Haïti : l’alternative de la transition ne pourrait être que citoyenne !

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Haïti : l’alternative de la transition ne pourrait être que citoyenne !À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles !

Par Sergo Alexis

Mercredi 21 avril 2021 ((rezonodwes.com))– Depuis janvier 2020, la classe politique et quelques médias font sortir l’article 134-2 de leur tiroir pour invoquer la caducité de Jovenel Moïse du pouvoir après le 7 février 2021. Lorsque j’ai entendu pour la première fois John Colem Morvan, ce jeune lanceur d’alertes en parler, je croyais franchement qu’il s’agissait d’une erreur de sa part. D’autant plus que lorsqu’il a été « élu » en novembre 2016, à l’époque, aucun dirigeant politique ni constitutionnaliste n’avait fait valoir qu’il devait entrer « en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est censé avoir commencé le 7février de l’année de l’élection ». Je ne connais pas la raison de ce silence, probablement une tactique politicienne qui arrangeait tout le monde. Mais Jovenel Moïse s’est tiré une balle dans les pieds en appliquant, en janvier 2020, l’article 95 de la Constitution à l’encontre des sénateurs pour leur spécifier la fin de leur mandat. Car du coup, il devait s’attendre à ce qu’on applique le même principe à son égard. En effet, l’article 134-2 a fait de lui un président de facto depuis le 7 février 2021.

Ceci dit, son départ est réclamé depuis 2018 par le peuple haïtien, à cause de son incapacité à gouverner, la dilapidation du budget de l’État, (notamment à travers ses « caravanes » conçues pour rembourser les financiers sa campagne électorale), ses promesses non tenues et ses mensonges permanents. D’autant plus qu’il est mouillé jusqu’aux os dans l’affaire des sept mercenaires et dans des actes illicites (blanchiment d’argent pour lesquels il avait été inculpé et accusé dans d’autres comme usurpateur de titres, faux et usage de faux, etc.), Cet ensemble d’accusations, dans une République qui fonctionne sur de bonnes bases institutionnelles, suffirait à un Parlement légitime de procéder à sa destitution avant même de tenir compte de l’article 134-2.

Dans la crise politique et sociale d’aujourd’hui, j’avoue que cet article 134-2 n’a pas été le premier de mes soucis et il continue à ne pas être ma préoccupation. Que Jovenel Moise parte aujourd’hui ou demain, importe peu. Ce qui est primordial, c’est d’arriver à imposer la volonté populaire en s’abstenant de se rendre aux élections avec qui que ce soit du régime PHTK à la tête de l’Exécutif, de façon à empêcher que le CEP de facto transmette le pouvoir à un individu de son clan. Car, exception faite du démantèlement des gangs armés, les solutions aux crises que nous subissons ne sont pas liées au départ de M. Moïse. La réalité c’est que la République d’Haïti connaît de longues crises institutionnelles et économiques mais ce qu’elle traverse aujourd’hui sont certainement les plus graves de sa tragique histoire. Et c’est pour cela qu’il faut en finir une fois pour toutes en refondant l’État haïtien sur de nouvelles bases où le patriotisme et le consensus soient déterminants.

Vous avez dit Gouvernement de transition et Conférence nationale !?

Beaucoup de citoyens haïtiens, de bonne ou de mauvaise foi, ont un avis négatif des gouvernements de transition. En 2004, pour renverser le président Jean Bertrand Aristide, en porte-à-faux avec les institutions financières internationales et le secteur privé haïtien des affaires, la Convergence démocratique et le Collectif Non avaient mis en avant des irrégularités dans les élections législatives de l’année 2000 et proposé un contrat social à la nation qui n’a jamais vu le jour.

En 2011, les mêmes élites politiques et économiques des années 2003/2004 ont facilité directement ou indirectement le « régime politique » PHTK à la tête du pays. Ils étaient aux abonnés absents quand il fallait contester la décision des Clinton et de l’Organisation des États américains (OEA), d’imposer Michel Martelly au Palais national. Chacun constate que la situation est de loin beaucoup plus préoccupante aujourd’hui qu’elle ne l’était sous le gouvernement Lavalas. Il est donc légitime qu’en 2021, la population doute du bien-fondé d’un nouveau gouvernement de transition. Surtout que beaucoup de leaders politiques qui soutiennent la nouvelle transition gen yon grenn zanno kay òfèv ou sont dans un rapport de copinage avec des individus du clan qu’ils condamnent. De ce fait, il serait sans doute plus judicieux que ces mouvements voulant rompre avec le statu quo et favorables à une refondation de l’État adoptent une démarche citoyenne et que les entités qui étaient devant la scène en 2004 et en 2015, se rangent au second plan et acceptent que des citoyens compétents de l’intérieur comme ceux de l’extérieur puissent prendre les rênes de ce gouvernement de transition qui appliquera des mesures d’urgence appropriées à la situation.

La Conférence nationale, telle qu’elle a toujours été proposée par les politiciens et la « société civile », composée d’organisations politiques, du secteur privé des affaires, des églises, de l’université, etc. n’est sans doute pas la bonne formule. D’ailleurs, le Groupe184 et Le Collectif Non en avaient beaucoup parlé mais personne n’avait pris la décision d’organiser cette « conférence nationale bric-à-brac ». C’est cette manière de penser le dialogue qui avait produit le groupe 184 des GNBistes et le Collectif Non, lesquels avaient boycotté la commémoration du Bicentenaire. Maître Monferrier Dorval, qui fut un patriote intelligent et passionné de solutions aux problèmes haïtiens qu’il connaissait bien, dans plusieurs de ses interventions sur les médias, disait que cette façon de sélectionner par secteurs n’avait aucun sens. Ce qu’il faudrait en effet c’est la compétence et l’intelligence. Il s’agit de réunir des citoyens haïtiens qualifiés dans différents domaines de compétences pour organiser le dialogue inter-haïtien, pour proposer des solutions aux problèmes.

Dans mes réflexions sur la recherche d’alternatives viables, j’ai toujours soutenu qu’il serait mieux d’organiser une conférence citoyenne sur un projet global de société, sans les entités de la société civile, avant même le départ de Jovenel Moïse. Cette idée est contraire à la proposition des organisations politiques qui prévoient la Conférence nationale après le départ du président de facto. Peut-être ont-elles raison car elles décident en fonction d’un certain principe politique.

Dans mon premier texte de réflexions/propositions, intitulé « Procès PetroCaribe : pour une alternative à Jovenel Moise (voir Rezonodwès 7 janvier 2019), j’avais relevé l’organisation d’une conférence citoyenne, effectuée à Petit-Goâve, du 30 novembre au 2 décembre 2018, par « De jeunes citoyens engagés », qui proposaient à la classe politique et au gouvernement de Jovenel Moïse, une alternative en deux volets : le structurel et le conjoncturel. Ils avaient mis l’accent sur une « réforme institutionnelle et un vrai dialogue, ce, pour éviter des décisions d’incohérences, d’immaturité et de démonstrations politiciennes de bas étage.» Il est à préciser qu’aucun de ces jeunes citoyens engagés (c’est comme ça qu’ils se définissaient) ne représentaient aucun groupe de la société civile. Même s’ils ont disparu des mouvements politiques depuis cette rencontre à Petit-Goâve, à mon humble avis, sur la forme, cette démarche citoyenne et laïque est la voie à suivre pour instaurer des bases de réflexions sur les solutions et les moyens pour les réaliser.

Après trois ans de crises, on se rend compte aujourd’hui encore que la République d’Haïti n’est toujours pas sortie de l’auberge, malgré les propositions des uns et des autres pour remplacer le régime PHTK décrié et honni. Le comment reste toujours problématique à penser dans cette société haïtienne où les élites se connaissent tous, chacun a souvent une redevance envers les uns ou la crainte des autres d’être dénoncés d’un acte qu’ils avaient commis.

A propos du comité de citoyens que préside Lyonel Trouillot autour d’un « pacte de gouvernance », j’ai lu dans la presse haïtienne, au mois d’août dernier, dans Le Nouvelliste, je crois, « Ne voulant pas mettre les charrues avant les bœufs, Lyonel Trouillot n’était pas en mesure de dire si ce sont des structures de l’opposition qui prendront les rênes de la transition dans l’éventualité d’un départ du chef de l’Etat, Jovenel Moise.  Il ne fait pas de doute que la population haïtienne ne fait pas confiance à la classe politique, compte tenu du fait que les dirigeants, arrivés au pouvoir, font presque toujours de l’État haïtien un foyer de corruption où l’Exécutif et le Législatif s’octroient des privilèges éhontés et s’enrichissent sur le dos des contribuables. Il faut aussi admettre que les organisations haïtiennes en rupture de pensée et en panne de formation politique, sont incapables de jouer leur rôle de socialisation, voire la faculté  de proposer un programme de gouvernement et encore moins un projet de société.

A l’heure d’aujourd’hui et durant la période de transition, l’opposition démocratique doit faire preuve d’ouverture patriotique et d’intelligence, en se mettant quelque peu en retrait tout en participant activement au dialogue. Elle devrait encourager des professionnels de l’intelligentsia haïtienne à prendre la direction de la Conférence nationale, tout en travaillant avec eux afin de trouver des solutions immédiates pour préparer l’alternative de la transition. Et l’idéal serait d’avantage un gouvernement de salut public avec des objectifs précis, de façon à retrouver la confiance de l’opinion publique nationale qui n’aura plus à dénoncer l’habituel « ôte-toi de là que je m’y mette ! ».

Quelle alternative conjoncturelle et comment la réussir ?

L’opposition démocratique propose un président provisoire issu de la Cour de cassation et un gouvernement timidement ouvert à la « société civile citoyenne » sans préciser le profil du Premier ministre qui aura à diriger le gouvernement de transition. Et une fois que ce gouvernement est installé, les partis et organisations politiques et les autres entités issues de la société civiles organiseront la Conférence nationale de la refondation de l’État.

Je pense que le choix d’un président provisoire, issu de la Cour de cassation par souci de respecter les principes institutionnels établis, ne devrait pas être une obligation dans ce processus de rupture. Il faut être à même de prendre des mesures citoyennes exceptionnelles. Nous avons constaté la maladresse de l’opposition démocratique en faisant le choix de Me Mécène Jean-Louis comme président provisoire, du fait qu’il est le juge le plus âgé de la Cour de cassation. D’ailleurs, il n’est peut-être pas nécessaire d’avoir un président durant la période de transition. Un Premier ministre de consensus choisi de commun accord par les organisations politiques et des personnalités issues des mouvements citoyens, devrait suffire pour cette « ultime transition ».

On n’entend pas trop la voix des intellectuels proposer une alternative. Le Docteur Jean Fils-Aimé, pourtant controversé par certains pour avoir été maître de conférence de la rencontre entre Jovenel Moise et la communauté haïtienne du Canada en 2016, est le seul à faire une proposition fiable qu’il appelle Conseil gouvernemental de la refondation : une alternative citoyenne, qui, dans le contexte actuel, paraît plus proche des aspirations populaires que celle proposée par l’opposition démocratique et populaire. Cette intéressante suggestion est loin d’obtenir l’appréciation des partis politiques qu’il exclut parce qu’ils représentent, eux aussi, le problème et non la solution d’après Fils-Aimé, qui propose « Une voie de remplacement technocratique »[1] avec des personnalités issue de la société civile, en écartant l’alternative de l’opposition politique. Un « Conseil de gouvernement de la refondation nationale  de 13 membres », triés sur le volet, « les meilleurs », connus pour leur savoir-faire, leur professionnalisme et leur crédibilité éthique. Les personnalités qui composeront ce Conseil doivent « jouir d’une réputation impeccable avérée ».

Ils auront à exécuter 14 chantiers dont « la refondation du système judiciaire et l’audit sur les fonds PetroCaribe, la refondation de la gouvernance publique pour une politique monétaire rigoureuse, la refondation du système monétaire et bancaire, la refondation du système éducatif issu du l’église catholique, la refondation de la diplomatie haïtienne, etc. »  Il cite des noms de personnalités qui pourraient éventuellement faire partie de ce Conseil gouvernemental de la refondation : Me SamuelMadistin pour les réformes judiciaires, M. Fritz Alphonse pour les réformes bancaires et monétaires, M. Nesmy Manigat pour l’éducation, etc. La liste n’est ni exhaustive ni absolue. L’excellence et  l’éthique sont les valeurs  exigées pour faire partie de ce Conseil. Pour lui, des Haïtiens de ce calibre existent mais ils ont peur de prendre leur responsabilité parce que des criminels occupent l’espace du politique et font d’« Haïti, une terre glissée » où des dizaines de gangs prennent Haïti en otage.

Pour créer l’équilibre de l’État, M. Fils-Aimé prévoit un « Conseil national de surveillance des actions du gouvernement », composé aussi de 13 membres. Ils devront sillonner le pays en organisant des débats avec des assemblées citoyennes pour accoucher d’un Livre blanc de référence, contenant les desiderata populaires en vue d’organiser la Conférence nationale.

Une fois que la Conférence nationale organisée et la transition terminée, le jeu politique reprendra ses cours habituels, indique M. Fils-Aimé. Aucun membre du gouvernement de la refondation ne pourra se présenter à un poste électif aux échéances électorales ni participer au gouvernement qui sortira des urnes.

Néanmoins, on aurait souhaité que le Docteur Fils-Aimé, qui est l’initiateur de cette voie de sortie de crises, puisse l’être aussi dans sa réalisation en sollicitant lui-même les citoyens compétents dont ils pensent éligibles pour un tel projet tout en demandant à d’autres de se proposer. Malheureusement jusqu’ici, sa proposition n’a pas eu de suite ; tout comme la conférence des jeunes citoyens engagés de Petit-Goâve.

 Les chantiers du gouvernement de transition

Quoiqu’il arrive, élu ou pas, l’équipe dirigeante qui succédera au régime PHTK devrait agir comme un gouvernement de transition. Dès son installation, elle devra entamer les réformes institutionnelles nécessaires, notamment la révision de la Constitution, la création du Conseil électoral permanent (CEPe) et l’organisation des élections. Elle devrait aussi faciliter le dialogue inter-haïtien et fournir les moyens logistiques et financiers de la Conférence nationale. Il serait souhaitable que certaines personnalités qui participent à la Conférence nationale et du Conseil de surveillance dans le cadre de l’alternative de Fils-Aimé, si elles l’acceptent, puissent faire partie du CEPe.

Ce gouvernement même de transition devrait créer un ministère des Réformes de l’administration publique. Ses objectifs seraient de réduire les privilèges et la corruption au sein de l’Etat : justice, Palais présidentiel, Parlement, ministères, services douaniers, autres institutions publiques, etc. de façon à permettre au ministère des Finances de mettre de l’ordre dans les recettes fiscales et dans la gestion du budget national.

On ne pourra pas exiger d’un gouvernement de transition la réalisation des procès PetroCaribe ; mais il pourrait commencer à faire certaines réformes judiciaires pour faciliter leur réalisation par le futur gouvernement.

La mobilisation populaire et une communication massive sur le plan international pour informer et solliciter la solidarité des citoyens du monde sont les seules armes solides dont dispose le peuple haïtien pour équilibrer les rapports de force face au pouvoir répressif du régime PHTK. Quelques fois malheur est bon ! Le fait que des Français ont été pris en otage par les gangs en Haïti a permis au peuple français de découvrir une tragique situation d’Haïti qu’il ignorait… 

Je termine ce texte par cette conclusion que j’avais écrite dans mon dernier texte/propositions d’alternative sur Rezonodwès. (Haïti : pour un gouvernement de transition, Rezonodwès – 1 septembre 2020) :

« Malgré tout, je ne pense pas que le pouvoir se laissera faire sans réagir. Il faut se préparer à une intensification de la violence de sa part. D’ailleurs, l’assassinat du bâtonnier de Port-au-Prince n’est que le début des assassinats ciblés. On ne doit pas perdre l’espoir d’un changement de régime ; car en aucune manière, le pouvoir PHTK ne pourra pas résister à la mobilisation populaire contre le référendum, la Constitution et les élections du PHTK. Ce qu’il faut craindre, c’est le manque d’implication de la classe politique et des citoyens qui aspirent une nouvelle forme d’Etat en Haïti ! »


[1] Voir, Youtube, Radio Vison 2000, Invité du jour, Valéry Numa, 2 février 2021.

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