Fleurs d’insomnie : une nouvelle littéraire de Margaret Papillon

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À Albert, Paul et Cathy

FLEURS D’INSOMNIE

Vendredi 20 décembre 2019 ((rezonodwes.com))–

Les leçons de piano commençaient à peine,  que je déplorais déjà le moment où elles devraient s’achever. Et ceci n’était pas dû au fait que j’adorasse cet instrument qui avait permis à Mozart, Chopin ou Beethoven de laisser éclater leur génie ; loin de là. L’objet de ma passion n’était rien d’autre que Francesca, la prof de musique aux mains ailées et à la voix mélodieuse.

Elle avait vingt-cinq ans et moi, malheureusement, je n’étais qu’un adolescent de dix-sept ans tout en longueur et encore boutonneux. Depuis le premier jour où je la vis, j’en tombai fou amoureux. Je lui trouvai tout de suite des qualités de cœur et d’esprit comme jamais personne n’avait su réunir – du moins le pensai-je – en un seul être. De plus, elle était belle. D’une beauté sans tapage, certes, mais des étoiles plein les yeux et une bouche rieuse qui découvrait des dents très blanches – on dirait de la porcelaine fine – quand elle me souriait ; j’avais alors la nette impression de voir mon ciel s’illuminer.

Dès que je sus qu’elle enseignait le piano, je pressai maman de m’inscrire à son cours. Pauvre mère, elle n’y voyait plus clair. Ayant passé une bonne dizaine d’années à essayer de me persuader de jouer à ce noble instrument que mes sœurs affec- tionnaient par-dessus tout, et s’étant butée chaque fois à un refus catégorique de ma part, elle s’éton- nait de ma passion soudaine et subite, mais s’en réjouissait. Elle préférait me savoir chez Francesca que tapant dans une balle de football dans la rue avec les petits « vagabonds » du quartier.

Mon jeune amour, à peine éclos, souffrait déjà d’une profonde blessure ; une meurtrissure insoute- nable: Francesca était mariée ! Ô malheur ! Son mari, Hamed, m’avait pris en affection et me retenait après les cours pour me parler de son Liban natal, de cette guerre fratricide qui, endeuillant les familles, l’avait poussé à immigrer ailleurs, ne vou- lant plus avoir à enjamber des cadavres pour se pro- curer son pain quotidien.

Hamed croyait fermement que je m’intéressais à son histoire. Hélas ! Il ne pouvait s’imaginer m’avoir fourni un prétexte pour m’attarder auprès de Francesca qui m’offrait alors, avec une extrême gentillesse, des gâteaux secs qu’elle arrosait de sirop de grenadine.

Quand je regagnais ma maison, j’avais la tête pleine de rêves et me sentais flotter sur un nuage. Maman souriait, me croyant sous l’effet bénéfique de la musique de Chopin. Cela l’enchantait. Je me gardais bien de la détromper, jaloux de ces brefs moments de bonheur et regrettant par-dessus tout d’avoir à les partager avec Hamed, assis dans un coin, fumant cigarette sur cigarette.

Inutile de dire que je n’en dormais plus la nuit. J’étais amoureux pour la première fois. Bien sûr, je fréquentais quelques filles de mon âge ; mais, du jour au lendemain, je les trouvai niaises, d’une pla- titude incroyable, tandis que Francesca était d’une spiritualité qui me portait aux nues. Jamais femme ne trouva autant grâce à mes yeux.

Le jour où j’allai voir “Mourir d’aimer” au Drive-in Ciné à Delmas, je comparai immédiate-ment cette histoire à la nôtre – du moins à la mienne –, car, de toute évidence, Francesca ne soupçonnait nullement les sentiments qu’elle m’inspirait, dans la mesure où elle affichait la même courtoisie et la même gentillesse envers ses jeunes élèves, les considérant tous comme ses pro- pres enfants.

Moi, de mon côté, je rêvais de lui déclarer ma flamme et dans mes fantasmes elle me répondait m’aimer et vouloir quitter son mari pour vivre avec moi l’amour avec un grand “A”, à l’image d’Annie Girardot dans ce film “Mourir d’aimer” que je trouvai pathétique au point de verser quelques larmes, m’attirant ainsi les railleries de mes sœurs. Je me gardai bien de leur fournir des explications pour justifier ma conduite. De toute évidence, elles ne comprendraient pas, car pour elles qui appro- chaient de leur quinze ans, les « plus-de-vingt-ans » faisaient figure de “vieux”.

À l’école, rien n’allait plus ; les jeux étaient faits, je redoublai ma rhéto. Papa crut que le sport était le grand responsable de mon échec. J’en fus privé. Il me permit seulement de poursuivre mes leçons de piano. Quel bonheur ! Il n’avait rien compris à la bicyclette. Le pauvre !

Avec mes maigres économies, je m’étais procu- ré, en secret, chez un orfèvre du bas de la ville*, une améthyste que je rêvais d’offrir à Francesca pour son anniversaire. Mais, malheureusement, j’ignorais totalement la date et le mois de sa naissance. Je décidai de lui écrire pour remédier à ce manque. Hélas ! Je rédigeai de longues missives jusqu’à ce que le papier me fit défaut, mais elles atterrirent toutes dans la poubelle, incapables de formuler adéquatement mes pensées. J’en fus si désolé que cela aggrava mes insomnies. En fin de compte, je composai un poème à son intention, mais celui-ci resta dans mes tiroirs.

C’est dans cet état d’esprit, par un soir de pleine lune où j’étais particulièrement agité, que j’entendis des bruits insolites venant du côté de la pelouse. Tout de suite, je pensai à un voleur. Mon cœur battit à grands coups dans ma jeune poitrine aux pectoraux que j’essayais vainement de gonfler en travaillant la barre fixe et les haltères, rien que pour pouvoir épater Francesca. Je maudissais même ma barbe qui s’attardait au stade d’un léger duvet et cette moustache aux poils rares, longs et soyeux quand je la voulais épaisse et drue pour camoufler mon extrême jeunesse. J’avais laissé croire à Francesca que j’avais vingt ans et justifiai mon retard scolaire et mon rachitisme par une fièvre typhoïde que j’attrapai à douze ans, au moment où une grosse épidémie sévissait dans le pays.

Tapi dans un coin de ma chambre, j’osais à peine respirer. De longues minutes passèrent ainsi ; j’écoutais le silence qui se faisait lourd et pesant. Puis, des bruits légers se firent entendre à nouveau. Je pensai à mes sœurs qui se seraient très certainement moquées de moi si elles m’avaient surpris là, tout apeuré. Moi qui fanfaronnais à longueur de journée et prétendais pouvoir rivaliser avec Bruce Lee en karaté. Toujours agité de trémulations, je m’approchai à pas lents de la fenêtre dont j’entrouvris, avec une extrême lenteur, les rideaux. Et là, ce que je vis me laissa totalement ébahi.

Je refermai précipitamment les tentures, le cœur prêt à éclater. Le souffle me manquait. Après quelques secondes de profonde respiration, j’osai à nouveau jeter un coup d’œil. Je n’avais pas rêvé. Ils étaient toujours là, faisant de la pénombre leur grand complice.

Un couple s’ébattait là, sur la pelouse, où maman investissait la majeure partie de son temps. Où papa s’installait chaque après-midi dans un hamac pour faire sa sieste, trouvant une brise plus agréable entre ses deux énormes manguiers qu’il avait plantés à cet effet, il y a plus de vingt ans.

Point n’est besoin de décrire mes émotions. Je n’avais jamais rien regardé avec un tel ravissement. J’étais encore puceau. Bien que laissant croire le contraire à mes copains qui essayaient vainement de m’entraîner chez des filles de joie. À la maison, la sexualité était un sujet tabou et des femmes nues je n’en avais vu que dans les revues Playboy que des camarades de classe me refilaient sous les bancs de l’école.

Alors, j’ouvris grand les yeux pour contempler de tout mon saoul ce véritable cadeau du Ciel.

Cela n’avait rien à voir avec les scènes d’amour que les réalisateurs ébauchaient dans les films, laissant l’imagination du spectateur faire le reste. Cette fois, il n’y avait ni coupure, ni censure. La pellicule se déroulait sans anicroche. Il n’y avait même pas d’usure pour provoquer des cassures, ce qui arrivait souvent dans les petits cinémas de quartier au moment où la scène était la plus piquante, la plus torride.

Pas de cinéastes non plus, ni de machinistes, ni de perchiste, ni scénariste pour crier “coupez !”.

Ils s’étaient débarrassés de leurs vêtements. Ceux-ci, accrochés avec négligence au hamac, tra- hissaient leur impatience de s’aimer.

Ils s’embrassaient à perdre haleine tandis que leurs mains partaient à la découverte de leur corps brûlant de désir. Ils poussaient tous les deux des gémissements qui en disaient long du plaisir ressenti. Leur sensualité devint presque palpable. Les yeux rivés sur la scène, je fus incapable de m’éloigner de la fenêtre, vivant à leur insu cette grande intimité, tout en me reprochant de temps à autre mon indélicatesse. D’ailleurs, j’étais dans tous mes états et regagner mon lit n’aurait absolument rien changé. Je restai planqué là, jusqu’à ce que je sentis une intense ivresse envahir mon cerveau puis s’emparer de tout mon être jusqu’à me laisser les membres tout affaiblis.

Dehors, ils se caressaient encore après l’extase, me faisant ressentir mon extrême solitude dans cette chambre, où j’avais placardé sur les murs un poster de Brigitte Bardot et un autre de Marilyn Monroe, la jupe soulevée par un puissant vent soufflant d’une bouche d’aération.

J’attendis la suite, les jambes toutes flageolantes. Ils se rhabillèrent sans hâte et repartirent dans la l’obscurité, la main dans la main. Quelque chose dans leur attitude me convainquit d’une certaine habitude.

C’est avec une impatience grandissante que la soirée suivante je les guettai fébrilement. Ils ne vinrent pas. J’en fus profondément dépité comme pour un rendez-vous manqué. Je passai la nuit à rêver d’eux et au petit matin j’avais sali mes oreillers.

***

Le surlendemain, je ne m’attardai pas trop au cours de piano. Je rougissais à n’en plus finir quand le regard de Francesca se posait sur moi. C’était comme si j’avais un peu trahi mon amour pour elle en jouissant de mon fabuleux spectacle nocturne. Je me rendais compte, seulement en ce moment, que ce soir-là, je n’avais eu aucune pensée pour elle. J’en fus quelque peu confus.

Je passai encore trois nuits à guetter mes inconnus porteurs de bonheur et d’extase. Hélas ! Ils ne se montrèrent pas. Entre-temps, je jouais à m’imaginer les traits de leur visage et m’échinais à broder autour d’eux une histoire comme dans les romans que lisaient mes sœurs.

Je désespérais presque de les revoir, fixant, lors de mes insomnies, les fleurs sourdes et muettes du jardin, seuls témoins, à part moi, de la belle valse, du grand ballet de nos fameux noctambules, agiles funambules, sur les cordes sonores de l’amour.

Puis, un soir, les fleurs s’agitèrent d’un seul coup, comme si elles s’étaient donné le mot, et s’é- cartèrent dans une profonde révérence pour laisser passer nos amants d’occasion. Les arbres immo- biles se concertèrent dans un confus murmure.

La lune se fit complice de leur jeu ; elle se voila la face d’un gros nuage gris qui se mouvait par là. Heureusement que de mon côté,  mon extrême jeunesse m’avait doté d’yeux ayant l’acuité de ceux d’un chat, me permettant ainsi de ne rien perdre de la scène.

Les grillons se turent quand ils s’assirent dans l’herbe fraîche, se doutant fort que leur musique puisse rythmer au mieux ce genre d’ébats.

Ce fut pétillant comme du champagne. Une vraie fête. Et après, ils s’attardèrent inertes sur la pelouse, lovés l’un contre l’autre. Ils restèrent ainsi si long- temps, que je craignis un instant qu’ils ne fussent morts. Morts de plaisir ! Morts de désir ? Hum ! Il fallait avoir dix-sept ans pour imaginer pareille chose. Ils s’étaient tout simplement endormis, tota- lement repus.

Ils se réveillèrent près d’une heure plus tard au moment où, le cœur étreint par l’angoisse, je me résignais déjà à avertir papa qu’un couple en tenue d’Adam avait, dans son jardin, poussé son dernier soupir ; au risque de provoquer une crise cardiaque chez cet être extrêmement pudique et puritain.

Soulagé d’un grand poids je les regardai s’em- brasser à perdre haleine, – fait qui s’avérait pour moi aussi troublant que tout le reste –, puis, je vis leurs silhouettes disparaître, happées par l’obscurité qui s’était faite épaisse au fond de la cour comme pour les préserver d’une quelconque indiscrétion. Du bout des lèvres, je les remerciai pour le merveilleux spectacle et partis me blottir dans les bras d’un sommeil aussi doux que profond.

***

Ce petit manège durait déjà depuis deux mois à raison d’une ou deux séances par semaine, quand un jour où la Lune se fit moins capricieuse, moins complice, je crus reconnaître la belle au corps de déesse qui se mouvait tout en ondulation, chevauchant son partenaire au rythme d’une symphonie céleste. Ce corps, souple comme une liane, à la taille bien prise et aux jambes d’un galbe admirable, ressemblait étrangement à celui de… Francesca.

Un doute affreux, pernicieux, enveloppa mon cerveau et terrassa d’un seul coup toutes mes ardeurs. Mon excitation vola en éclats. Un sentiment aussi violent que les précédents me submergea tout entier: la jalousie. Une jalousie mêlée de déception. Pire que celle que j’éprouvais quand je la voyais sourire à Hamed. Pour Hamed, je le lui pardonnais, c’était quand même son mari ; elle l’avait connu avant moi. Mais ce salaud qui jouissait de ses charmes était un nouveau venu… le premier venu. Et cela m’était intolérable.

J’abandonnai la fenêtre et me précipitai pour me réfugier dans mon lit. Un immense désespoir m’étreignit les tripes. Mes yeux piqués de larmes restèrent rivés au plafond. Les violents battements de mon cœur avaient changé de rythme pour devenir absolument douloureux.

Pour corroborer mes doutes, les paroles de Jacky, un voisin de mon âge, me revinrent à l’esprit. Selon lui, le bruit courait que Hamed était impuissant suite à une blessure due à une explosion de grenades à fragmentation dans son Beyrouth qui ressemblait toujours à un volcan en éruption. Je ne voulus pas prêter foi à ces ragots, mais tout compte fait, c’était peut-être vrai. Francesca, pour apaiser les tourments de son corps à la soif inassouvie, s’était laissé choir dans les bras d’un amant de passage, sur un lit de fortune, dans un jardin pris d’assaut à quelques maisons de son domicile conjugal. Quelle igno- minie! Et les fleurs s’étaient faites complices de son jeu perfide. Ah ! les maudites, je les arracherai de terre, leur faisant payer ainsi leur trahison. Elles ne méritaient plus que j’admire leur beauté, ni que je les flatte de la main. Elles savaient tout, pourtant, et ne m’en ont touché mot. Traîtresses, aussi coupables que la fautive elle-même. Je les détestai toutes.

Il fallait que je leur crie ma rancœur tout de suite pour anesthésier cette douleur vive qui me brûlait au troisième degré.

Je me levai avec précipitation et courus à la fenêtre que j’ouvris pour mieux cracher mon venin. Trop tard. Il n’y avait plus personne. Évaporés dans la nuit. Les fleurs faisaient semblant de dormir et les grillons avaient repris leur musique comme si rien ne s’était passé et la pleine lune, débarrassée de son voile de nuages gris, éclairait de mille feux la pelouse innocente, l’endroit que leurs corps avaient profané. Je les maudis tous de m’avoir joué ce tour affreux, cette comédie macabre. M’avoir donné tant de bonheur pour me l’arracher ensuite de manière aussi cavalière. Non ! tant de cruauté me laissait pantois. Surtout, je m’en voulais d’avoir été si naïf. D’avoir cru un instant que Francesca était une femme bien sous tous les rapports, qui méritait un amour aussi neuf que le mien. Mon Dieu ! Qu’est-ce que je pouvais être bête ! Je me félicitai de n’avoir fait de confidence à quiconque concernant mes sentiments pour Francesca, même pas à Dieu, sans quoi j’aurais éprouvé une grande honte, et me serais senti ridicule.

Je pleurai de rage, seul dans mon lit, tous mes rêves en mille morceaux. J’étais en train de vivre ma première déception sentimentale et je trouvai terrible de souffrir autant. Si c’était ça la vie d’adulte, je pouvais m’en passer, je n’en voulais plus et me ferai un plaisir de déroger à la règle. Je jurai désormais de m’accrocher à mon enfance vécue dans un cocon douillet. “Maman serait la seule femme digne de ma confiance !”, déclarai-je péremptoirement. Ensuite, je me trouvai bête de souffrir autant pour une “vieille” de vingt-cinq ans qui, du reste, ne soupçonnait nullement les sentiments que je lui portais et pis encore, vivait déjà sous le joug marital d’un mort vivant.

J’eus à peine ces pensées que je les regrettai. Francesca ne me devait rien du tout. Et, le pauvre Hamed, si les ragots que l’on colportait sur son compte s’avéraient être véridiques, devait être bien malheureux d’être presque un mutilé. Et mon désespoir, malgré ces réflexions qui me faisaient honneur, s’accrut.

Je ne pus fermer l’œil de la nuit. Je pris une bonne douche à 6 heures du matin pour masquer ma mine hagarde, mais rien n’y fit. Maman s’inquiéta. Je fis de mon mieux pour la rassurer sans parvenir à la convaincre. Je partis pour l’école la mort dans l’âme. Je traînais tant et si bien les pieds que papa s’énerva et “klaxonna” avec nervosité pour que je m’active. Ma nonchalance risquait de lui faire perdre de précieuses minutes. Il avait horreur d’arriver en retard au bureau.

Durant les jours qui suivirent, je fus l’ombre de moi-même. Refusant catégoriquement de me rendre à mes cours de piano. Je me sentais incapable d’affronter le regard “candide” de Francesca. Maman s’étonna de mon manque évident d’appétit. Moi qui d’habitude dévorais tout ce qui me tombait sous la main, au risque d’encourir les foudres de mes sœurs qui se voyaient carrément rationnées, je faisais presque une grève de la faim.

Je me mourais, bouleversé par toutes sortes de sentiments contradictoires. Le doute me rongeait et j’avais hâte d’être au jour de la prochaine rencontre pour en avoir le cœur net.

Ce jour tarda à venir et moi, je m’épuisais à faire le guet. Mes pauvres nerfs, je les devinais prêts à céder, à craquer. Puis, le moment tant appréhendé arriva. Ils étaient là encore une fois, fidèles au rendez-vous de l’amour. Les yeux fermés, j’attendis qu’ils terminent leur effeuillage. Le souffle me manqua. J’hésitai. Puis, ne pouvant plus me sentir confronté perpétuellement au doute, je me saisis d’une lampe de poche et après de profondes inspirations, je me dirigeai vers la porte qui s’ouvrait sur le jardin. Je tremblais, faillis y renoncer, mais avançai tout de même. Il fallait que je sache !

Avec mille précautions, j’entrouvris la lourde barrière de fer forgé de manière à ce qu’elle ne grinçât pas. À pas feutrés, tel un voleur, je marchai vers le couple, trop occupé pour prêter attention aux bruits qui les entouraient. J’eus quand même peur qu’ils n’entendissent claquer mes dents et grelotter mes genoux. Quand je fus à quelques trois mètres d’eux, le cœur battant à tout rompre, j’allumai ma lampe de poche. Et là… Mon Dieu !  

Ils sursautèrent, se détachèrent l’un de l’autre et se précipitèrent sur leurs vêtements. Ils me regardèrent de leurs yeux ahuris. Le faisceau lumineux de mon flash les balayait tour à tour.

J’étais heureux, parfaitement heureux, soulagé qu’ils soient de parfaits inconnus. Je leur dédiai un sourire radieux en leur faisant un petit salut de la main. Maintenant, aussi confus qu’eux, mon flagrant délit devenu une grande indélicatesse, je ne savais pas trop quoi leur dire pour expliquer ma conduite quelque peu désobligeante. Et je m’entendis accoucher une énorme sottise pour justifier mon intrusion.

– Eh… euh… Je voulais seulement vous avertir que la pelouse regorge d’armées entières de fourmis… Il faut faire très attention, elles ont la dent dure !

–  … ?

– Bon, je m’en vais… Je ne vais pas vous importuner plus longtemps. Je vous souhaite une bonne fin de soirée.

–  … ?

–  Si vous voulez vous désaltérer, il y a un robinet tout là-bas au fond de la cour…

–  … ?

–  Alors, bonne nuit…”

Je bafouillais lamentablement et marchai à reculons pour ne pas les effaroucher. Après un autre salut un peu flou de la main, je leur dis, sur un ton heureux, que c’était un grand bonheur pour moi de faire leur connaissance. Ils échangèrent un regard perplexe et dubitatif, mais ne répondirent que par un hochement de tête qui traduisait leur effroi. Je regrettais beaucoup de les avoir dérangés pour… rien.

Je m’en retournai vers la maison en courant et, quand j’eus refermé la porte derrière moi, je poussai un hourra de plaisir. À ce moment précis, papa, interloqué, sortit de sa chambre.

– Que faisais-tu dehors à cette heure, Larry ?

– Euh… rien, papa. Il faisait bon, j’avais été prendre de l’air… La lune est magnifique…”

Ce n’est qu’à ce moment que je le vis armé de sa carabine de chasse.

– J’avais cru entendre des voleurs dans la cour. J’aurais pu te tuer, tu sais ? Je pense qu’il serait préférable, à l’avenir, d’éviter ce genre de promenade nocturne.

–  Oui, papa.

– Et puis, quelle idée de sortir ainsi en pyjamas ? Pense toujours à enfiler ton peignoir. Un peu de tenue quand même !

–  Oui, papa.

– Allez, va te coucher, demain il nous faudra partir tôt pour l’école ! 

J’obtempérai, le sourire aux lèvres. Mon père, de plus en plus perplexe, me suivit du regard tandis que je regagnais ma chambre.

À peine posai-je ma tête sur l’oreiller que je m’endormis en rêvant de choses… extrêmement agréables.

***

Le lendemain après-midi, c’est d’un cœur léger que je me rendis à mes leçons de piano. Francesca, l’air heureux, m’accueillit avec le sourire aux lèvres.

– Larry, petit filou, tu as raté au moins quatre cours.

– Je m’excuse, Madame Fata, mais j’ai eu des… disons, des empêchements. Je vais essayer de me rattraper aujourd’hui.

–  Mais, justement, aujourd’hui, il n’y a pas de cours. N’as-tu pas remarqué un écriteau à l’entrée ? interrogea-t-elle en éclatant de rire.

Je la fixai un instant, interdit. Elle resplendissait de bonheur.

« Hamed!, appela-t-elle de sa voix claire et mélodieuse, viens apprendre la bonne nouvelle à Larry ! ».

Hamed, le visage rayonnant, s’avança vers moi.

– Bonjour, Larry. C’est vrai que cet après-midi il n’y a pas de cours. Francesca et moi nous nous rendons au restaurant pour fêter un heureux événe- ment. Nous allons enfin avoir un bébé !

Je restai coi de saisissement. Alors, tous ces cancans de vieilles commères étaient bel et bien faux. Je ne sus pas trop pourquoi, mais au lieu d’être mortifié, je me sentis soulagé et partageai avec eux leur nouveau bonheur. J’embrassai Francesca sur les deux joues pour la féliciter. Elle me pressa un instant sur son cœur et je respirai son odeur de femme sans taches et sans reproches et cela me plut plus que tout. L’important pour moi fut qu’elle resta la femme idéale, telle que je l’avais rêvée. Hamed me fit lui aussi une grosse accolade en me tapant dans le dos. « Cela fait cinq ans depuis qu’on attend ce gosse ! », déclara-t-il tandis que ses yeux se mouillaient. Je le complimentai chaudement, et j’étais sincère. Je préférais que les choses soient ainsi, à leur place, leur vraie place. Que Francesca fut une épouse fidèle, c’est comme si elle ne m’avait pas trahi. Je la garderais toujours en haute estime. Et Hamed ? Heureusement que cette foutue guerre ne l’avait pas privé de ce bien précieux qu’était sa virilité. Cela aurait été trop cruel. Au fond, je l’aimais bien puisqu’il était l’homme avec lequel Francesca avait choisi de faire sa vie. Après tout, il était très gentil.

Mes amants de jardin ne revinrent plus jamais comme je devais m’y attendre, mais j’espérai quand même leur venue pendant plus d’un mois. Je les avais définitivement effarouchés. Je me consolai en me disant que toute bonne chose avait une fin. Néanmoins, je sais que je n’oublierai jamais cet épisode de ma vie.

Quelque temps plus tard, Francesca et Hamed déménagèrent pour habiter une maison avec une cour immense où leurs futurs gosses pourraient faire des excès sur leurs vélos. Je les aidai à boucler leurs malles le cœur en paix, une façon de leur prouver mon affection. Ce que j’aimais le plus, c’était tout ce bonheur autour de moi.

***

Trois mois s’écoulèrent et je fis la connaissance d’une fille merveilleuse, chez une amie qui fêtait ses « sweet sixteen ». Elle avait quinze ans et était belle comme un cœur, comme une fleur. J’en tombai si profondément amoureux que j’oubliai les sentiments éprouvés pour Francesca.

Krystelle et moi, nous avions tant de choses à nous dire que nous nous parlions des heures au téléphone alors que j’avais passé l’après-midi entier chez elle. Elle adorait, tout comme moi, les Difficiles de Pétion-Ville et le Tabou Combo. Nous pouvions partager les joies et les problèmes de l’adolescence.

Quand je lui offris l’améthyste ainsi que le doux poème que j’avais destinés au prime abord à Francesca, elle m’embrassa sur les lèvres pour me remercier.

Mes rêves prirent alors une tout autre forme.

Port-au-Prince, le 6 décembre 1996

© Margaret Papillon

Nouvelle publiée in « Terre Sauvage », nouvelles, 1999

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