Comment comprendre le comportement des Américains dans la crise haïtienne actuelle?

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par Francilien Bien-Aimé

Samedi 6 mars 2021 ((rezonodwes.com))– Pour répondre à cette question, nous allons nous appuyer sur deux considérations, qui selon nous, peuvent expliquer le comportement des Américains dans la crise socio-politique qui secoue Haïti en ce moment.

Premièrement, pour mémoire, lorsque le président Jovenel Moïse, en poste depuis février 2017, a ordonné à son Ambassadeur à l’Organisation des États américains (OEA) de voter, le 10 janvier 2019, contre la reconnaissance des résultats de l’élection ayant conduit au second mandat du président Nicolas Maduro au Vénézuela, il ne l’a pas fait pour le président Donald Trump uniquement, mais pour le peuple américain aussi. Le président Moïse l’a fait également en contrepartie de son maintien au pouvoir vu que l’histoire révèle que dans la prise et la gestion du pouvoir en Haïti, le soutien américain est non-négligeable.

Les soulèvements populaires les 6, 7 et 8 juillet 2018 suite auxquels l’opposition politique a réitéré sa demande de démission du pouvoir en place ont mis à mal le président Moïse. Ayant perdu de la légitimé à l’interne et, se sentant menacé, le président Moïse a négocié son maintien au pouvoir jusqu’à la fin de son mandat en contrepartie de son vote contre Nicolas Maduro à l’OEA en raison des élections qualifiées d’anti-démocratiques par les Américains et une partie de la communauté internationale. Cela dit, même s’il y a un nouveau président aux États-Unis, Joe Biden, celui-ci, malgré l’ampleur des mouvements de protestations, ne va pas lâcher le président Moïse du jour au lendemain, puisque le président haïtien a rendu service au peuple américain en votant des sanctions économiques et politiques contre le Vénézuela. D’autant plus, si on se réfère à l’histoire, les Américains n’ont jamais agi en faveur des intérêts du peuple haïtien (dans sa majorité). Leur politique qualifiée de tutelle vis-à-vis de ce pays n’a jamais changé. Ils se positionnent toujours du côté des oppresseurs ou agissent en oppresseurs eux-mêmes « quand il le faut ». Point besoin de rappeler tout ce qui s’est passé depuis l’occupation américaine (1915-1934) jusqu’à nos jours.

Donc, les Américains, ne vont pas se désolidariser du Gouvernement du président Moïse aussi facilement. Ce n’est pas parce que le président Biden est élu ou parce que la communauté haïtienne aux États-Unis a voté massivement en sa faveur que cela va changer d’un revers de mains en Haïti. Ce serait un mauvais exemple pour les alliés de l’oncle Sam de la région qui ont voté de la même façon qu’Haïti pour l’isolement du Vénézuela par l’établissement des sanctions américaines.

Cependant, il faut relativiser. La possibilité de lâcher le président Moïse est là puisque les Américains ne s’intéressent pas réellement à un leader en particulier, mais c’est Haïti qui les intéresse soit pour sa position géostratégique, pour les richesses de son sous-sol ou autre. Par contre, ils ont toujours besoin des hommes et des femmes de confiance pour la poursuite de leur agenda en Haïti, comme c’est le cas actuellement. Pour l’instant, ils ont, peut-être, besoin d’un peu de temps pour préparer l’opinion comme sont en train de le faire certains grands médias d’Amérique du Nord et d’Europe qui commencent à critiquer le Gouvernement du président Moise, ce qui n’a pas été le cas avec le Président Trump. Le dossier d’Haïti a été circonscrit dans les limites de ses frontières durant le mandat de Trump, car cela ne l’intéressait pas trop semble-t-il. En revanche, depuis l’arrivée du Président Biden, on a l’impression que le dossier d’Haïti s’internationalise. Ainsi, si la mobilisation intérieure continue et que le dossier d’Haïti prenne de l’ampleur à l’international, cela pourra aider les Américains à se désolidariser du président Moïse puisque, au regard de la configuration actuelle, il n’a plus de légitimité. Aussi,  l’opposition politique et les autres secteurs opposants au président Moïse, doivent prouver leur capacité à mobiliser davantage les Haïtiens en vue de constituer un vrai rapport de force. D’ailleurs on commence à voir, ces derniers jours, un comportement « woulem de bò » (double discours) du State Departement à travers son Ambassade en Haïti.

D’une part, le State Departement demande au président Moïse d’arrêter la gouvernance par décret puisque celui-ci a renvoyé de manière anticipée un tiers du Senat en janvier 2020 au même moment où le mandat des Députés est arrivé à termes. Cela dit, les élections n’ont pas été organisées par le pouvoir en place. Le Parlement avec un tiers restant du Sénat devient alors, dysfonctionnel. Par cet acte, le président Moïse, le seul élu exerçant son pouvoir de la République d’Haïti actuellement, s’est donné le droit de légiférer sur tout alors que c’est interdit[1] par la Constitution en vigueur. Aussi, l’Ambassade américaine prend position pour la démocratie, l’indépendance de la Justice, en critiquant particulièrement le président Moïse pour avoir envoyé à la retraite anticipée trois juges de la Cour de Cassation et en nommant irrégulièrement trois nouveaux en replacement. Or, les juges sont inamovibles. Elle soutient également la grève des associations des Magistrats et des Greffiers du système judiciaire haïtien qui observent un arrêt de travail en vue de forcer le président Moise à respecter la Constitution.

Ces prises de position de l’Ambassade américaine en Haïti peuvent plaire à l’opposition qui pourrait penser qu’il s’agit d’un soutien des Américains dans sa lutte visant à contraindre le président Moïse à la démission. Pourtant cela entre dans une stratégie de double discours et de confusion.

D’autre part, ces mêmes amis américains, ignorent la position du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), la plus haute instance du pouvoir judiciaire, qui se prononce clairement sur la fin du mandat constitutionnel du président Moïse depuis le 7 février 2021. Le même constat sur la fin du mandat constitutionnel du président Moïse a été fait aussi par la Fédération des Barreaux d’Haïti (FBH), l’Église catholique en Haïti, la Communauté protestante d’Haïti, l’Université Quisqueya etc. Sans oublier la position de plusieurs acteurs internationaux dont des écrivains de la Francophonie ainsi que trois principales universités aux États-Unis, (Harvard Law School, NYU School of Law, Yale Law School) qui ont tous donné le même avis sur la fin du mandat président haïtien après avoir lu lisant et analysé l’article 134.2[2] de la Constitution en vigueur.  En lieu et place de soutenir le respect de la Constitution et les décisions des institutions haïtiennes au nom de la démocratie, ces mêmes amis Américains ont demandé au président Moïse de continuer à diriger le pays jusqu’en février 2022 et d’organiser les élections générales durant l’année 2021. Par cette position, le pouvoir en place peut se réjouir également du soutien américain. Or, c’est la même stratégie qui fait sa route.

Dès lors, on peut se demander si les conditions pour l’organisation des élections libres et démocratiques seront réunies. De même, pourra-t-on s’attendre à une participation des partis politiques de l’oppositions à ces élections ?

Ce double discours des amis américains dans la crise haïtienne cherchant à ne pas favoriser aucune des parties, ne sème que de la confusion et envenime davantage la situation socio-économique des Haïtiens. On peut le voir aussi comme une stratégie de « diviser pour régner ».

Deuxièmement, par cette crise en Haïti, les Américains sont en train de prouver sinon de rappeler aux Haïtiens et à leurs alliés internationaux qu’ils sont les vrais détenteurs des pouvoirs en Haïti. D’ailleurs, les opposants au président Moïse l’admettent dans leur quasi-entièreté, car ils « supplient » et attendent du président Biden, le dernier mot qui poussera le président Moïse à quitter le pouvoir. Cela pourrait laisser entendre que le président Moïse a un «patron ou un maître». Donc, si cela se confirme, l’on comprendra que, même si les haïtiens votent ou non aux élections, c’est leurs affaires, mais pas celles des vrais détenteurs des pouvoirs. Cela dit, ces derniers imposeront le candidat qu’ils veulent, le soutiendront une fois au pouvoir sous couvert de l’organisation d’élections en trompe-l’œil. C’est pourquoi, ils peuvent renverser qui ils décideront lorsque le pouvoir sera orienté contre leurs intérêts. Ce n’est pas un secret pour personne d’ailleurs.

La preuve en est bien grande, malgré les manifestations géantes et le « pays lock » à deux reprises organisés par l’opposition politique haïtienne de concert avec d’autres secteurs de la vie nationale durant les trois dernières années, le président Moïse est « style » au pouvoir et dirige avec le soutien indéfectible des Américains qui négligent complètement les revendications populaires. Ils ne se sont jamais prononcés contre la fin du mandat du pouvoir en place.

Mais, il faut dire aussi que les Américains ne sont pas les seuls à fabriquer et maintenir au pouvoir les dirigeants haïtiens. Ils ont un allié sûr et fidèle en Haïti, le secteur privé des affaires. Ce secteur adopte la même position que les Américains. Il est pour un Gouvernement ou une politique particulière lorsque les Américains le sont. Il est contre lorsque les Américains le sont aussi. C’est pourquoi, jusqu’ici, les hommes et femmes du secteur privé des affaires haïtien gardent leur mutisme assimilé au même comportement que leurs alliés Américains face au Gouvernement du président Moïse.

En somme, comprendre le comportement des Américains en Haïti au regard de la crise actuelle nécessite de jeter un regard sur les crises haïtiennes sur le temps long pour mieux appréhender la situation en ce moment dans le pays. Faire cet exercice permet de saisir les paramètres internes et externes qui influent sur la vie sociale, politique, économique… d’Haïti dans une perspective géopolitique. Ce faisant, l’on pourra se demander in fine quand et comment les Haïtiens vont-ils s’en rendre compte et trouver, en conséquence, une alternative pour sortir Haïti de cette situation qui a longtemps duré ? Aussi, l’on pourra s’interroger sur la possibilité que cette alternative soit trouvée et se concrétise ?

Francilien BIEN AIME
Doctorant Science Politique
Institut d’Études Politiques (IEP) Bordeaux
francilien.bienaime@scpobx.fr

         2 Mars 2021


[1] Selon l’article 111 de la version amendée de la Constitution 1987, «Le Pouvoir législatif fait des lois sur tous les objets d’intérêt public». Par cet article, légiférer sur les intérêts publics revient exclusivement au pouvoir Législatif et non à l’Exécutif.

[2] D’après l’article 134.2, « L’élection présidentielle a lieu le dernier dimanche d’octobre de la cinquième année du mandat                présidentiel.
Le président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection. Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est censé avoir commencé le 7 février de l’année de l’élection. »

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