Privatisation à outrance de l’éducation en Haïti !

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par Francklyn Geffrard

Vendredi 6 septembre 2019 ((rezonodwes.com))– Chaque année, la rentrée des classes représente un véritable casse-tête pour la plupart des parents haïtiens. Elle se fait sur fond de crise économique aiguë et ne permet pas à tous les jeunes d’emprunter le chemin de l’école. 

Depuis plusieurs années, la rentrée scolaire s’effectue en Septembre. Cependant, de nombreux jeunes doivent attendre le mois d’octobre pour débuter l’année scolaire. D’autres doivent patienter jusqu’à janvier pour effectuer leur rentré scolaire, c’est-à-dire trois mois après la rentrée officielle. Et il y en a qui ont dû abandonné l’école parce qu’ils sont dans l’impossibilité de continuer à faire face au coût de plus en plus élevé des frais scolaires au niveau du secteur privé.

En plus du coût des frais scolaires au niveau du primaire, déjà très élevés comparativement au revenu des ménages, les parents d’élèves, déjà très appauvris, doivent aussi faire face au coût des manuels, l’uniforme, le petit-déjeuner et les frais de transport. L’accumulation de tous ces coûts, constitue un véritable dilemme pour les parents aux petites bourses dans un pays où le chômage atteint plus de 70% et où 80 % de la population vit dans la pauvreté ( Banque Mondiale).

Selon l’ancien ministre de l’éducation nationale, Nesmy Manigat qui s’exprimait récemment sur Radio Sans Fin (RSF), « les dépenses de l’Etat dans le système éducatif représentent seulement 20%. Il affirme que, ce sont les familles haïtiennes qui se chargent de la scolarité de leurs enfants à 80%. »

Il n’est un secret pour personne que chaque année, les écoles privées ajustent leurs frais, parfois démesurément, par rapport au coût de la vie et de l’inflation. Évidemment, tout se fait sans aucun contrôle de l’Etat. Et on imagine les dérives qui peuvent être commises dans ce secteur; d’autant que, quoiqu’appauvris, de nombreux parents préfèrent scolariser leurs enfants dans le priver que dans le public. L’école publique haïtienne est insuffisante et victime d’une mauvaise publicité en ce qui a trait à son niveau et à la qualité de l’éducation qu’elle dispense. 

L’offre scolaire publique haïtienne demeure extrêmement faible, insuffisante et ne répond pas à la demande des jeunes haïtiens en âge d’aller à l’école. Elle est fortement dominée par le secteur privé. En effet, le secteur privé détient environ 85% des écoles primaires et l’Etat haïtien n’en dispose que de 15%. Globalement, les écoles privées absorbent plus de 80% de la demande scolaire. C’est un vrai scandale pour un État qui s’engage de moins en moins dans le social, notamment dans l’éducation des filles et des fils du pays.

C’est état de fait est une anomalie grave et  une violation de la Constitution notamment, l’article 32-1 qui précise que: « L’éducation est une charge de l’Etat et des Collectivités Territoriales. Ils doivent mettre gratuitement l’école à la portée de tous, veiller   au niveau de formation des enseignants des secteurs public et non public. » si on se base sur cet article de la Constitution, on déduira facilement que l’Etat a failli à une de ses missions fondamentales. Autrement dit, en laissant la quasi exclusivité de l’éducation au secteur privé, l’Etat a perverti son rôle. 

Et l’échec de l’Etat à scolariser les jeunes haïtiens se traduit plus éloquemment dans l’article 32-2 de la Constitution qui dit clairement que: « La première charge de l’Etat et des Collectivités Territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. L’Etat encourage et facilite l’initiative privée en ce domaine. » La Constitution ne dit pas que l’Etat se désengage de l’éducation et confie cette charge au privé. Elle précise que l’Etat encourage et facilite l’initiative privée.

Il est évident que l’Etat et les Collectivités Territoriales n’appliquent pas ce que dit la Constitution. Ils violent la Constitution. Et toute violation de la Constitution devrait entraîner des sanctions pour ceux et celles qui ont jurés de respecter et de faire respecter les lois de la République.  En principe, l’Etat devrait être poursuivi en justice pour violation des droits humains et de la Constitution. En principe, l’éducation doit être impérativement une des plus grandes priorités de l’Etat. 

Il existe une loi sur les frais scolaires. Il est  vrai qu’elle ne suffirait pas à elle seule à résorber le problème de l’accès à l’école, la loi Bastien,  du nom de son auteur (l’ancien sénateur Kelly Bastien), si elle était appliquée, permettrait de soulager les parents dans leurs dépenses pour la scolarité de leurs enfants. Cependant, elle reste lettre morte jusqu’à présent. L’Etat s’est révélé impuissant à faire appliquer la loi face aux tenants du secteur privé de l’éducation. 

Parallèlement, plus de 500.000 jeunes haïtiens  ne sont pas scolarisés. Ils sont privés de la jouissance de leurs droits d’avoir accès à l’éducation. Dans tous les pays, l’éducation est un droit. En Haïti, quoique consacré par la Constitution et les traités internationaux signés par l’Etat haïtien, avoir accès à l’éducation est un privilège. L’Etat n’assume pas ses responsabilités vis-à-vis des citoyens. Le faible taux d’investissement de l’Etat dans l’éducation, secteur fondamentalement stratégique, favorise une sorte de privatisation à outrance de l’éducation. Dans son irresponsabilité légendaire, l’Etat ne fait pratiquement rien pour redresser la situation et freiner la chute du niveau et de la qualité de l’éducation dans le pays. 

Depuis le 15 Juin 2011, l’Etat haïtien perçoit deux nouvelles taxes: $1.50 sur les transferts d’argent et 5 centimes sur tous les appels téléphoniques internationaux. Cette initiative prise pr le président Michel Martelly visait à alimenter un fond dénommé « Fond National de l’Education » (FNE).  

En fait, l’objectif du FNE était de collecter 360 millions de dollars sur une période de cinq ans afin de scolariser 500.000 jeunes haïtiens non scolarisés sur cinq ans, à raison de 100.000 par an. 

S’exprimant le 27 Juin 2011 à New-York, lors d’un festival musical, Michel Martelly avait fait savoir « qu’à raison de centaines par minute sur les appels téléphoniques, nous collectons $100.000 par jour. » Ce qui revient à dire que chaque mois, l’Etat perçoit en moyenne trois (3) millions de dollars par mois rien que sur les appels téléphoniques. Et quant aux transferts d’argents en direction ou en provenance d’Haïti, ce sont cinq (5) millions de dollars qui entrent dans les caisses de l’Etat. Donc, l’Etat collecte au moins huit (8) millions de dollars par mois pour alimenter le FNE. Et cela se fait depuis plus de neuf (9) ans.

Plus de neuf (9) ans après, il y a encore dans le pays plus 500.000 jeunes qui n’ont jamais fréquenté l’école. N’est-ce pas bizarre? Par contre, en 2013, le régime « têt kale » (crâne rasé) avait indiqué avoir scolarisé 1.4 millions d’enfants dans le cadre du Programme de Scolarisation Universelle Obligatoire (PSUGO). Autrement dit, près de trois fois le nombre d’enfants privés d’école, ont été scolarisés dans une période de deux ans. On dirait un véritable miracle quand on sait que l’objectif était de scolariser 500.000 enfants sur cinq ans. 

Cependant, en 2018, lors de son intervention devant l’assemblée des Nations-Unies à Bew-York, le président Jovenel, a  sollicité l’aide internationale en vue de scolariser 500.000 enfants. S’agit-il des mêmes enfants pour lesquels le FNE a été créé ou une nouvelle cohorte? Personne n’a jamais expliqué pourquoi le pays compte encore 500.000 enfants non scolarisés alors le prédécesseur de Jovenel Moïse se décernait même un satisfecit pour avoir permis à près du triple de ce nombre de jeunes d’aller à l’école. De même, personne ne dit jamais comment l’argent collecté au profit du FNE a été utilisé. Personne n’a jamais pris le soin, au nom d la transparence, d’informer le pays sur le montant collecté en plus de neuf (9) ans. L’opacité est totale. 

De l’avis de certains syndicats d’enseignants, le PSUGO a été un fiasco et une vaste opération de corruption ayant permis à des proches du pouvoir de s’enrichir. Personne ne sait ce qui est arrivé aux 1.4 millions d’enfants prétendument scolarisés dans le cadre de ce programme dont on n’entend plus parler. Les fonds collectés depuis plus de neuf (9) ans au nom de l’éducation, n’ont jusqu’ici pas contribué à améliorer les conditions de vie des 200.000 enseignants que compte le pays, l’environnement scolaire ni le niveau de l’éducation dans le pays. Au contraire, la situation tend à se dégrader davantage.
Au lieu de s’accommoder à la dure réalité du financement des études de leurs enfants de plus en plus exorbitants, les parents haïtiens devraient s’organiser pour forcer l’Etat à assumer ses responsabilités constitutionnelles. En tant que contribuables, ils ont droit à ce minimum de service public. Ils devraient mettre la pression sur l’Etat afin qu’il mette en application l’article 32-3 de la Constitution qui stipule que, « L’enseignement primaire est obligatoire sous peine de sanction à déterminer par la loi. Les fournitures classiques et le matériel didactique seront mis gratuitement par l’Etat à la disposition des élèves. » Qu’est-ce qui empêche l’Etat à investir dans l’éducation des haïtiens?

La Constitution est claire et précise. Elle ne parle pas de subvention. Elle fait état de la GRATUITÉ scolaire au niveau primaire. Cependant, dans le cadre d’un amendement constitutionnel ou l’adoption d’une nouvelle Constitution, il faudrait rendre l’enseignement totalement gratuit du pré-scolaire jusqu’à la terminale, incluant les fournitures classiques et le matériel didactique aussi. Ce serait justice. Si cela est fait, des éléments de la classe moyenne qui s’appauvrissent pour scolariser leurs enfants à l’étranger ou dans des écoles étrangères basées en Haïti, n’auront pas à débourser chaque année plus de 250 millions de dollars américains. Ce montant représente à peu près ce dont l’Etat a besoin pour construire assez d’écoles pour satisfaire la demande scolaire.

Il faut se rendre à l’évidence que l’école haïtienne telle qu’elle est aujourd’hui, contribue beaucoup plus à appauvrir les parents défavorisés qu’à les aider à s’émanciper économiquement. Le coût de financement des études est trop élevé en Haïti. L’Etat qui n’investit pas dans la construction d’écoles pour la scolarisation massive des jeunes haïtiens, participe aussi dans l’accélération de la misère et l’appauvrissement des haïtiens. Les dirigeants doivent consentir de renoncer à un ensemble d’avantages et de privilèges liés à leurs fonctions afin que l’Etat puisse disposer de plus de moyens financiers pour augmenter l’offre scolaire publique dans le pays.  

Il est tout à fait inapproprié qu’un chef d’Etat ou un chef de gouvernement dispose de plus d’un million de gourdes par mois rien que  pour se nourrir, en plus de son salaire mensuel et d’autres privilèges dont il jouit. 

Il est inacceptable que l’Etat prenne en charge de À jusqu’à Z, l’ensemble des parlementaires, les ministres et secrétaires d’Etat, le premier ministre, le président et certains autres dignitaires de l’Etat alors que la population crève de faim et se trouve livrée à elle-même, vivant de la débrouille. 

Il est intolérable que ces gens à eux seuls, consomment en 2018, plus de 40 milliards de gourdes dans le budget de la république. Il faut supprimer toutes les subventions et privilèges mirobolants accordés à ces gens qui se servent d’Etat pour s’enrichir et non pour servir la nation, afin de réduire le train de vie de l’Etat et dégager des fonds pour financer des projets sociaux en faveur des masses défavorisées des bidonvilles et de la paysannerie, de la jeunesse et des femmes…

L’école ne doit plus être un instrument de paupérisation des masses, mais de promotion et d’émancipation sociale. Elle ne doit plus enfoncer les jeunes défavorisés dans plus de précarité qui les fragilise et les expose à toutes sortes de tentations, notamment la corruption qui tend à s’installer dans nos mœurs comme une nouvelle valeur. L’école doit garantir ce qu’on appelle l’égalité des chances. Évidemment, ça ne doit pas être une école qui fonctionne à double, voire à triple vitesse. Elle ne ne doit pas être une école de l’échec. Elle doit être une école qui construit l’haïtien qu’il faut et qui l’équipe suffisamment au point de le rendre apte à  participer au développement véritable de son pays. Elle doit être une école inclusive qui dispense le même savoir à tous, peu importe leurs origines sociales. Après tout, le savoir n’est pas seulement indispensable.

Aujourd’hui, il devient indiscutablement, un enjeu stratégique dont aucun pays qui se veut compétitif ne peut se passer. Il doit être accessible à toutes et à tous et tout le temps. C’est la responsabilité de l’Etat. S’il ne le fait pas, c’est qu’il n’est pas à la hauteur de sa tâche et de sa mission. Et on ne peut plus continuer à promouvoir l’ignorance et la médiocrité. 

Francklyn B Geffrard
06 Septembre 2019

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