« Haïti dans tous ses états » : Catastrophes naturelles : l’affaissement de l’Etat haïtien

0
2226

par Dr Arnousse Beaulière
Economiste, Analyste politique, Essayiste

Dernière publication (sous la direction de) :
L’immigration en partage. Histoires de vie Ici et Là-Bas, Un point c’est tout !, 2020.

Samedi 28 août 2021 ((rezonodwes.com))–

En Haïti, comme dans de nombreux pays en développement, la question de la gestion des catastrophes naturelles se pose plus que jamais avec acuité. Le mercredi 25 septembre 2017, en marge de la 73e session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, le président Tèt Kale 2, Jovenel Moïse, a estimé au sommet annuel du Concordia[1] qu’Haïti est mieux préparée qu’avant 2010 pour faire face aux désastres naturels. Un propos qu’il a réitéré le 12 janvier 2020[2], à l’occasion de la commémoration des 10 ans du puissant séisme de magnitude 7 du 12 janvier 2010. Qu’en est-il dans la réalité ?

Tout d’abord, il est utile de rappeler que, dans la nuit 24 octobre 2012, l’ouragan Sandy a déferlé sur Haïti, provocant d’innombrables dégâts, notamment de la famine, dans l’ouest et le Sud du pays. Le 4 octobre 2016, l’ouragan Matthew a dévasté le Grand Sud (les départements du Sud, des Nippes et de la Grand’Anse)[3]. Deux ans plus tard, le 6 octobre 2018, ce sont les départements du Nord-Ouest, du Nord et de l’Artibonite qui ont été sévèrement touchés par un séisme de 5,9. Enfin, alors que le Grand Sud ne s’est toujours pas totalement remis des dégâts économiques, sociaux et environnementaux engendrés par l’ouragan Matthew en 2016, le 14 août 2021, une grande partie de cette région, notamment dans le département des Nippes (l’épicentre), a été ravagée par un séisme de 7,2, suivi de nombreuses répliques de magnitude 4,5 ou 5.  

À chaque fois, la réaction de l’État haïtien est identique : totalement dépassé par les évènements, il bricole, colmate les brèches en distribuant des rations alimentaires, de l’eau aux victimes, et sollicite rapidement l’aide financière des pays dits « amis »[4] tels que les États-Unis, la France (Union européenne), et le Canada. Mais, sur le plan matériel et humain, d’autres pays partenaires comme Cuba, Venezuela et la République dominicaine volent également au secours des victimes.

Cet aveu d’impréparation et d’impuissance n’honore pas les dirigeants haïtiens quelle que soit leur tendance politique. Il témoigne de l’incapacité chronique des pouvoirs publics[5] à se saisir de la question de la prévention et de la gestion des risques naturels dans un pays pourtant connu comme étant le plus vulnérable des Caraïbes[6]. Comme le soulignent Bhawan Singh et Marc J. Cohen, et contrairement à ce qu’a annoncé Jovenel Moïse, « Haïti dispose d’une faible capacité d’adaptation au changement climatique et à ses impacts. Les plans de gestion des risques et désastres pour les zones côtières exposées aux ouragans ne sont que peu élaborés. Le gouvernement administre un système d’alerte aux inondations, mais n’a pas encore produit de données de contingence précises et adéquates. De surcroît, un système d’alerte précoce n’est utile que s’il s’accompagne d’une réelle capacité à intervenir lorsque nécessaire.[7] »

En comparaison, partout dans la région Caraïbe, comme à Cuba, face à l’urgence écologique, les pouvoirs publics, s’appuyant sur une véritable armée pour effectuer des évacuations forcées des populations concernées[8], font depuis longtemps de la prévention et de la gestion des risques de catastrophes naturelles un axe majeur de leur politique publique pour limiter au maximum les dégâts tant humains que matériels. C’était le cas, notamment, en 2008, où « Cuba n’a eu à déplorer ‘‘que’’ sept décès lors des deux ouragans Gustav et Ike, grâce aux évacuations préventives massives des littoraux effectuées par les autorités qui ont permis d’épargner la population […] comparativement à Haïti qui [a perdu] près de 570 âmes durant la saison cyclonique 2008 ![9] » Ceci s’explique par la faillite de l’État haïtien dans la planification et la mise en œuvre de mesures structurelles appropriées, incluant les collectivités locales, à chaque saison cyclonique, laquelle « s’étend de juillet à octobre, avec une période plus particulièrement active du 15 août au 15 septembre »[10]. Ce n’est pourtant pas faute de disposer de quelques compétences en la matière dans les différents ministères concernés (Intérieur et Collectivités locales, Agriculture et Environnement, Travaux publics et Télécommunications, Santé et Population, Education, etc.) et d’experts haïtiens à l’étranger[11].

En effet, le problème est récurrent et de plus en plus grave. À chaque catastrophe naturelle – cyclone, ouragan, inondation… –, c’est le même spectacle : la Protection Civile (devenue Direction Générale de Protection Civile, DGPC), mission régalienne de l’État à vocation interministérielle et transversale, relevant du ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales[12], est dépassée et ne semble pas disposer de moyens adéquats et suffisants pour répondre aux risques et désastres naturels. « La plupart des institutions de l’administration publique haïtienne ne sont pas insérées dans une dynamique de rationalisation de l’action publique, ce qui est le cas du secteur de l’environnement. Elles n’ont en effet pas les moyens humains, financiers et la couverture politique pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés, et ne produisent pas les impacts escomptés. Elles paraissent fonctionnelles, dans la mesure où leurs budgets de fonctionnement sont assignés, mais ne remplissent pas normalement leurs fonctions sur le terrain. Leurs budgets ne sont pas toujours accordés en fonction des priorités, des moyens disponibles ou des objectifs poursuivis. Elles sont devenues généralement des bureaucraties improductives »[13], estime Richener Noël. La population est, par conséquent, livrée à elle-même, et la désolation est partout. D’importants dégâts matériels et des pertes en vies humaines considérables sont enregistrés régulièrement. En témoigne le spectacle de désolation de populations qui crient à l’aide à chaque désastre naturel, comme cela est encore le cas, dans certaines zones du Grand Sud (Cayes, Camp Perrin, Baradères, Anse-à-Veau, L’Asile, Jérémie, Beaumont, etc.), à la suite du séisme meurtrier du 14 août 2021.

Toutefois, dans cette atmosphère apocalyptique, ainsi que l’observe le philosophe et sociologue James Darbouze, « comme pour le séisme de janvier 2010, à la fois victimes et premiers aidants, la réponse des communautés locales et avoisinantes a été immédiate, malgré la douleur, le chaos et les pleurs. La réponse internationale ne s’est pas fait attendre non plus »[14]. Celle-ci est généralement acheminée sur les lieux de la catastrophe, portée par des organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées ou non qui s’affairent rapidement à occuper l’espace pour venir, selon le discours convenu, soulager la souffrance des populations locales sinistrées. Mais, en réalité, si quelques de ces organisations réalisent effectivement un travail humanitaire, voire d’aide à la reconstruction, dans les zones affectées, la majorité des ONG internationales, plutôt affairistes en général, en profitent pour renforcer leur position dans le pays ou s’y implanter par pur opportunisme[15]. L’aide humanitaire, qui se chiffre en millions de dollars, voire en milliards en 2010, devient, ainsi, un business comme les autres[16], teintée d’une certaine forme de néocolonialisme[17], se situant entre le colonialisme d’installation et le colonialisme d’exploitation, aux yeux de nombre d’observateurs. En effet, l’une des conséquences de cette impréparation de l’Etat haïtien est bien la livraison du pays aux ONG qui ne sont là que pour colmater des brèches d’autant que leur survie en dépend. C’est pourquoi, afin d’éviter les erreurs de 2010, le gouvernement dirigé par le Premier ministre de facto, Ariel Henry, a décidé de tout centraliser[18] pour mieux coordonner les interventions sur les zones touchées par le séisme du 14 août 2021. Cependant, près de 15 jours après ce tremblement de terre et les dégâts colossaux qu’il a entraînés, des milliers de personnes sinistrées se plaignent de l’inertie et de l’impuissance de l’Etat dans l’aide d’urgence. Plus largement, cette « extrême vulnérabilité du pays face aux catastrophes naturelles et humaines [est] causée par un déficit notoire de gouvernance. Une gouvernance chaotique, voire médiocre, qui affaiblit continuellement l’État devenu incapable d’assurer la sécurité des vies et des biens »[19], relève le professeur Samuel Pierre, canadien d’origine haïtienne, récipiendaire de la Médaille d’Or d’Ingénieurs Canada, président du Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN-Monde). 

Face à cet effondrement avéré de l’Etat – l’affaissement au sens propre comme au sens figuré de l’appareil étatique –, les pouvoirs publics haïtiens sauront-ils tirer, enfin, les leçons du passé pour mieux mobiliser l’ensemble des moyens humains, matériels et financiers du pays tant à l’intérieur qu’à l’extérieur dans le cadre d’un véritable plan de gestion des risques et désastres naturels efficace ? Cette question est d’autant plus cruciale que l’ingénieur, géologue haïtien, Claude Preptit et directeur du Bureau des Mines et de l’Energie, ne cesse d’alerter les autorités du pays et la population en général sur la menace d’un séisme majeur accompagné d’un tsunami dans la région Nord du pays. Pour lui, il nous faut « apprendre à vivre avec les failles [sismiques] en Haïti », c’est-à-dire : « Quantifier la menace sismique […] », « Réduire la vulnérabilité […] », « Savoir agir en cas de crise […] »[20] ? A ce propos, quelle suite sérieuse sera donc donnée au « Rapport d’évaluation rapide 15-17 août 2021 » du Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire (CIAT) – attaché au Secrétariat Technique de la Primature – relatif au tremblement de terre du 14 août 2021 dans le Grand Sud ?

La rubrique « Haïti dans tous ses états » est un espace de décryptage, d’analyse et de mise en perspective de l’actualité haïtienne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. C’est aussi un espace de rencontres avec celles et ceux qui font parler d’Haïti autrement, positivement.


[1] Ce sommet « réunit des chefs d’État, des chefs d’entreprises, des congressmen américains, d’influents responsables d’agence comme la USAID, la Banque mondiale, Microsoft… ». Roberson Alphonse, « Désastres naturels : Jovenel Moïse estime qu’Haïti est mieux préparé qu’avant 2010 » [En ligne], Le Nouvelliste, 25 septembre 2018 [26 septembre 2018] Le Nouvelliste | Désastres naturels : Jovenel Moïse estime qu’Haïti est mieux préparé qu’avant 2010

[2] Hervé Noël, « ‘‘Haïti est mieux préparée à faire face aux catastrophes naturelles’’, dixit Jovenel Moïse » [En ligne], Rezo Nòdwès, 13 janvier 2020 [13 janvier 2020] « Haïti est mieux préparée à faire face aux catastrophes naturelles », dixit Jovenel Moise | Rezo Nòdwès (rezonodwes.com)

[3] Ces trois départements « représentent 16% de la population totale estimée à 11,4 millions d’habitants ». James Darbouze, « Haïti/Du mensonge d’Etat aux désastres répétés : la mémoire de peuple et la dignité comme recours pour faire pour faire face à la catastrophe » [En ligne], AlterPresse, 27 août 2021 [28 août 2021] Haïti/Du mensonge d’État aux désastres répétés : la mémoire de peuple et la dignité comme recours pour faire face à la catastrophe (alterpresse.org)

[4] Rezo Nòdwès, « Les Cubains volent au secours des victimes dans le Nord-Ouest » [En ligne], 9 octobre 2018 [9 octobre 2018] Les Cubains volent au secours des victimes du séisme dans le Nord’Ouest | Rezo Nòdwès (rezonodwes.com)

[5] L’ensemble des autorités publiques qui détiennent le pouvoir dans l’Etat (pouvoir exécutif, pouvoir législatif, pouvoir judiciaire, administrations).

[6] Christin Calixte, « Haïti : Exposition et vulnérabilité aux catastrophes naturelles », Liaison Energie-Francophone [En ligne], n°109, 3e trimestre 2018, p.21-23 [consulté le 13 janvier 2020]. Disponible sur : Liaison Égergie-Francophonie – numéro 109

[7] Bhawan Singh, Marc J. Cohen, Adaptation aux conditions climatiques. Le cas d’Haïti, Oxfam International, 2014 [En ligne], p. 4 [consulté le 29 septembre 2018]. Disponible sur : Adaptation aux changements climatiques : Le cas d’Haïti | Environmental Migration Portal (iom.int)

[8] En Haïti, les autorités passent, au contraire, par la persuasion pour évacuer les populations touchées, ces dernières étant généralement récalcitrantes.

[9] Sandra Rome, « Le risque cyclonique dans l’Atlantique en 2008 », EchoGéo [En ligne], Juin 2008 [consulté le 30 septembre 2018] Le risque cyclonique dans l’Atlantique en 2008 (openedition.org)

[10] George Eddy Lucien, « Considérations sur la saison cyclonique dévastatrice de septembre 2008 en Haïti : De l’importance des actions majeures dans une perspective de durabilité », Études caribéennes [En ligne], 17 décembre 2010 [consulté le 28 septembre 2018] Considérations sur la saison cyclonique dévastatrice de septembre 2008 en Haïti : De l’importance des actions majeures dans une perspective de durabilité (openedition.org)

[11] Voir Jean-Max St Fleur, « Faire différemment qu’au lendemain de 2010 » [En ligne], 24 août 2021 [25 août 2021] Le Nouvelliste | Faire différemment qu’au lendemain de 2010

[12] Selon le Décret organique du 17 mai 1990 fixant les règles appelées à définir l’organisation et fonctionnement de ce ministère (Moniteur n°48, jeudi 31 mai 1990).

[13] [13] Richener Noël, « La détérioration de l’environnement en Haïti au regard de la gouvernance », Humanitaires en mouvement [En ligne], Octobre 2013, n°12, p.10 [consulté le 28 septembre 2018]. Disponible sur : La détérioration de l’environnement en Haïti au regard de la gouvernance – Groupe URD

[14] James Darbouze, art. cit.

[15] Un opportunisme dont font d’ailleurs preuve également certains affairistes haïtiens sans scrupules pour s’enrichir sur le dos des sinistrés, sans oublier certains dirigeants politiques qui cherchent à gagner du terrain en vue des prochaines élections en affichant leur soutien matériel très intéressé aux victimes.

[16] Christian Troubé, L’humanitaire, un business comme les autres ?, Paris, Larousse, 2009. Dans le cas précis d’Haïti, voir également Pierre Salignon, « Haïti, république des ONG : ‘‘l’empire humanitaire’’ en question », in Jean-Daniel Rainhorn, Haïti, réinventer l’avenir, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme/Editions de l’Université d’État d’Haïti, Paris, 2012, p. 185-197. 

[17] Voir Denyse Côté, « Haïti : l’imaginaire néo-colonial », Nouveaux cahiers du socialisme [En ligne], n°13, Hiver 2015, p. 95-101 [consulté le 28 septembre 2018]. Disponible sur : Haïti : l’imaginaire néo-colonial – Anuario Americanista Europeo (cnrs.fr) ; et Nadine Baggioni Lopez, « Colonialisme, néocolonialisme, mondialisation : Haïti un espace pionnier et paradigmatique dans les processus de domination », Nouvelles Images d’Haïti (Collectif Haïti de France) [En ligne], n°116, Mars 2013, p. 2-3 [consulté le 28 septembre 2018]. Disponible sur : NIH-116.pdf (chf-ressourceshaiti.com) ; sur l’histoire du colonialisme, se reporter à Leslie Manigat, « Haïti : de l’hégémonie française à l’impérialisme américain », in Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Lafond, 2003, p. 291-307.

[18] Robenson Geffrard, « ‘‘Nous avons décidé de centraliser tous les dons’’, annonce le Premier ministre » [En ligne], 18 août 2021 [19 août 2021] Le Nouvelliste | « Nous avons décidé de centraliser tous les dons », annonce le Premier ministre

[19] Samuel Pierre, « Proposition du GRAHN pour héberger les victimes du séisme dans le grand Sud » [En ligne], Le Nouvelliste, 27 août 2021 [28 août 2021] Le Nouvelliste | Proposition du GRAHN pour héberger victimes du séisme dans le grand Sud

[20] Claude Preptit, « Apprendre à vivre avec les failles », Outre-Terre [En ligne], 2013/1-2, N°35-36, p. 151-161 [consulté le 27 août 2021] Apprendre à vivre avec les failles | Cairn.info

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.