Vidéo | Université de Bordeaux : Exposé de soutenance de thèse sur la décentralisation en Haïti, de Francilien Bien-Aimé, doctorant en Science Politique

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2020

EXPOSÉ DE SOUTENANCE DE THÈSE

Francilien BIEN AIME
Doctorant en Science politique
Université de Bordeaux / Sciences Po Bordeaux
Bordeaux, le 30 mars 2022

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du jury,
Mesdames et Messieurs les invités

Lundi 4 avril 2022 ((rezonodwes.com))–

Remerciements

Je voudrais tout d’abord présenter mes remerciements à tous les membres du jury pour leur présence ici, à Science Po Bordeaux, ce 30 mars 2022, dans la cadre de la soutenance de ma thèse en Science politique. Je remercie tout particulièrement Mme. Marion PAOLETTI, ma directrice de thèse à qui je témoigne ma reconnaissance pour les années de suivi, et plus largement pour tout l’encadrement qu’elle m’a apporté tout au long de mes travaux de recherche doctorale. Ensuite, je remercie toutes les personnes qui ont contribué, chacune à leur manière à la réalisation de ma thèse. Finalement, je remercie tout le public qui a fait le déplacement et tous ceux qui sont en distanciel qui assistent à la soutenance de ma thèse intitulée : « Une politique de décentralisation empêchée en Haïti : analyse des résistances et conflits entre l’État et les collectivités locales ».

Présentation de la thèse et du plan

Cet exposé consiste à faire une présentation succincte de la thèse en trois parties.

Je ferai dans un premier temps la présentation de la recherche ainsi que l’élaboration de la méthodologie employée. Puis, dans un deuxième temps, je présenterai les enseignements et les résultats. Enfin, je proposerai dans un troisième temps, plusieurs pistes de réflexion qui, je l’espère, permettront d’alimenter notre discussion et le débat.

 

Définition du terme et présentation de l’objet de la thèse

Qu’est-ce que la décentralisation ?

Il convient ici d’apporter une précision relative au terme de « décentralisation » plus particulièrement.

Plusieurs définitions sont attribuées au terme de « décentralisation ».

Pour Thomas Frinault, « La décentralisation peut être appréhendée comme un phénomène d’essence négative au sens d’un processus de sortie de la centralisation qui postule cette dernière comme donnée préalable. » (Frinault, 2021, p. 70).

Pour sa part, Vincent Lemieux, définit la décentralisation comme le « transfert d’attributions du centre en direction de la périphérie » (Lemieux, 1997, p. 14).

En effet,  que ce soit de la Science juridique ou de la Science politique, les définitions attribuées à la décentralisation indiquent globalement un mouvement qui tend à déconstruire un mode de fonctionnement et de gestion politico-administratif centralisé d’un État. Ainsi, la décentralisation implique le transfert d’un niveau de pouvoir de décisions et d’administration à des entités territoriales. La décentralisation est donc l’antithèse de la centralisation.

Ceci étant dit, s’engager en faveur de la décentralisation dans un État historiquement centralisé et traditionnellement centralisateur comme Haïti, consiste à remettre en cause le fonctionnement même d’un système de domination politique, économique et sociale dont le fondement est l’accumulation inéquitable de richesses et la jouissance des privilèges par les acteurs dominants avec pour conséquences des inégalités sociales objectivement observables.

Face à une telle réalité, peut-on parler de décentralisation en Haïti ? Ou du moins, qu’en est-il de la mise en œuvre du modèle de décentralisation en Haïti ? Plus spécifiquement, quels sont les modalités et facteurs de résistance à la décentralisation en Haïti, en dépit des intentions proclamées par la Constitution de 1987 ? Telles sont les questions au fondement de la thèse.

Cette recherche doctorale cherche essentiellement à étudier, dans une perspective historique et contemporaine, les raisons et les modalités de résistances à la décentralisation ainsi que les tentatives de promotion d’une politique de décentralisation en Haïti. Elle propose d’analyser, en conséquence, les conflits qui surgissent entre les acteurs de différents niveaux de la chaine décentralisatrice en raison des résistances observées à la décentralisation.

Pour cela, deux hypothèses principales sont défendues dans la thèse. D’une part, l’accaparement des ressources et la concentration de pouvoir par l’État haïtien aux dépens des collectivités locales, sont dus à une longue tradition historique et autoritaire. D’autre part, le blocage de la décentralisation dérive de la captation et domination historiques de l’État et l’exclusion des masses paysannes et urbaines par les élites dominantes, créant ainsi des conflits entre les acteurs de tous les niveaux du système décentralisé haïtien.

Méthodologie

Pour réaliser mes travaux de thèse, j’ai mobilisé la méthode qualitative en menant notamment des entretiens semi-directifs avec des acteurs locaux et nationaux.  Parmi les personnes ressources, j’ai interrogé des anciens et actuels maires, des anciens responsables du ministère de l’Intérieur et des collectivités territoriales dont un ministre et un directeur général. J’ai aussi interrogé des universitaires et professionnels vivant et évoluant tant en province qu’à Port-au-Prince. Au total, j’ai pu réaliser une vingtaine d’entretiens.

Pour mener ce travail, j’ai consulté plusieurs types de documents. Cela dit, mon analyse à travers cette thèse, a trouvé son essence à partir des sources écrites diverses et d’un matériau d’enquête composé d’entretiens semi-directifs en croisant plusieurs travaux de différents auteurs. J’ai pu exploiter également mes connaissances et expériences du terrain.

S’agissant du terrain, bien que la thèse soit réalisée en Haïti, j’ai choisi d’étudier, de manière comparative, trois communes se trouvant dans trois départements géographiques différents. L’idée de cette comparaison est de chercher à comprendre les réalités du terrain notamment au niveau de ces communes par rapport aux résistances et conflits qui entourent le processus de décentralisation en Haïti.

Le choix de ces trois communes se justifie car elles sont géographiquement éloignées. Elles sont classées par ordre 1, 2 et 3 en fonction de leurs recettes fiscales annuelles. Ces communes sont Delmas (Ouest), Limonade (Nord) et Fort-Liberté (Nord-est).

La comparaison entre ces trois communes m’a permis d’appréhender les réalités qui les rapprochent et les éloignent simultanément. Ces réalités sont marquées par les contradictions politiques, économiques, financières, entre autres.

Cadre théorique

J’ai mobilisé plusieurs travaux compte tenu de la pluralité des cadres théoriques. Par exemple, j’ai mobilisé particulièrement les travaux de Max Webber sur l’État en vue d’appréhender théoriquement ledit concept. De manière opérationnelle, j’ai mis en avant d’autres travaux des auteurs haïtiens et étrangers réalisés sur l’État haïtien.

J’ai aussi fait l’usage d’autres théories comme l’utilitarisme ou la sociologie des intérêts conçue par John Stuart Mill et Jeremy Bentham. Cette théorie, m’a permis de comprendre et d’analyser les motivations des acteurs étatiques et non-étatiques travaillant pour ou contre la décentralisation.

J’ai également mobilisé la théorie économique centre-périphérie ou théorie de la dépendance en relations internationales développée par l’économiste Samir Amin. Celle-ci m’a permis de déceler les différents types de périphéries existant dans un rapport de jeu d’acteurs en mettent l’emphase sur la complexité entre un centre dominant et une périphérie dominée.

J’ai également fait l’usage des travaux des professeurs Jean Tobie Hond et Guiriobe Paumahoulou Jean-Arsène réalisées sur certains États en Afrique notamment le Cameroun afin d’essayer de conceptualiser et d’analyser les conflits émergés entre les acteurs locaux et nationaux lors des tentatives de mise en œuvre de la décentralisation dans les pays étudiés. D’autres travaux ont aussi été mobilisés afin de construire mon analyse dans la thèse.

Ils convient maintenant de mettre en lumière les résultats de la thèse.

Résultats

Au vu des éléments précédents exposés, je peux, maintenant, présenter les résultats trouvés au cours de mes travaux de recherche. Ces résultats qui seront présentés en quatre points, tenteront d’expliquer les raisons fondamentales qui sont à la base du blocage ou de l’empêchement de la décentralisation en Haïti.

Premier résultat : un problème politique et institutionnel

Cette double problématique politique et institutionnelle est très évoquée dans les travaux et par les acteurs sur le terrain. La question politique et institutionnelle met en évidence d’abord, un pouvoir central personnalisé exercé au détriment de celui du local. C’est l’apparence d’un État fort, mais finalement qui ne l’est pas. D’ailleurs, il n’a même pas les moyens de sa politique. Il s’agit, tout au contraire, des acteurs qui s’approprient de l’État et le mettent au services de leurs pulsions personnelles et claniques. C’est donc un État patrimonial qui existe en Haïti.

Ensuite, la problématique institutionnelle est caractérisée d’une part par l’absence d’un nombre d’institutions prévues notamment par la Constitution en vigueur relative à la décentralisation qui ne sont pas mise en place et d’autre part, l’effondrement de celles qui existent déjà en l’état actuel d’Haïti.

L’autre difficulté évoquée par certains interviewés que j’ai pu constater aussi, c’est le refus de l’État d’organiser les élections générales régulièrement en Haïti. On enregistre de manière récurrente des retards importants dans le renouvellement du personnel politico-administratif local plus particulièrement. Il y a également le refus d’organiser les élections indirectes afin de mettre en place les organes dérivés notamment la collectivité départementale et les autres autorités prévues dans la chaîne décentralisatrice. L’un de mes interrogé a soutenu que l’État ne dispose d’aucune politique de décentralisation. Ainsi, il ne fait que des actions ponctuelles.

Face à de telles résistances malgré les affirmations décentralisatrices de la Constitution de 1987, on peut alors comprendre que, tous ces comportements, tous ces refus de la part de l’État de rendre opérationnelle la décentralisation, constituent un frein, un blocage systématique à la décentralisation. Sachant que la décentralisation est un acte éminemment politique qui nécessite des engagements forts de la part des acteurs centraux d’abord pour atteindre, en suite, les autres acteurs dont les collectivités locales en particulier. Mais l’aspect politique et institutionnel ne semble pas être le seul problème constituant un empêchement à la décentralisation. Il y a aussi le côté économique et financier plus particulièrement étudié à travers la comparaison des 3 communes.

Deuxième résultat : un problème économique et financier 

La situation économique et financière d’Haïti constitue un obstacle à la mise en œuvre de la décentralisation. Les majorité activités économiques qui s’y exercent, se concentrent à Port-au-Prince. Cette situation fait de la zone métropolitaine de Port-au-Prince un espace à forte concentration démographique ce qui assèche les provinces de leur classe moyenne éduquée notamment.

Compte de tenu de la réalité politico-institutionnelle marquée par un mimétisme historiquement lié à l’histoire coloniale de l’État haïtien, couplée d’une situation économique et financière précaire, certains interviewés estiment que la décentralisation ne peut pas être effective en Haïti. Selon eux, elle est trop lourde financièrement donc trop couteuse pour l’État. Par exemple, certaines instances prévues dans la chaîne décentralisatrice sont inutiles, leurs élus et leur fonctionnement sont budgétivores pour la République a estimé un directeur de cabinet d’un maire.

Par ailleurs, malgré l’autonomie administrative et financière prévues par le cadre juridique, la majorité des communes sont dépendantes de l’État central mise à part certaines d’entre elles se trouvant dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Celles-ci, bénéficient d’une proximité avec le pouvoir central en raison de leur position géographique notamment. Ainsi, elles agissent de manière à sortir de la domination de l’État central. Les communes qui, jusqu’ici arrivent à s’en sortir, sont celles de la première classe, c’est-à-dire qui ne reçoivent pas d’allocations du centre. Tandis que les communes de la deuxième et la troisième classe sont encore sous l’emprise du centre en raison de leur vulnérabilité financière particulièrement.

Par exemple, parmi les trois communes étudiées, une seule est autonome financièrement, c’est la commune de Delmas. Or, quant à Limonade et Fort-Liberté, elles sont toutes deux dépendantes du centre tant pour assurer le paiement de leur personnel que pour garantir leur fonctionnement quotidien. Par contre, les trois communes font face quasiment aux mêmes réalités politiques notamment lorsque les élections locales ne sont pas réalisées régulièrement.  Au bout des mandats des élus locaux, l’Etat nomme des agents intérimaires pour les remplacer en attendant de nouveaux élus issus des élections qui seront organisées ultérieurement.

Toutefois, il n’y a pas qu’un problème d’effectif ni d’absence des élus qui empêchent l’opérationnalisation de la décentralisation. Il y a aussi la corruption, le détournement de fonds, l’inaction du centre, la rétention et la politisation, des ressources notamment celles collectées au nom des collectivités locales. Ces ressources sont utilisées à des fins politiques et électoralistes au profit des acteurs centraux en connivences avec des parlementaires.

La décentralisation en Haïti souffre aussi d’un manque d’accompagnement des acteurs internationaux sur le plan financier notamment. Etant un modèle venant du Nord à destination du Sud, la décentralisation constitue un chantier important en matière de transfert et d’appropriation nécessitant d’expertises importantes, par exemple. Généralement, les financements accordés à Haïti passent directement par les réseaux d’ONG issues des Etats nordiques. Or, ces ONG ont généralement leur propre agenda et travaillent parfois indépendamment de l’Etat haïtien. Elles créent, en conséquence, ce qu’on peut qualifier d’un « Etat parallèle.» Le blocage de la décentralisation confronte aussi à un problème éducatif et culturel.

Troisième résultats : un problème culturel et éducatif 

Dans la perspective d’une démocratie effective où la participation citoyenne est fortement encouragée, la question de la décentralisation ne relève pas uniquement des autorités en place, mais concerne également la contribution des citoyens avisés qui sont aptes à défendre leurs droits et contrôler les actions de leurs gouvernants. Pour que cela soit possible, un niveau important en matière d’éducation s’avère nécessaire tant du côté des gouvernants que des gouvernés. Or, en Haïti, le problème d’éducation se pose.

De ce fait, en raison du faible niveau d’éducation, la plupart des Haïtiens ont du mal à exercer leurs droits et leurs devoirs. Cette carence en matière éducationnelle est souvent exploitée, pourtant, par certains acteurs en profitant de ce manque de la population pour parodier ses droits quant à l’accès aux services sociaux de base que pourrait faciliter la décentralisation. De plus, en Haïti, il y a une culture présidentialiste. Pour une majorité d’Haïtiens même s’ils ont voté les élus locaux, mais croient qu’il n’y a qu’un seul vrai chef, le président de la République. Pour eux, il peut tout faire même ce qui n’est pas forcément dans ses champs de compétences. Certains maires acceptent même de porter un badge du ministère de l’Intérieur et des collectivités territoriales. D’ailleurs, ils appellent ce ministère, « ministère de tutelle. »

Dans certains cas, les représentants du gouvernement au niveau des provinces profitent de cette situation pour agir comme étant les autorités hiérarchiques des élus locaux dans certaines zones. Cette réalité n’épargne pas les parlementaires, car eux aussi, se comportent parfois comme les « plus élus », les plus légitimes que les élus locaux et empiètent sur leurs compétences. Cette réalité est une longue tradition historique dans la gestion de pouvoir en Haïti.

Quatrième résultat : un problème historique et sociétal

La dimension historique du blocage de la décentralisation se traduit aussi en un problème sociétal en Haïti depuis l’Indépendance en 1804 et qui aujourd’hui encore demeure sans être résolu. Pourtant, on pourrait penser que le blocage de la décentralisation est une problématique conjoncturelle. Or, cette thèse m’a permis de montrer que l’empêchement de la décentralisation est plus profond que ce que nous observons actuellement. Elle est structurelle.

Ces propos ont été tenus, au cours d’un entretien, par un ancien directeur général du ministère de l’Intérieur et des collectivités territoriales qui est aussi professeur d’université. Selon lui, le blocage de la décentralisation est lié à un une division dès le lendemain de la création de l’État haïtien et allait être amplifiée après l’assassinat du père fondateur de la nation en 1806 en l’occurrence Jean-Jacques Dessalines. IL s’agit d’un dualisme qui oppose historiquement deux groupes sociaux : les Bossales et les Créoles.

L’une des conséquence de cette division inter-haïtienne, c’est la formation et la co-existance de ce que Gérard Barthelemy appelle le « pays en dehors » parallèlement constitué à la République de Port-au-Prince. Cette double réalité socio-historique c’est l’idée que certains Haïtiens qui vivent certes sur le sol national, mais socialement font partie d’une autre Haïti.

Cette problématique sociale et sociétale s’amplifie au fil des ans à travers les discours politiques, les programmes économiques, l’ingérence internationale plus particulièrement celle  dont l’origine remontre à l’occupation américaine (1915-1934) et dont l’une des conséquences est de faire naître selon, Georges Anglade, « la République de Port-au-Prince » pour expliquer l’hypercentralisation du Pays.

Conclusion

Vous aurez compris Mesdames et Messieurs, que, aborder la problématique de l’empêchement de la décentralisation en Haïti c’est également aborder la réalité historico-socio-politico-économique du pays en même temps. Décentraliser Haïti s’impose, dans ce cas, comme la remise en cause de toute la structuration de l’État qui s’est montré inefficace depuis des décennies d’existence dans la manière dont il aborde les grands enjeux sociaux et sociétaux d’Haïti. C’est également remettre en question le système haïtien permettant la jouissance des privilèges à des acteurs historiquement dominants et influents en Haïti.

Voilà, Mesdames et Monsieur, je suis arrivé au bout de cet exposé issu d’une thèse réalisée depuis six ans et demi.

Je vous remercie de votre attention et espère répondre aux questions qui émergeront au cours de la discussion qui va suivre cette présentation.

MERCI !

PS : Au bout des discussions qui ont suivi l’exposé de soutenance de thèse, le jury a décerné, à l’unanimité, le grade de DOCTEUR de l’Université de Bordeaux en Science politique à Francilien BIEN AIME.

Composition du jury :

Mme. CHIVALLON, Christine, Directrice de recherche, CNRS, LC2S,  Université des Antilles, Examinatrice

M. DUBESSET, Éric, Professeur des universités, Université de Bordeaux, Examinateur, Président

M. FRINAULT, Thomas,  Maître de conférences HDR, Université de Rennes 2, Rapporteur

M. LUCAS Rafaёl, Invité

Mme. PAOLETTI, Marion, Professeure des universités, Université de Bordeaux, Directrice de thèse

M. PAUL Bénédique, Professeur, Université Quisqueya, Rapporteur

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