Haïti : Radiographie d’un passage de la justice formelle à la justice informelle

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 » L’échec d’un système judiciaire défaillant 200 ans après »

Mercredi 7 novembre 2018 ((rezonodwes.com))– La justice élève une nation disent les saintes écritures. Elle se veut une vertu dès la création de l’humanité. Qu’elle soit divine, politique, prophétique, sociale, populaire ou autre, elle reste et demeure l’axe par lequel se crée le principe de l’équilibre. La grandeur d’un peuple se reconnait à travers sa justice. Elle a une mission régalienne capable de rassurer et de maintenir l’équilibre au sein du corps social. Cette femme aux yeux bandés que représente la justice devient un pilier crucial au développement économique et social d’un peuple. Dans le cas contraire, elle risque d’entraver cet élan de développement, si elle ne correspond pas à ce type de développement par lequel elle est appelée à rassurer, à apaiser et à protéger.




Selon Blaise Pascal :  » il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi ». En lisant cette pensée, il y a lieu de s’interroger sur la thématique  » justice en Haïti  » qui mérite une réflexion en profondeur afin de mieux voir quel type de justice correspond à la population Haïtienne. Est-ce une justice formelle ou informelle? Ce concept constitue l’épine dorsale même de la démocratie, la question qu’on doit se poser, Haïti est-t-elle un Etat démocratique ou un Etat délinquant qui se cherche encore sur le plan démocratique? Partant de l’hypothèse que la justice formelle est le symbole même d’un Etat démocratique, nous en sommes à des années lumières où tout le monde s’apprêtait à dire qu’il n’y a pas un système judiciaire qui fonctionne. Elle est donc une réflexion, un vœu pieu, un projet, sachant que l’homme a des droits fondamentaux dont le droit à la vie, à la liberté, à un juge indépendant et impartial et à l’égalité d’une vie satisfaisante dans un environnement carcéral dont la qualité lui permettra de vivre dans la dignité et le bien être, tel a été le principe numéro un (1) stipule dans la déclaration de Stocolm de 1972.

Les questions à se poser :
a) y-a t-il un lien entre la justice formelle et celle de l’informelle ?
b) y-a-t-il un lien entre la justice informelle et le développement social et économique du pays?
d) doit-on tenir compte de l’émergence de la justice informelle en Haïti?

Et si rapport y en a, faudrait-il démontrer comment peut-on parvenir à structurer cette justice dite informelle ? A comprendre, selon une maxime latine que la justice est le fait de donner à chacun selon ses besoins, à chacun ce qui lui est du, et à chacun ce qui lui revient. Tout pour dire qu’une justice qui agit de la sorte est une justice qui envoie un signal claire pour prévenir qu’elle ne tient compte ni du rang, ni du statut de quiconque. Elle doit également envoyer un signal pour dire qu’elle est juste et forte. Elle doit jouer un rôle important dans le combat contre les inégalités, la corruption, le népotisme, les trafics d’influence et l’impunité. Rappelons-nous le cas d’un Sénateur dominicain qui a financé les campagnes électorales d’un candidat haitien qui a été condamné. En effet, la condamnation de ce Sénateur par la justice de son pays montre que la justice, étant une femme aux yeux bandés, ne tient pas compte du rang et du statut privilégié de ce Sénateur. Rappelons aussi le cas du président Jacob Zuma en Afrique du Sud qui est actuellement poursuivi par la justice Sud-africaine pour des faits de corruption. Rappelons-nous enfin le cas de Jacques Chirac qui, après avoir été président de la France a été poursuivi par la justice française et condamné à 2 ans de prisons avec sursis, pour avoir octroyé des contrats de complaisance.

De telles décisions sont de vraies incitatives et en ce sens qu’elles traduisent une certaine préséance de la justice. Elles montrent que la justice est une pour tous, impartiale et équitable. Elle est une véritable vertu.

« Juges droits humains », « juges politiques » et « juges indépendants »

Conscient du chiffre exponentiel des détenus écroués au pénitencier national selon l’Office de Protection du Citoyen (OPC), soit plus de 4163 personnes en attente d’être jugés, cela confirme la perception de la population vis-à-vis de la justice formelle perçue comme une justice faite et conçue pour les riches et non pour les pauvres. Cette méfiance est due au fait que les personnes issues des quartiers défavorisés croient qu’il s’agit de trois catégories de juges exerçant le métier de magistrat en Haïti: « Juges droits humains », « juges politiques » et « juges indépendants ». Voulant s’échapper de l’une de ces catégories de juges, les citoyens préfèrent se ranger du côté de la justice informelle, afin d’être sure que leur cause pourrait avoir au moins une chance d’être mieux entendue et aboutie en dehors du poids de l’argent ou d’une influence politique quelconque. Cette perception a fait école et trouve des élèves, soit 80% des citoyens issus des quartiers populaires dits zones de non droit, ont du se recourir à la justice informelle pour résoudre leur différend au lieu d’avoir recours à la justice formelle.




En qualité de professeur, afin de mieux cerner cette problématique d’insécurité judiciaire qui sévit dans la zone métropolitaine, une enquête de proximité a été réalisée auprès des habitants des quartiers : de Village de Dieu, cité Louverture, Coq d’or, base Pilate, de Grand ravine et Canaan sur leur perception de la justice formelle comme voie légale dans le cadre du traitement de leurs dossiers. L’enquête nous révèle que seulement 7 personnes sur 100 interrogées, soit 7%, se dirige vers la police pour porter plainte quand elles estiment être victimes d’une quelconque forfait ; entre 2 à 3% consulte un cabinet d’avocat privé pour un cheminement judiciaire. Donc 10% choisit directement la voie de la justice formelle pour résoudre les différends et enfin une infirme partie consulte un avocat public placé sous l’autorité du bureau d’assistance légale (BAL).

On se rend compte au cours de notre recherche que cette méfiance se trouve de plus en plus chez les personnes âgées, les personnes moins formées intellectuellement, les handicapées, les paysans à pouvoir fréquenter les tribunaux et ceci à tous les niveaux. On constate aussi à cet effet qu’environ seulement 10% des personnes ayant reçu une bonne éducation croit et fait confiance tant bien que mal à la justice formelle.

Pourquoi ce recours à la justice informelle ?

Le choix de cette justice informelle est dû à une carence d’information et aussi à un manque de connaissance de la procédure qui à leur sens est trop longue et couteuse. En raison d’une certaine perception de non existence d’un procès équitable, ils pensent que choisir la voie de la justice formelle ne fait que multiplier leurs problèmes. En effet, les coûts du service d’un cabinet d’avocat deviennent de plus en plus exorbitants. Les pots de vins occupent, selon eux, une place princière dans le système. Ils pensent même des fois que le prix ne vaut pas la peine dans le sens que les pots de vins demandés ne sont pas proportionnels au service souhaité. Or, dans la réalité, leur salaire ne correspond pas à tous ses enchères. A coup sur même les couts de transports participent à l’isolement de ces citoyens aux tribunaux et à la police.

Face à ce constat, seulement 8% à 10% des citoyens font confiance à la justice formelle en Haïti en raison des différentes causes ci-dessus mentionnés. Cette perception fait naitre d’autres distributeurs de la justice qui sont siégés dans les tribunaux informels dits populaires et qui, peu à peu, bénéficient de la confiance de la population. Ainsi, à leurs yeux, ils deviennent plus crédibles et plus honnêtes que les acteurs, qui, à leur avis, ayant reçu une formation dédiée à cet effet, parlant des juges, des avocats, des huissiers, des greffiers, des notaires et j’en passe… En effet, cette justice dite informelle est rendue aussi par les leaders communautaires, par certains prêtres catholiques et pasteurs protestants, par les CASEC, ASEC, les prêtres vodou (Hougan) et enfin par les Chefs de gangs.

Ces chefs de gangs, par exemple, qui distribuent la justice restent dans l’anonymat pour certains et très actifs pour d’autres. On constate que dans certains quartiers qu’aucun citoyen ne peut se permettre de porter plainte à la police ou à la justice sans la consultation et l’assentiment préalable du chef de gang ou de l’un de ses représentants, ce pour lui permettre de se mettre à l’abri en cas d’intervention policière ou de la justice. A noter que ces groupes de gangs font souvent l’objet de poursuites policières et judiciaires.

Cela nous permet de comprendre que dans le cadre du redressement de la justice formelle en Haïti, que celle informelle aura un rôle très important à jouer. Car des études ont révélé que 70% des gens pense que les tribunaux ne punissent pas les vrais coupables. 78% pense que la fréquentation des tribunaux devient de plus en plus stressante arguant aussi que les bâtiments où sont logés les tribunaux ne sont pas adaptés. 64% suppose que c’est trop humiliant de fréquenter les tribunaux en Haïti pour des raisons fasciestes. 50% mentionne le caractère discriminatoire basé sur l’incapacité à s’exprimer en français et la tenue des procès qui se font dans une langue qui lui est étrangère. 90% estime que les différends seront mieux traités par la justice informelle. 30% croit que le recours à la force est le seul moyen d’obtenir justice en Haïti. Tandis que 60 % soutient la thèse de la magie qui est devenu de plus en plus utilisable pour corriger certaines injustices et impunités. D’où l’importance des Hougans à leurs yeux dans la distribution de la justice informelle. Pour eux les locaux de la justice et de la police sont devenus un supermarché où l’on peut faire des courses en fonction de la somme disponible. Car, selon eux, la contravention d’un policier couterait plus cher que le permis de conduire lui-même. Le constat du juge de paix couterait plus cher que la perte enregistrée dans le magasin ou dans la boutique. La circulation de l’argent dans les tribunaux, suivant leurs dires, est une gangrène qui ronge le système judiciaire haitien. A titre d’exemple, suivant la dernière déclaration faite par un Ministre de ce gouvernement sur les ondes d’une station de radio de la capitale en date du 11 juin 2018, l’Etat lui-même paie les frais exorbitants du constat du juge de paix. Le ministre a aussi dénoncé l’indécence d’un juge de paix qui a refusé de se rendre sur les lieux aux fins de constat tant que la somme des 10 milles gourdes réclamée comme frais de déplacement ne lui est pas versée. Ne serait-ce l’intervention du Ministre de la justice, ce constat n’aurait pas été effectué. L’Etat serait victime de l’Etat.




Face à cette déliquescence professionnelle constatée au sein de l’appareil judiciaire constituant une entrave à une bonne et saine distribution de la justice, face à cette autorégulation de chaque acteur fait, selon ses besoins, rendant du coup le pays plus faible aux yeux de ses pairs et de sa population. Je propose à l’Etat de dissocier la gratuité de la justice des taxes qu’il perçoit de ses citoyens pour un service fourni

Recommandations

Somme toute, il y a lieu de recommander à l’Etat de :
1. Tenir les audiences dans la langue de la majorité carcérale soit en créole.
2. Etablir une succursale de la Banque Nationale de Crédit BNC afin d’éradiquer toute forme circulation de monnaie dans les tribunaux.
3. Construire un guichet de la DGI dans chaque juridiction des tribunaux de première instance sur l’ensemble du territoire afin d’éliminer la surenchère de paiement direct des frais de greffes, des expéditions, des certificats, des constats. Mais en contre partie, l’augmentation du salaire des juges, des greffiers et des huissiers audienciers.
4. Créer un système numérisé au sein de tous les greffes partant des tribunaux de paix jusqu’à la Cour de Cassation.
5. Rendre gratuite la justice, en tant qualité de service publique, qui doit être l’élément fondamental de toute motivation dans le système.

En conclusion, la justice précède le développement. Ce n’est pas parce qu’un pays est riche et développé que sa justice est forte, c’est plutôt parce que sa justice est forte qu’il est un pays riche et développé. Haïti peut devenir un pays riche si ses citoyens se rapprochent de la justice formelle et refont confiance aux acteurs.

Me Ikenson Edumé
Professeur – chercheur
Contact : edumeikenson@gmail.com

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