances coloniales se sont organisées pour éviter que la fièvre de l’indépendance et de la révolte des Noirs ne se propagent à d’autres régions.

Dès le début, aucune nation européenne n’a reconnu Haïti, et le gouvernement français a imposé un blocus naval extrêmement sévère destiné à étrangler les comptes de la jeune nation des Caraïbes. Le blocus était si serré, la pression si notoire, que le président Jean Pierre Boyer, affaibli et acculé, dut signer en 1825 – sous la menace d’une invasion – l’ordonnance royale du roi Charles X, qui venait d’accéder au pouvoir dans une France désorientée après la chute de Napoléon, et, pour couronner le tout, frère du Louis XVI exécuté.

L’histoire voulait qu’Haïti soit un exemple de ce qui ne pouvait pas être répété, de l’ineffable et de l’inacceptable dans le monde colonialiste. L’ordonnance royale imposée à Haïti exigeait une compensation de 150 millions de francs-or de l’État français pour les pertes infligées à son système esclavagiste [7]. Ironiquement, la France a inclus dans ce projet de loi de recouvrement non seulement les dommages matériels, les plantations brûlées et les colons perdus pendant les révoltes, mais aussi les esclaves morts (propriété exclusive des propriétaires expulsés). Le message en retour était clair : Haïti allait payer pour tout et en double.

La « double dette » à laquelle la jeune nation des Caraïbes a dû faire face dès ses premiers jours a conditionné son parcours et son existence.

Malgré une renégociation humiliante en 1838 entre « nations amies » – qui a ramené la valeur de la dette à 90 millions de francs-or – il a fallu attendre 1883 pour qu’Haïti paie le prix exorbitant imposé à l’origine pour sa liberté. De 1825 à 1883, elle s’endette à plusieurs reprises pour maintenir la direction prise vers l’indépendance et commencer à construire un projet national. Puis, pendant 70 ans, elle a dû continuer à payer les intérêts facturés par les banques françaises ou américaines qui ont « facilité » le remboursement de la dette initiale. Cet état de fait a empêché la première nation des Caraïbes d’investir dans son système de production ou de définir des investissements à long terme. C’était également le souhait des nations colonialistes : que le flamboyant Saint-Domingue français, qui s’enrichissait de la souffrance extrême de dizaines de milliers d’esclaves importés d’Afrique, soit transformé du jour au lendemain en un ghetto méconnaissable, désolé et oublié du Nouveau Monde.

Un pays en quête permanente de lui-même

Selon certaines études, la somme qu’Haïti a dû payer pendant 58 ans équivalait à quelque 21 milliards de dollars en 2004 [8]. C’est-à-dire sept fois le PIB de l’île cette année-là. Cependant, pour apprécier l’effort de survie produit par Haïti, il est important de se concentrer sur les faits. L’île des Caraïbes devait s’accrocher indéfiniment aux crédits des banques européennes et américaines, « jouer » avec les taux d’intérêt et vivre avec les pressions extérieures, dans une dynamique qui allait jeter les bases du néocolonialisme le plus atroce. Puis, lorsqu’en 1915 une révolte populaire aboutit à l’assassinat du président Guillaume Sam et met en péril les plans de remboursement de la dette et les intérêts de nombreuses entreprises, les États-Unis interviennent militairement et occupent le pays jusqu’en 1934 (date à laquelle le dernier contingent quitte l’île) [9].

Dès lors, Haïti n’était plus qu’une esquisse fiable de ce qu’elle était censée être, vue du point de vue des nations dominantes. Un pays en quête permanente de lui-même. Un pays intervenu ou assisté, maintenu en vie sombrement dans une unité de soins intensifs, mais toujours inoffensif sur la scène internationale. Le meilleur exemple est le moment et la manière dont l’île d’Haïti a finalement pu rembourser les intérêts perçus sur la première dette imposée à la France. En 1952, après des années de surveillance sévère de la part de la France et des États-Unis [10], l’installation d’un système financier complexe et des contrôles financiers écrasants, Haïti a finalement remboursé les intérêts de la première dette imposée par le roi Charles X. Seulement 127 ans après avoir initié le premier paiement à la France, Haïti peut parler de dette annulée.

La « double dette » à laquelle la jeune nation des Caraïbes a dû faire face dès ses premiers jours a conditionné son parcours et son existence. Haïti est aujourd’hui aux prises avec les douleurs de l’ingouvernabilité et, tandis que la communauté internationale étudie les moyens d’établir une stabilité qui contribuerait à « atténuer » les indices de pauvreté et d’insécurité, les puissances occidentales telles que les États-Unis et la France tirent des ficelles (discrètes et bien intentionnées) pour maintenir leur contrôle habituel en plaçant des dirigeants de doublure, comme ce fut actuellement le cas avec le neurologue Ariel Henry. C’est même impensable!

[1] Jacobo García. « Le président d’Haïti, Jovenel Moïse, abattu à son domicile ». ElPais.com. 7 juillet 2021.
[2] Lioman Lima. « 10 ans après le tremblement de terre d’Haïti : 5 choses qui ont dévasté le pays des Caraïbes avant le séisme de 2010 ». BBC.com. 11 janvier 2020.
[3] La Vanguardia. « Les soldats de la paix de l’ONU ont abusé de 2 000 femmes et filles en Haïti, selon un rapport ». LaVanguardia.com. 19 décembre 2019.
[4] ElDiario.es. « Le scandale d’OXFAM en Haïti révèle 120 autres allégations d’abus dans les ONG britanniques ». ElDiario.es. 11 février 2018.
[5] Pilar García de la Granja. « Haïti : la démocratie fragile d’un des pays les plus pauvres du monde ». NiusDiario.es. Le 8 juillet 2021.
[6] BBC News World. « L’amende de plusieurs millions de dollars qu’Haïti a payée à la France pour être le premier pays des Amériques à devenir indépendant ». BBC.com. 30 décembre 2018.
[7] Jérôme Duval. « Haïti : de la colonisation française à l’esclavage économique de la dette ». ElSaltoDiario.com. 25 septembre 2017.
[8] Mar Romero. « Haïti, l’oubliée de l’Amérique ». ElOrdenMundial.com. 12 mars 2020.
[9] Wikipedia. Occupation américaine d’Haïti.
[10] Louis-Philippe Dalembert. « Haïti, la dette originelle ». Liberation.fr. 25 mars 2010.

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