L’Édito du Rezo | Haïti : la transhumance politique des dirigeants de l’opposition

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L’Édito du Rezo

Haïti : la transhumance politique des dirigeants de l’opposition

Dimanche 12 décembre 2021  ((rezonodwes.com))–     

En Haïti, à la surprise générale, l’opposition dite « radicale » s’est ralliée au pouvoir PHTK qu’ils n’ont cessé pourtant de critiquer vertement autrefois. Objectif : former un gouvernement PHTK 3 et se mettre ainsi à table pour jouir à leur tour des largesses de ce pouvoir. Comment expliquer un tel retournement de veste de dirigeants qui prétendent encore défendre la cause du peuple ?

En se ralliant à ce parti néo-duvaliériste ô combien destructeur du tissu social, économique et culturel du pays, après l’avoir longuement combattu avec force et ténacité, en « défenseurs de la démocratie », ces opposants pratiquent sans aucune gêne ce que l’on appelle le « nomadisme politique » ou la « transhumance politique ». « La transhumance obéit à une logique d’intérêt personnel, alors que la ‘‘démocratie consensuelle’’ vise l’intérêt du groupe, l’intérêt collectif.

Avec la transhumance, l’objectif de l’homme politique est la gestion de sa carrière personnelle, peu importe les moyens d’y parvenir, et cela, même au prix de retournements ou de compromissions répréhensibles »[1], précise Benjamin Boumakani. Un point de vue partagé par l’intellectuel et homme politique Robert Malval qui fustige à juste titre la « république des transfuges [où] l’attrait d’un strapontin aide à retourner les consciences et à mettre à mal la loyauté »[2].

Deux des principaux dirigeants de l’ex-opposition anti-PHTK excellent en matière de transhumance politique.   

Le premier d’entre eux, qui se présente toujours comme le principal défenseur des intérêts vitaux du peuple haïtien tant sur la scène politique nationale qu’internationale – notamment en Amérique latine –, est incontestablement Jean-Charles Moïse, leader de Pitit Desalin. Nationaliste en apparence, ancien maire de Milot et ancien conseiller du feu président René Préval, il ne manque jamais l’occasion de crier haut et fort sa détermination inébranlable à restaurer la fierté dessalinienne.

Si ce prétendu fils légitime du père de la nation, Jean-Jacques Dessalines, opposant coriace, a vraiment donné du fil à retordre au chanteur-président Michel Martelly, chef du PHTK 1, durant son quinquennat, force est de constater qu’il a été, en revanche, nettement plus conciliant avec l’autocrate président Jovenel Moïse du régime PHTK 2.

Plus que jamais, le trublion ex-sénateur, qui se fait désormais appeler Docteur Jean-Charles Moïse pour avoir reçu, le 6 novembre 2021, le titre honorifique Docteur Honoris Causa de la Conerstone Christian University (Etats-Unis), joue double jeu. En effet, il ne cesse de louvoyer. Tout en agitant la casquette de principal opposant au régime PHTK-canal-historique, il a négocié en catimini avec Ariel Henry, un ancien ministre des Affaires sociales du gouvernement Martelly-Paul nommé, le 5 juillet 2021, Premier ministre de facto par Jovenel Moïse alors lui-même président de facto.

C’est ainsi que Jean-Charles Moïse a placé Liszt Quitel, l’un des amis, à la tête du ministère de l’Intérieur et des Collectivités locales, au nom de Pitit Desalin, dans le gouvernement d’Ariel Henry. Sans doute se projette-t-il déjà dans la perspective de la prochaine élection présidentielle qu’il appelle de ses vœux avec insistance en espérant la gagner à tout prix en dépit de l’insécurité grandissante qui pourrit la vie des Haïtiens avec son lot d’enlèvements contre rançons et d’assassinats crapuleux depuis plusieurs mois.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, compte tenu de ses hauts faits d’armes face à l’apprenti dictateur Jovenel Moïse, le second opposant à s’allier au pouvoir PHTK est le vibrionnant avocat, André Michel, porte-parole du Secteur démocratique et populaire (SDP), auto-proclamé défenseur-du-peuple-martyr-du-régime-criminel-PHTK.

Qui l’eût cru !

Longtemps farouche opposant à ce régime qu’il vouait aux gémonies, le dirigeant du SDP s’est vite renié. Il s’est invité sans vergogne à la table bien garnie de postes ministériels offerts par Ariel Henry, nouvel homme fort d’Haïti, devenu une sorte de Premier-ministre-de-facto-Président depuis la tenue de son premier Conseil des ministres au Palais national le 2 décembre 2021.

Si Me André Michel et ses « camarades de lutte » Nenel Cassy, Ricard Pierre et d’autres du SDP ont tourné casaque, comme des girouettes, en signant l’accord très décrié du 11 septembre 2021, dit « Accord de Musseau », c’est « pour une transition apaisée », répètent-ils tous en chœur. Ils ont beau essayer de justifier leur retournement de veste monumental, par ailleurs, par un « nécessaire dépassement de soi » et une soi-disant « grande victoire 5 buts à 0 contre le PHTK de Michel Martelly », personne n’est dupe ! En vérité, il s’agit indiscutablement de buts marqués, au contraire, contre le camp du peuple qu’ils prétendent pourtant défendre.

La situation est si préoccupante que nombre d’Haïtiens, qui ont cru en la portée et la sincérité de la lutte féroce menée par le SDP et alliés contre le PHTK 2 de Jovenel Moïse, demandent désormais des comptes aux ténors de l’opposition « radicale » en général et à Me André Michel en particulier ki te toujou cho devan bann lan. Ils vont même jusqu’à les menacer de représailles pour haute trahison. En les traînant devant la justice ? Qui sait un jour…!

Totalement déboussolés, ces infatigables militants veulent savoir ce qu’il adviendra de la lutte pour la tenue du procès PetroCaribe à la suite de cette transhumance politique. Quid de la lutte pour la tenue du procès des massacres de La Saline, de Bel Air, etc. documentés par l’ONU, scandent-ils, ? Et la bataille pour l’organisation d’une Conférence nationale souveraine, lâchent-ils, dépités ?

Ils ne croient plus du tout en cette opposition jadis inflexible au projet illégal de référendum de Jovenel Moïse visant à changer la Constitution mais qui, aujourd’hui, ne bronche pas quand Ariel Henry, soutenu dans son dessein par la « communauté internationale », déclare vouloir le reprendre prochainement. Ils sont effarés devant l’attitude complice du SDP, à travers l’ex-sénateur Ricard Pierre devenu ministre de la Planification et de la Coopération externe, justifiant sans gêne l’augmentation des prix des produits pétroliers par le nouveau gouvernement PHTK 3 ! Une mesure qu’ils ont pourtant combattue avec rage les 6, 7 et 8 juillet !

Ces Haïtiens conséquents considèrent que cette mesure, désormais soutenue par les nouveaux jouisseurs, comme étant un incroyable but marqué par cette nouvelle coalition hétéroclite au pouvoir contre le peuple haïtien, et surtout les plus modestes d’entre eux ! Un terrible but qui vient grever leur pouvoir d’achat déjà réduit à portion congrue et les appauvrir davantage. D’où leur colère exprimée dans la rue lors de manifestations réclamant le retrait de cette mesure jugée injuste socialement, inefficace économiquement, dangereuse politiquement.

Une fois de plus, les militants et sympathisants de la lutte pour le changement se sont fait rouler dans la farine ! Pour eux, cette volte-face de la fameuse opposition « radicale » n’est rien d’autre qu’un grand renoncement ! Un lâchage en rase campagne !  Autrement dit, l’abandon pur et simple de la cause du peuple haïtien ! Y participent également, soit dit en passant, certains grands manitous de la branche dite « modérée » de l’opposition à l’instar d’Edmonde Supplice Beauzile et Rosemond Pradel (Fusion des sociaux-démocrates haïtiens), Sorel Jacinthe (Inite), Gérard Joseph (Verite), tous habitués à s’acoquiner avec le PHTK, sans oublier Paul Denis (Inifòs).

Finalement, pour les déçus et victimes de cette transhumance politique des dirigeants de l’opposition, celle-ci se révèle être tout simplement plus sensible à l’appel de la mangeoire autour de leur nouveau chef et ami Ariel Henry qu’à la poursuite de la lutte acharnée pour changer véritablement la vie du peuple haïtien.

Dans cette république des rapaces[3] – des aloufa en tous genres –, à quand une véritable communauté politique capable de défendre réellement les intérêts collectifs[4] ?


[1] Benjamin Boumakani, « La prohibition de la ‘‘transhumance politique’’ des parlementaires. Etude de cas africains », Revue française de droit constitutionnel, 2008/3, n° 15, p. 499-512.

[2] Robert Malval, « La république des transfuges », Le Nouvelliste, 30 novembre 2021.

[3] Marie Vieux-Chauvet, Les Rapaces, Paris, Zellige, 2017.

[4] A ce sujet, voir Jacques Nesi, « Les difficultés d’insertion des élites cosmopolitiques dans le champ politique haïtien », in Arnousse Beaulière (dir.), La Condition immigrée. Regards sur un phénomène complexe, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 225.

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