Chaque nouvelle tempête politique commence et finit de la même manière : des accusations explosives, des communiqués officiels où l’on se dit « serein », des dénégations publiques, puis la résignation générale. Pendant ce temps, dans les rues, la faim s’approfondit, la violence se banalise et la misère devient un horizon familier. Comment rester calme quand les mêmes visages qui promettent la transparence sont, chroniquement, au centre de dossiers où l’on découvre des millions « envolés » de projets publics, tandis que des familles meurent de faim et que des quartiers entiers tombent sous le règne des gangs ?
Regardons les faits, parce que la colère ne suffit pas sans preuves. Les rapports de la Cour Supérieure des Comptes et du contentieux administratif (ces mêmes audits que l’on a tenté de museler) ont documenté l’ampleur du détournement des fonds PetroCaribe, des milliards supposés financer des routes, des écoles, des hôpitaux et qui n’ont laissé que dettes et promesses cassées. Ces rapports ne sont pas des rumeurs de comptoir : ce sont des audits techniques, pages sur pages, qui montrent où l’argent devait aller et où il a disparu. Le peuple a le droit de savoir pourquoi les écoles ne sont pas construites alors que l’argent était disponible.
Pendant ce temps, l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC) multiplie les dossiers et les remises d’enquête, mais la justice peine à suivre. L’ULCC a transmis des rapports visant des personnalités de haut rang, y compris des membres du pouvoir de transition et d’anciens responsables, et a réclamé des poursuites. Mais combien de ces dossiers se traduisent par des condamnations ? Quasiment aucun. Le chiffre est glaçant : des dizaines de rapports, une conviction. Une impunité quasi institutionnalisée. Quand l’enquêteur crie « corruption ! » et que la suite judiciaire se mute en mur de silence, le message est limpide : voler l’État n’a pas de coût réel.
Il y a aussi des affaires qui font la une et qui rendent ridicules les discours d’innocence. Des magistrats ont émis des mandats, des juges ont ordonné des auditions, des noms de ministres, d’anciens premiers ministres, d’anciens présidents apparaissent dans des actes officiels. Des enquêtes judiciaires ont ciblé plus de trente hauts responsables pour des détournements liés à l’équipement national, et l’on a vu des arrestations requises, des auditions demandées. Les dénégations officielles, à ce stade, ne sont plus crédibles : quand la procédure avance, pourquoi la défense de « persécution politique » devient-elle le premier réflexe ? Qui bénéficiait des ponts jamais construits, des hôpitaux vides et des écoles sans toit ?
Et puis il y a la faim, la conséquence la plus criante et la plus humiliante de cette mauvaise gouvernance. Les analyses alimentaires font état d’une catastrophe silencieuse : des millions d’Haïtiennes et d’Haïtiens en situation d’insécurité alimentaire sévère, des zones classées en phase d’urgence alimentaire où des familles sont contraintes de réduire les repas, de vendre leurs biens, d’envoyer leurs enfants mendier. Lorsque l’État ne parvient pas à protéger le droit à l’alimentation, qu’il dépense mal ou qu’il ferme les yeux sur les détournements, la responsabilité devient politique et morale.
La colère ne peut pas non plus ignorer la question de la sécurité : la métropole est partiellement aux mains de groupes armés, le déplacement des populations s’intensifie, des villes et des routes se ferment sous la menace des gangs. Quand des capitaines d’industrie, des commerçants, des infirmières et des professeurs ne peuvent plus se rendre au travail sans craindre pour leur vie, le prix de l’impunité devient immédiat et violent. Les rapports onusiens et des organes internationaux décrivent une réalité où des zones entières sont contrôlées par des bandes armées, où l’État peine à exercer ses fonctions régaliennes. Qui protège le citoyen quand les ressources publiques s’évaporent dans la corruption ?
Il est temps de cesser de confondre dénégations et preuves d’innocence. Dire « je suis innocent » ne blanchit pas un bilan administratif ou financier qu’un audit ou une enquête crédible pointe du doigt. Il existe, dans le droit et la morale, des processus (enquêtes indépendantes, jugements publics, réparations) et ce que réclame la nation n’est ni vengeance ni humiliation : c’est la responsabilité. Rendre des comptes. Restituer ce qui a été pris ou prouver, devant un tribunal impartial, qu’il n’y a rien à reprocher.
Que faire ? L’État doit impérativement garantir trois choses : l’indépendance de ses organes d’audit et d’enquête (ULCC, Cour des comptes), la protection des magistrats et des journalistes qui exposent les détournements, et l’efficience du suivi judiciaire. Les bailleurs, eux, doivent conditionner l’aide à la mise en place de mécanismes transparents et vérifiables, et la diaspora a le droit moral d’exiger que son argent serve à ceux pour qui il est envoyé, pas à ceux qui le détournent. Et la société civile elle, déjà sur le front doit continuer à pousser, manifester, demander des comptes.
En attendant, les responsables qui continuent de clamer leur innocence sans accepter de se soumettre à une enquête publique et effective doivent comprendre que leur parole ne vaut plus rien. La patience du peuple a des limites. Les files d’attente devant les bureaux d’aide, les enfants qui maigrissent, les hôpitaux dépourvus de médicaments. Tout cela hurle une vérité simple : on ne peut pas prêcher la vertu en vidant les caisses de l’État.
Il est temps que la politique cesse d’être un refuge pour l’impunité et redevienne, enfin, le service du bien commun. Les mots « innocent » et « victime de persécution » ne doivent plus être des parapluies pour ceux qui ont siphonné la nation. La colère collective peut devenir force constructive si elle impose la transparence, la justice et la restitution. Sinon, nous continuerons d’enterrer nos enfants dans un État où l’argent public nourrit d’abord les fortunes privées. Et dans ce pays, il n’y a pas de pire crime que de promettre la dignité pour en livrer l’oubli.
Lyndd J. Jasmin

