Justice : Le procès à distance illusoire et viable du CSPJ

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LE PROCÈS À DISTANCE ILLUSOIRE ET VIABLE DU CONSEIL SUPÉRIEUR DU POUVOIR JUDICIAIRE ( CSPJ)
Vendredi 8 mai 2020 ((rezonodwes.com))–

1. L’avénement de la pandémie COVID-19 ne se borne pas à rationaliser la santé publique mondiale à travers la solidarité collective, mais bouleverse l’ordonnancement juridique international. Depuis, l’on constate la transformation de l’État de droit dans plusieurs pays par l’adoption de l’état d’urgence sanitaire, qui touche les libertés individuelles. Pour illustration, les Républiques française et haïtienne ont institué des mesures  restrictives/privatives de liberté comme le couvre-feu, l’isolement et la mise en quarantaine dans le cadre de la lutte contre la propagation de la pandémie. En clair, ces mesures privatives de libertés s’assimilent  à l’hospitalisation sous contrainte sans l’intervention du juge judiciaire.

2.  C’est d’ailleurs cette pandémie qui a conduit le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire haïtien ( CSPJ) à s’inspirer pour souhaiter implanter la « nouvelle technologie de communications judiciaires », ou le procès à distance dans les espaces de justice du pays. Il en a pris pour cobaye la juridiction de Port-au-Prince. En effet, dans une lettre adressée au Doyen du tribunal de première instance de Port-au-Prince le 5 mai 2020, le CSPJ a dit autoriser la juridiction précitée à « accueillir la phase d’expérimentation de la visioconférence pour rendre justice en situation de crise.. ». Avec l’utilisation de l’expression «  une solution technologique adéquate » dans sa lettre, le patron discutable de la justice haïtienne se veut contributeur du taux de réduction de l’expansion de la pandémie sur le territoire . En réalité, l’excellente idée serait venue du Réseau National des Magistrats haïtiens ( RENAMAH), jeunotte association dans le domaine de la magistrature haïtienne. La référence exclusive au RENAMAH dans la lettre du CSPJ rend peu probable le doute sur la paternité au RENAMAH de l’idée de ce procès à distance, puisque les deux anciennes associations dans le domaine, à savoir Association Nationale des Magistrats haïtiens ( ANAMAH) et Association Professionnelle des Magistrats haïtiens ( APM),  ne sont pas prises en compte dans la phase d’expérimentation du projet. Moins de vingt-quatre heures après la publication de cette lettre sur les réseaux sociaux, nous nous sommes montré attentif  à travers deux tweets à l’inapplicabilté de cette nouvelle technologie dans notre système répressif. Ces tweets ont suscité plus tard dans la nuit (vers 20h45)  la protestation de l’Association des greffiers face à ce projet.

3. Tout d’abord, nous concédons que le titre de l’article peut invoquer de questionnement en ce que les termes « illusoire » et viable  apparaîtraient se contraster. Une telle appréhension semble logique puisqu’effectivement l’illusion supposerait de façon sous-jacente l’irrationnel. Or, c’est sur ce même projet irrationnel que nous prétendons mettre une vie. Toutefois, la métaphore juridique utilisée ici souhaite surtout démontrer l’illégalité du projet (I), dont la possibilité de survie n’est pas écartée ( II).

I – L’illégalité de l’expérimentation du procès à distance ( visioconférence)

4. C’est peut-être une erreur d’utiliser le qualificatif « nouvelle » à la proposition de procès répressif de visioconférence, puisque ce procédé technologique d’information et de communication est mis en ouvre, par exemple, dans les paysages juridiques français et états-unien depuis les années 1990. Le législateur français a intensifié cette technologie dans la justice dans une politique de modernisation et de rationalisation des moyens, étant entendu que la justice a un coût important pour l’État. Mais au vrai, ce qualificatif se cantonne surtout dans le processus du droit pénal haïtien.
En effet, la visioconférence consiste en un dispositif de communication permettant les relations interdépendantes entre plusieurs sites par la liaison du couple audio/vidéo à travers des lignes de télécommunications. Ce projet suppose la création d’un portail internet d’accès à un grand public et la généralisation de l’usage de la visioconférence dans le débat judiciaire. Pour ce faire, il faut à la fois des moyens techniques et économiques. Sous cet angle, l’appréhension peut être moindre car les mains des Nations-Unies et de l’USAID se mêlent dans le projet, et que le coût peut être présumé supporter par ces institutions étrangères. Aussi, il ne serait pas excessif si on faisait confiance à la qualité de services de nos compagnies de télécommunications.

5. En l’espèce, l’expérimentation du procès à distance du CSPJ emporte l’engagement de la justice à dématérialiser la procédure pénale ( correctionnelle ou criminelle). Concrètement, la dématérialisation des procédures pénales n’est pas réalisables sans la transformation du droit pénal procédural positif. Ce qui amène à se questionner  sur la précipitation du CSPJ ( A) et la question du procès équitable (B)

A – La précipitation du CSPJ

La velléité du CSPJ, inspiré du RENAMAH, de contribuer à l’effectivité de la justice en période de l’expansion de cette pandémie est louable. Cependant, le patron discutable de la justice haïtienne se doit veiller à ne pas contrarier aux principes directeurs du procès pénal. L’admission à la transformation de ces principes cardinaux se confine à l’orée d’une légalité d’exception.

6. La présence physique du détenu/prévenu/accusé et la publicité de l’audience.  Il apparaît que le CSPJ n’a pas songé à lire les dispositions du Code d’instruction criminelle relatives à la procédure de jugement correctionnel et criminel. Si l’article 157 dudit code est discutable en ce que l’expression « entendra le prévenu » pourrait être assimilée à la seule écoute d’audio de la défense personnelle de ce dernier, le deuxième alinéa de l’article 161 dispose « Néanmoins, le juge peut ordonner la comparution personnelle…… ». Concrètement, l’expression « comparution personnelle » suppose ici la présence physique de la personne poursuivie dans un espace physique où se trouve un tribunal composé d’un juge, d’un greffier, du ministère public et d’un huissier, d’autant que cette expérimentation concerne exclusivement les détenus. Cela étant, la probabilité de la représentation de l’avocat prévue à l’alinéa premier de l’article 161 est à écarter. Car en tout état de cause, la personne détenue doit comparaître physiquement à l’audience. De plus, le législateur exige la publicité de l’audience à l’article 166 dudit code. C’est dire que tout jugement auquel le public n’a pas accès est nul. Mais, cela ne sous-entend pas qu’il faut inévitablement la présence des gens dans la salle d’audience. Il suffit que l’audience ait lieu dans un espace physique auquel tout citoyen peut accéder pour suivre le procès. Cette exigence constitutionnelle se justifie du fait que la décision de justice soit rendue au nom de la République et que la justice se doit transparente.
Par ailleurs, en matière criminelle, les conditions de présence physique et de publicité de l’audience sont respectivement prévues aux articles 178 ( alinéa 1er) et 184 ( alinéa 2) du CIC. Ces deux conditions s’alignent sur l’équité que doit revêtir le procès pénal.

B – Le respect du procès équitable

7. En principe, l’équité renvoie aux droits de la défense, au principe du contradictoire et à l’égalité des armes dans le processus répressif. C’est dire que le procès pénal s’inscrit dans une démarche d’équilibre judiciaire entre les parties : partie poursuivante ( parquet ou partie civile), partie poursuivie et victime.
D’abord, les droits de la défense consistent non seulement en le droit pour l’individu d’être entendu mais également d’obtenir réponse à ses demandes. À l’état actuel du droit haïtien, le législateur prévoit seulement la présence physique de l’individu pour être entendu. De plus, la réponse à ses demandes s’étend comme l’expression du libre arbitre du juge par le prononcé de la décision judiciaire. Le tout est prévu se faire par la présence physique de la personne poursuivie. C’est d’ailleurs cette nécessité présentielle qui pousse ni le législateur ni les constituants à exiger le droit à l’assistance d’un avocat pour le prévenu et l’accusé dans le procès pénal ( art. 166 et 200 CIC et art. 25.1 de la Constitution). Ainsi, la question de l’assistance d’un avocat peut susciter beaucoup de difficultés, en ce sens que la visioconférence pourrait attenter à la confidentialité de l’entretien entre l’individu et son avocat. Il est vrai qu’il est possible que l’État mettrait en place un dispositif téléphonique pour assurer cet entretien en dehors de l’immixtion technologique, mais rien ne garantit que cet entretien ne serait pas enregistré. Ce détail pourrait paraître de moindre importance et pourtant c’est une possibilité envisageable surtout pour l’inquiétude des autorités publiques face aux grands criminels. Maintenant, il est à se demander si l’avocat serait aux côtés de son client à la prison pour optimiser la garantie de la confidentialité de cet entretien. La réponse semble peu évidente en l’état actuel de cette démarche judiciaire d’exception.
Ensuite, le principe du contradictoire vise la confrontation des preuves apportées par l’accusation et la défense de l’individu pouvant conduire le juge soit à transformer les preuves de l’accusation en une certitude pour conclure à la culpabilité soit à douter de la certitude de ces preuves pour constater l’innocence judiciaire. Cette procédure n’est pas à ce jour dématérialisée dans le système pénal procédural haïtien.
Enfin, le temps est très important dans le débat judiciaire. Ainsi, les temps accordés aux parties, c’est-à-dire à la partie poursuivie, à la partie civile et au ministère public doivent être proportionnels. Or, à tout moment, il se pourrait qu’il y ait de coupures dans les audio-vidéos ou d’interruption de connexion. C’est dire qu’il y a des enjeux techniques pouvant contrevenir au principe d’impartialité judiciaire, qui risquerait de fragiliser la notion d’équité du procès. Donc, il convient de se demander si l’État disposerait des ressources nécessaires pour anticiper ces contrariétés judiciaires.
In fine, quid des victimes qui n’ont pas de conseils. Où se placeraient-elles? Auraient-elles accès à un écran technologique ? Depuis chez elles ou dans le même espace du tribunal. Bien qu’elle soit très complexe, cette  initiative est viable.

II – La survie du procès à distance

A – La légitimité du procès à distance

8. Il importe de rappeler que le projet de modernisation et de dématérialisation de la justice du  CSPJ se limite à la crise sanitaire. Il en ressort alors qu’il y a un certain nombre de détenus qui ne peuvent pas être jugés à cause du risque de propagation qu’une audience publique peut entraîner. Car le personnel judiciaire n’aurait pas un contrôle effectif de la potentielle contagion du public. Ainsi, le risque est important quant à la  dangerosité de la tenue d’une telle audience sur le plan sanitaire. Or, l’État, à travers la combinaison des articles 19 et 41 de la Constitution en vigueur, est le seul sujet assujetti à l’obligation d’assurer la santé publique des citoyens. En outre, selon l’article 8.1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme ( CADH), l’État a l’impérieuse obligation d’assurer l’effectivité de la justice en assurant la mise en oeuvre d’un système judiciaire, qui respecte l’accès à un juge pour toutes les personnelles poursuivies pénalement. Partant, dans le cadre d’une bonne administration de la justice,  à l’opposé de l’expression maladroite « bonne et saine  distribution de la justice » utilisée par nos décideurs publics ( la justice ne se distribue pas mais elle est administrée), il serait légitime que le Gouvernement, par l’entremise du ministère de la justice et de la sécurité publique, envisage un plan de dématérialisation des procédures pénales en instituant un système de procès à distance sous forme de visioconférence. Cette décision serait proportionnelle à la politique d’urgence sanitaire gouvernementale. Toutefois, il est malaisé de conférer ce pouvoir au CSPJ du seul fait que la justice pénale n’est en principe administrée par le Gouvernement.

B – La possible substitution d’un encadrement réglementaire à l’indispensable intervention du législateur

9. C’est un principe classique que la chaîne du processus répressif comporte la Constitution, la loi et le règlement, étant précisé que le règlement n’est applicable qu’en matière de contravention. C’est d’ailleurs pourquoi que les mesures privatives et restrictives de liberté relève de la compétence exclusive du législateur. Cela dit, il est totalement incompréhensible que le Premier ministre et le Maire de Pétion-Ville prétendent pouvoir recourir à l’incarcération des contrevenants des mesures sanitaires sur la base d’un simple arrêté. Dans ce cas, l’amende serait tout à fait légitime mais il serait excessif de priver l’individu de sa liberté individuelle sur la base d’un.e simple arrêté ou circulaire.
Cette présentation architecturale de l’ordonnancement juridique du système pénal signifie que la transformation des procédures pénales ( correctionnelle et criminelle) nécessite l’indispensable intervention du législateur. Car les principes évoqués plus haut sont consacrés tant par la Constitution que la loi. Toutefois, comme il a été remarqué précédemment, l’état d’exception autorise le pouvoir public à transformer les procédures pénales dans la stricte légalité. Alors, le Parlement étant dysfonctionnel, le pouvoir exécutif est légitimement habilité à assurer la sécurité de la nation en cas de danger imminent. De ce fait, le risque de pandémie est un danger imminent justifiant la légitimité des mesures d’exception adoptées par  l’Exécutif. C’est sur la base de cette « légitimité d’exception » que le pouvoir exécutif a adopté l’arrêté relatif à l’état d’urgence sanitaire le 20 mars 2020 ( date de publication). Il est toujours curieux de se demander pourquoi le terme « arrêté » a été préféré au terme « décret », puisque le texte ne porte pas la signature d’un ministre mais du président de la République et de l’ensemble des membres du Gouvernement. En tout cas!
Donc, face à l’expansion exponentielle de la pandémie en Haïti ces dernières semaines, il serait légitime que l’Exécutif accompagne la velléité de l’excellente initiative du RENAMAH et du CSPJ en adoptant un décret strictement lié à l’état d’urgence sanitaire du 20 mars 2020 dans le but d’assurer l’effectivité de la justice.

              Me. Guerby BLAISE
      Avocat et Enseignant-chercheur
     en Droit pénal et Procédure pénale
     École doctorale de Paris Nanterre
      E-mail: kronmavie@icloud.com

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