La mort d’Anel Joseph, chef redouté du gang de Village-de-Dieu, avait laissé croire à un possible déclin du banditisme organisé en Haïti. C’était mal connaître la capacité d’adaptation de ces structures criminelles. En l’espace de quelques années, une nouvelle génération de chefs de gangs a compris que le fusil ne suffisait plus : il fallait conquérir les esprits. Leur nouvelle arme ? Les réseaux sociaux.
De YouTube à TikTok, en passant par Facebook et WhatsApp, les bandits ont su exploiter les failles d’un pays connecté, mais mal informé, pour transformer la peur en fascination et la violence en spectacle. Izo, figure emblématique de cette mutation, a su séduire des millions de jeunes par ses chansons aux rythmes entraînants, où se mêlaient glorification du crime et fausse revendication sociale. Ce n’est qu’après de fortes protestations que sa chaîne a été supprimée — trop tard, le mal était déjà fait.
Plus habile encore, Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », a transformé sa caméra en tribune politique. Ancien policier devenu chef de guerre, il s’est autoproclamé porte-parole des gangs armés, d’abord à travers le G9, puis sous la bannière de Viv Ansanm. Ses vidéos quotidiennes, soigneusement mises en scène, alternent menaces, discours pseudo-révolutionnaires et appels à la mobilisation. Il y présente les bandits non plus comme des criminels, mais comme des “résistants” à un système corrompu. En manipulant les émotions d’une jeunesse désabusée, il a réussi à se bâtir une base de partisans qui confondent insurrection et terreur.
Cette guerre numérique a profondément transformé le paysage de la criminalité haïtienne. En diffusant leurs messages viraux, les gangs sont parvenus à recruter à travers tout le pays, bien au-delà de leurs bastions traditionnels. Ils ont su utiliser les algorithmes néfastes des plateformes à leur avantage : chaque vue, chaque partage, chaque commentaire renforce leur pouvoir symbolique. Dans une société où l’État recule, le “like” devient un acte d’allégeance, et la terreur s’habille d’influence.
Surarmés, bénéficiant de complicités politiques, économiques et parfois étrangères, ces groupes criminels dominent aujourd’hui non seulement le territoire, mais aussi le récit national. Ils contrôlent les routes et les quartiers, mais surtout les imaginaires. Là où l’école et les médias officiels peinent à exister, les réseaux sociaux deviennent la principale source d’information et de désinformation.
Haïti fait face à une nouvelle forme d’occupation : celle de l’esprit. Tant que les plateformes numériques continueront de servir de caisse de résonance aux discours de haine et de manipulation, les armes virtuelles des gangs resteront plus redoutables encore que leurs fusils. Il est urgent que l’État, la société civile et les acteurs technologiques internationaux prennent conscience de cette guerre silencieuse, et y opposent une résistance numérique éclairée. Car si les gangs ont appris à dominer le web, il nous appartient, collectivement, de reprendre le contrôle du réel.

