Au cours des sept dernières années, les Haïtiens errent dans les tenailles d’une existence infrahumaine rongée par la misère, la peur, la faim, l’absence totale de sécurité et de respect des vies et des biens. Contre son gré, la population mène – sous la domination de la loi de la jungle – une vie insomniaque, nomade, sans repère, sans adresse, sans perspective. Plus de 3 Haïtiens sur 10 vivotent en dessous du seuil de pauvreté absolue et environ 5.5 millions souffrent d’insécurité alimentaire aiguë. La conjonction de cette crise humanitaire et de l’insécurité endémique se traduit par une vulnérabilité sociale accrue et un niveau spectaculaire du taux de criminalité. Dans ce contexte indigne et périlleux, la tenue d’élections s’apparenterait à un rendez-vous à la boucherie, prélude tragique à des hostilités sociopolitiques irréversibles. Sur ce terrain miné, à part les délinquants qui tirent les ficelles de ce jeu macabre, qui encore oserait se risquer à voter ou à faire campagne ? S’il faut à tout prix réaliser des élections per fas et nefas, ce sera alors pour verser du sang au profit des vampires, pour glorifier le mal, exalter le crime et honorer la Mort. Les forces diaboliques qui régnaient officieusement depuis des lustres en maître et seigneur sur le territoire recevraient carte blanche officielle pour y pérenniser jusqu’à l’éternité. Le bon sens serait tombé sur la tête.
Les hors-la-loi jadis dans la privation – ayant marqué un virage hypermatérialiste et narcissique par l’autonomie financière qu’ils ont acquise au fil du temps de la bêtise politique – imposent leurs lois démoniaques dans la Cité hantée. Ils sillonnent la ville en triomphateurs, jetant à la population famélique un vieux reste des butins pillés et quelques billets sales accumulés par le biais des rançons, des péages indus, du trafic humain, de la drogue et du kidnapping. Dans une extrême folie matérielle et érotique, ces frustrés et marginalisés d’hier à qui le chemin de l’école et de l’église n’avait pas été imposé se défoulent sur la société. Ils prendraient leur vengeance contre l’éthique, l’esthétique, l’intelligence, le luxe, et particulièrement contre la classe des brasseurs politiques et des contrebandiers économiques qui, derrière leurs vitres blindées, les toisaient dans leur précarité.
Aberration totale, les terroristes soi-disant recherchés par les justiciers de la ruse locale et les templiers de l’hypocrisie internationale se substituent au fisc, aux notables, au ministère public, au commissaire du gouvernement, aux autorités communales. À la manière d’un roi Salomon dans leurs communautés, mais dotés d’une sagesse bornée, ils se permettent de régler les litiges, prononcer des verdicts, incarcérer ou libérer selon leurs propres caprices. Par ces temps de confusion, de perte de repère et d’inversion par rapport à la seule dotation matérielle, la voyoucratie mime la dictature. Dans la fidélité, les criminels calquent les pratiques de l’ère duvaliériste en jetant de l’argent à la foule, comme on lance des miettes à des chiens affamés, créant l’illusion de générosité tout en affirmant leur domination.
Ces crapules signalent qu’ils règneront dans la jungle, rigide comme des queues macaques. Mauvais présage aux foutaises des opérations électoralistes du CPT qui augurent des campagnes électorales incendiaires, risquées et biaisées, au profit des milices, des Malices et des bourreaux. Ceux-ci étant détenteurs d’une immense fortune illicite, de mitraillettes et de kalachnikovs qui animent la pollution sonore diurne et nocturne dans nos villes et bidonvilles squattérisés. Qui pourrait donc leur damer le pion ?
À bas la vie
Sous les yeux d’un État complice et impotent, les escadrons de la mort circulent librement pour savourer leur victoire sanguinaire d’une destruction massive, sous l’odeur puante de cadavres d’enfants, de jeunes, de vieillards, de policiers et d’écoliers en putréfaction. Combien d’enfants orphelins sont aujourd’hui le triste héritage de la barbarie, nés de crimes sexuels impunis commis contre des femmes et des jeunes filles brisées par la violence et la déshumanisation ? En contrepartie de quels privilèges, la masse ainsi que les cercles médiatiques et les hémicycles dialectiques n’exigent-ils pas de rompre radicalement cette spirale d’une anomie systémique ? Nombreux sont les détenteurs de micros et de stylos qui s’autoproclament analystes ou directeurs d’opinions qui contribuent à maintenir le rythme de cette dérive sociétale.
La déraison a envahi l’esprit de tout un peuple. Désabusé, abasourdi dans un syndrome de Stockholm, il ne réclame plus une simple amnistie pour ses propres bourreaux. Mais du pouvoir légitime. Dans une amnésie démentielle, les oppressés réclament des postes électifs pour les prédateurs qui avaient pris la virginité des prunelles de leurs yeux. Comment des familles affligées peuvent-elles se ranger du côté des bêtes sauvages qui ont envoyé leurs bébés dans la fournaise, assassiné leurs grands-parents, saboté leurs activités commerciales et hypothéqué l’avenir de leurs enfants ?
Dans ces conditions absurdes d’un extrême laisser-aller dans la sphère politique où les délits, les crimes financiers et le banditisme ne sont pas sanctionnés, les cotes de popularité des gangs augmentent. Les bandits participent à la sponsorisation de familles pour assurer la nourriture, fêter des anniversaires, envoyer les enfants à l’école. Au cœur de la population, ils organisent des programmes animés par des courses les mains vers le ciel pour pouvoir attraper quelques billets à l’effigie d’Hyppolite. En contrepartie du bonheur que ces salops procurent aux chômeurs conjoncturels et structurels, des bouquets de fleurs leur sont présentés. Tapis rouge est déroulé à ces oppresseurs qui ont transformé nos mornes et nos plaines en une jungle invivable. Son excellence, monsieur La Mort !
Au lieu de croupir derrière les barreaux, ces repris de justice paradent en parrains de mariage, invités d’honneur aux cérémonies de graduation ou responsables de funérailles. Ils ont accaparé le plein pouvoir ; à leur guise, ils exécutent accusés qu’ils veulent et couchent femmes qu’ils désirent. Comble de la bêtise, la macabre chorégraphie orchestrée par ces animaux détraqués est mise en scène grâce à l’expertise d’un laboratoire de professionnels chevronnés, au service d’anciens colons rancuniers.
Les défilés incessants des gangs se déroulent à quelques pas de la gigantesque ambassade qui – mon œil – prétend investir des millions de dollars pour que les têtes de ces terroristes soient servies sur un plateau d’argent. Pire encore, l’État bancal est complice de ce banditisme aveugle. Dans la poursuite de l’intérêt mesquin et opaque de se renouveler dans les ténèbres de la bulle officielle, les autorités ferment les yeux face à la banalisation de la vie qui prévaut dans la Cité.
Tout, sous contrôle
Grosses cylindrées, comme des dieux qui décident, les gangs dictent la dynamique de fonctionnement de la jungle, en aval comme en amont. L’odeur d’un amalgame nauséabond s’en dégage ; non seulement les officiels publics, mais aussi les géantes ambassades – véritables metteurs en scène du chaos – semblent, par moments, se plier à leurs desiderata. Après avoir ouvert les portes des vestiges des maisons incendiées aux déplacés qu’ils invitent comme à un diner de con à revenir sur les vestiges de leurs maisons, les gangs seraient sur le point de remettre les clés des espaces de l’Administration publique aux lâches de la Villa d’Accueil. Sortir ou entrer dans les bidonvilles sabotés et les villes bidonvillisées dépend du bon vouloir des bandes criminelles. Nul ne tenterait de se promener dans les rues et les corridors de la mort sans la permission de ces sauvages qui contrôlent véritablement la Ville.
À preuve, non loin du Capitol et du Rex, les chefs de l’Exécutif et du gouvernement ont marché sur la pointe des pieds, comme sur un terrain miné, pour perfidement envoyer le faux signal que le terrain est stérilisé. Sur les débris d’un Champs de Mars cadavérique et désertique perçu comme un champ de guerre, ils avaient marché, mais semble-t-il sans une autorisation de tous les gangs puisque les mitraillettes tonitruaient à un volume assourdissant, tel le fracas du tonnerre ou des feux d’artifice en furie. Les intercesseurs de l’intermédiation entre les gangs et les membres du gouvernement auraient failli à leur mission de lever les deux petits doigts pour solliciter d’aller au pissoire. Des balles ont chanté ; les arrivistes en mode d’excursion politique étaient surpris. Cette mésentente aurait pu sceller un nouveau magnicide. Dieu merci, quand même.
Tout serait véritablement sous contrôle, jusqu’à halluciner à organiser des élections ? À quel prix alors, les indignes dignitaires entendent-ils assurer la réouverture des portes des vestiges du Palais national pour berner les yeux naïfs d’ici et les lobbyistes d’ailleurs dans cette prétendue sérénité favorable à la tenue des élections ? En plus d’être narcissiques, ces jouisseurs qui ont gagné au loto million de la loterie transitionnelle sont apathiques. Comme dans le film dystopique Equilibrium, ils se seraient drogués, en buvant le Prozium.
Cesser la bêtise
Le maître du jeu ne détient pas toutes les cartes. Sans doute personne – ni les traîtres de la communauté internationale, ni les idiots utiles de la scène politique – ne souhaitait en arriver là, si proche d’un échec et mat. Sans surprise, à force de jouer avec le feu, le risque d’un incendie incontrôlable reste toujours imminent. Aujourd’hui, les gangs décident qui peut entrer ou sortir des quartiers résidentiels ou d’autres lieux pour accomplir leurs activités restreintes. Demain, ils seraient les seuls à déterminer qui peut faire campagne, afficher des photos sur les murs et se déplacer pour déposer un bulletin dans l’urne. Conscients de cette superpuissance acquise en se substituant à l’État, ces voyous pourraient se faire élire magistrats, députés, sénateurs, voire président lors des élections promises par la structure politique difforme qui gouverne la Cité.
Il y a quinze ans, René Préval avait sous-estimé dans la course à la présidence la capacité d’un imposteur, Michaël Martelly, soulignant que sa candidature ne fera qu’amuser la galerie. Cette lourde négligence s’est soldée, évidemment avec l’appui des malveillants de la communauté internationale, par un tsunami politique au lendemain du séisme de 2010. En précipitant Haïti vers des élections dans ce panorama socioéconomique fragile, aux prises des gangs, sans garantir la sécurité et des conditions humanitaires adéquates, ce CPT faisant d’ailleurs preuve d’aucune vertu politique, est sur le point d’enfoncer Haïti dans un plus profond labyrinthe.
Laisser la bêtise suivre son cours reviendrait à proclamer : Vive le vol, vive le viol, à bas la vie, vive la Mort ! Haïti ne mérite pas un tel sort. Le peuple courageux et l’élite intègre sont appelés à s’indigner et à s’impliquer pour tourner la page et construire un nouveau narratif de stabilité et de développement, celui qu’Haïti mérite réellement.
Carly Dollin

