11 décembre 2025
Cash contre Digital : Pourquoi Haïti résiste à la révolution des paiements
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Cash contre Digital : Pourquoi Haïti résiste à la révolution des paiements

Pourquoi l’économie haïtienne dépend encore du cash

Analyse — culturel, technique, bancaire, tarifaire — et pistes concrètes pour (enfin) dé-dollariser le quotidien numérique

Malgré l’explosion mondiale des paiements électroniques et l’essor des fintechs, Haïti reste — de très loin — une économie où tout se règle en billets. De la petite marchande de quartier qui rend la monnaie en gourdes et en dollars, aux transferts de fonds familiaux arrivant depuis l’étranger, le liquide domine. Pourquoi ? Ce n’est pas une seule cause, mais l’entremêlement de facteurs culturels, techniques, réglementaires et tarifaires. Voici un état des lieux sourcé, puis des pistes réalistes pour réduire cette dépendance au cash.

Le cash, héritage d’un tissu social et économique informel

Le recours au liquide n’est pas seulement technique : il est culturel. Une part très importante de l’économie haïtienne fonctionne en dehors des circuits formels (petit commerce, main-d’œuvre informelle, marchés publics). Le paiement en espèces reste le moyen le plus simple, immédiat et universel — pas d’inscription, pas d’historique, pas d’infrastructure requise.
Ajoutez à cela la force des envois de fonds (remittances) — qui représentent une part significative du revenu national — et vous avez un flux monétaire qui arrive souvent en espèces et se transmet rapidement en liquide. Les remittances sont une bouée pour des millions de ménages haïtiens.

Infrastructures techniques fragiles et accès très inégal

Les paiements électroniques demandent deux choses simples : électricité fiable et connectivité mobile/internet stable. Or, les réseaux d’électricité et de télécommunications sont intermittents, surtout hors de Port-au-Prince. Les points de vente, les petits commerces et les villages ne peuvent pas toujours compter sur une connexion ou sur des terminaux alimentés en continu — le cash, lui, n’a pas besoin de courant ni d’antenne. Par ailleurs, le parc d’agents bancaires et d’ATM est limité : la distribution physique de services financiers est concentrée et insuffisante, ce qui maintient le rôle central du cash.

Un secteur bancaire concentré, coûteux et peu inclusif

Le système bancaire haïtien est petit, fortement concentré et n’a pas la capacité (ni l’incitation) d’atteindre l’ensemble de la population. Les indicateurs montrent un faible crédit par rapport au PIB, des dépôts limités et une offre de services numériques encore embryonnaire. Dans ce contexte, beaucoup d’Haïtiens restent « underbanked » : ils n’ont pas de comptes, ou ne les utilisent pas pour la vie quotidienne. La sortie de grandes banques internationales a par ailleurs réduit la présence de correspondants et compliqué l’accès aux services transfrontaliers. La décision de Citigroup de quitter Haïti illustre ce retrait de certains acteurs institutionnels.

Les frais et frictions rendent les alternatives moins attractives

Les coûts de transaction — frais bancaires, commissions des opérateurs de transfert, coûts de retrait — grèvent l’usage des solutions non-cash, surtout pour petits montants. Quand une personne doit payer 5–10 % pour envoyer ou convertir de l’argent, le liquide paraît souvent moins cher et plus rapide. À cela s’ajoute le manque d’interopérabilité entre acteurs (banques, opérateurs mobile money, services de transfert), ce qui multiplie les frais et oblige parfois à retrait en espèces pour réaliser la chaine complète d’un paiement.

Confiance, identité et sécurité juridique

Les crises politiques et la fragilité institutionnelle affectent la confiance dans les instruments financiers. Sans systèmes d’identification numérique robustes, avec des registres fiables et accessibles, beaucoup préfèrent garder leur épargne en liquide. Les entreprises et ménages craignent aussi les blocages bancaires, les gels de comptes ou les interruptions de services en période de troubles — le cash reste la réserve de valeur la plus compréhensible et disponible « quoi qu’il arrive ».

Pistes de solution pragmatiques (et atteignables)

Les obstacles sont nombreux, mais des solutions existent — et plusieurs ne demandent pas uniquement de l’argent, mais de la coordination intelligente.

Renforcer l’« on-ramp » mobile money et l’écosystème d’agents

Multiplier les agents (points de dépôt/retrait) dans les quartiers et zones rurales, coupler ces agents à des solutions d’énergie résiliente (panneaux solaires, batteries) et simplifier l’ouverture d’un compte mobile permettrait de capter immédiatement une grande partie des flux cash. Des études de scoping menées par l’IFC et la Banque mondiale montrent que le mobile money a un potentiel réel en Haïti si la régulation et l’accès agent sont améliorés.

Baisser les coûts: tarification transparente et interopérabilité

Créer des règles d’interopérabilité entre banques, opérateurs de mobile money et services de transfert (y compris pour les remittances) réduirait les frictions et les commissions cachées. Des plateformes interopérables incitent à garder des fonds numériques plutôt qu’à tout convertir en liquide.

Remittances plus rapides, moins chères, plus numériques

Encourager les corridors de transfert numérique — partenariats entre banques étrangères, fintechs et opérateurs locaux — pour que les fonds envoyés arrivent directement sur des portefeuilles mobiles ou comptes locaux. L’expérience internationale et les rapports régionaux montrent que de faibles réductions de coût augmentent fortement l’utilisation formelle des flux.

Identité numérique et inclusion financière

Un système d’identification national moderne, simple et sûr (et une politique claire de protection des données) permettrait à davantage d’Haïtiens d’accéder à des comptes et services. L’identité facilite aussi la lutte contre la fraude et réduit les risques pour les institutions.

Solutions hybrides et résilientes

Reconnaître que la transition sera graduelle : favoriser les modèles hybrides (e-vouchers pour l’aide, paiements électroniques pour salaires publics, cartes prépayées rechargeables liées à des agents) tout en améliorant l’infrastructure (électricité, télécoms) réduira progressivement la dépendance au cash. Certaines expériences de CBDC (monnaie numérique de banque centrale) ou de stablecoins réglementés peuvent être explorées mais exigent d’abord stabilité macroéconomique et supervision forte.

Une transition qui demande cohérence, pas miracle

La domination du cash en Haïti n’est pas une simple préférence : c’est le produit d’un ensemble d’institutions faibles, d’infrastructures défaillantes, de coûts élevés et d’habitudes sociales construites autour de l’informalité. Transformer cela exigera une stratégie coordonnée — États, banques, opérateurs télécom, diaspora et bailleurs — qui réduise les coûts, bâtisse des points de contact (agents), sécurise l’identité et améliore la résilience des infrastructures. Ce n’est pas une opération technologique seulement : c’est une politique publique + marché + confiance.

Si les décideurs haïtiens et leurs partenaires s’attaquent à ces leviers de façon pragmatique, la poche de cash pourra, progressivement, laisser plus de place à des transactions numériques plus sûres, traçables et économiques — sans pour autant oublier que, pour longtemps encore, le billet restera un élément central du quotidien haïtien.

Josette Larosine

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