2 novembre 2025
« La valise du courage » dans la géographie des parcours migrants ou la haute voix scénique de Mariana Djelo Baldé
Actualités Culture

« La valise du courage » dans la géographie des parcours migrants ou la haute voix scénique de Mariana Djelo Baldé

Par Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Conseiller spécial au Conseil national d’administration

du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)

Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)

Membre du Comité international de mise à jour du Dictionnaire des francophonesira

Montréal, le 1er novembre 2025

Remarquablement interprété par Mariana Djelo Baldé, le récit théâtralisé « La valise du courage » a fait salle comble et a connu un franc succès le 29 octobre 2025 au Centre culturel Calixa-Lavallée, à Montréal. En ses plissures et ses coutures, dans sa trame à la fois unichorale et bilangue tissée de silences jouxtant les séquences parolières, dans la fragilité toute ténue de ses récits de mémoireS, cette pièce de théâtre –très justement intitulée « La valise du courage »–, est une originale invitation à revisiter le phénomène de la migrance, celle des personnes physiques, celle des mémoires individuelles et collectives au creux de rapports ainsi noués/dénoués/télescopés. D’une ville à l’autre. D’un continent à l’autre. D’un lieu de départ à un lieu d’arrivée : hier comme aujourd’hui, la migrance est polyglotte, polygéographique, polyculturelle et mémorielle.

Le communiqué de presse de la Maison des artistes de la diversité (MAD) annonçait un spectacle théâtral festif, « La valise du courage », ancré dans « les récits d’immigration et l’art du conte ». Pour cette première édition, le spectacle « La valise du courage » sera présenté, [il consiste en] un monodrame solo autobiographique. La pièce raconte un parcours d’immigration, 16 ans après l’arrivée [de l’auteure] au Québec, à 14 ans. Le spectacle explore le deuil migratoire et l’adaptation culturelle, abordant ce que l’on quitte et ce que l’on emporte. « Il en faut, du courage, pour quitter. Il en faut pour arriver. Il en faut pour rester. Et il en faut pour raconter », souligne Mariana Baldé, autrice et interprète de la pièce. La Nuit de la parole offre un espace d’échange où artistes et public peuvent partager leurs récits. Cette initiative enrichit la scène culturelle montréalaise en valorisant les voix qui forgent l’identité de la métropole. Cet événement vise à promouvoir le dialogue interculturel et la compréhension ».

« La Nuit de la parole », un nouveau rendez-vous montréalais dédié aux récits d’immigration

Longuement mûri, profondément ancré dans les diverses géographies de l’espace-mémoireS, « La valise du courage » est davantage qu’un spectacle : il a été pensé par ses concepteurs comme une expérience immersive complète nourrie de la tradition griote africaine et des certains apports scéniques du dramaturge allemand Bertolt Brecht auteur de « Tambours dans la nuit » (1918), et du dramaturge algérien Kateb Yacine auteur de « Mohamed prend ta valise » (1971). Les concepteurs de « La valise du courage » assument que cette mise en espace d’une parole singulière prend son envol « au moment où les portes s’ouvrent jusqu’aux derniers échanges de la soirée ; chaque instant fait partie d’une production artistique. Nous créons un voyage pour le public : les expériences interactives dans le hall, l’ambiance sonore subtile, les moments de parole, la performance artistique, le réseautage. Le tout est pensé pour créer une soirée mémorable où la transmission et la rencontre prennent vie ».

Il est fort révélateur que la grande première de « La valise du courage » ait été offerte, le 29 octobre 2025, à un public montréalais : ces cinquante dernières années le tissu démographique de Montréal s’est profondément modifié. Ville aujourd’hui cosmopolite, elle abrite une centaine de communautés ethnoculturelles

En 2021, la population immigrée dans la région de Montréal était d’environ 644 680 personnes, soit 34,9 % de la population totale de la région. Parmi ces montréalais venus d’« Ailleurs », les Africains, les Maghrébins et les Haïtiens occupent une place singulière dans divers domaines, notamment dans le champ de la littérature et dans celui des arts visuels. Sur le registre littéraire, l’apport novateur et polyvocal des écrivains migrants à la littérature québécoise contemporaine a été salué par la critique et il a été amplement exposé dans une étude princeps qui figure désormais dans les anthologies littéraires du Québec, « L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec » (par Robert Berrouët-Oriol, revue LittéRéalité, vol. III, n° 2, York University, 1991, et revue Quebec Studies no 14, Ohio, avril 1992). La littérature québécoise contemporaine est désormais riche de l’apport d’écrivains venus d’Haïti, d’Italie, du Maroc, de Guinée, etc. Et c’est à Montréal, en 1986, que le Québécois Pierre Nepveu –professeur de littérature à l’Université de Montréal, romancier, poète et critique littéraire–, a publié aux Éditions du Boréal son premier roman, « L’hiver de Mira Christophe ». Dans ce roman l’auteur campe le portrait d’un sujet migrant, Mira, qui a quitté Haïti pour faire ses études d’infirmière à New York et qui, par la suite, a migré à Montréal. Ce beau roman est celui de la migrance interterritoriale, du sujet migant qui investit le Montréal des communautés ethnoculturelles, c’est aussi celui de la mémoire du sujet migrant désormais au contact de plusieurs autres mémoires migrantes

Sur le registre de l’occupation de l’espace scénique, « La valise du courage » fait alterner la parole griote, la mise en abyme de fragments de récits et de courtes séquences de silence –ce qui confère une singulière tonalité et une perceptible densité au déroulé de la pièce. En cela réside l’une des grandes originalités scéniques du travail de Mariana Djelo Baldé et de son équipe : la double alternance de la parole mémorielle scénarisée conjointe à une réflexion existentielle et politique sur la migrance elle-même, sur les chemins de traverse de la migrance comme sur les chemins de la parole intériorisée par le sujet migrant. Le spectateur est interpellé, il navigue et tangue sur le fil conducteur de la pièce où s’emmêlent le mutique contraint et la parole libérée, et l’on mesure ainsi la force tranquille du propos de Mariana Djelo Baldé : l’on sait « ce que l’on quitte et ce que l’on emporte » mais toute l’Histoire des migrations nous l’enseigne, « Il en faut, du courage, pour quitter. Il en faut pour arriver. Il en faut pour rester. Et il en faut pour raconter ».

En grammaire scénique traditionnelle, on pourrait à juste titre assumer l’idée que « La valise du courage » appartient au genre « théâtre immersif » puisque, en finale de représentation, le public, invité sur scène par la griote Mariana Djelo Baldé, devient lui-même actant du récit, partie prenante du spectacle. Cette perspective est juste et « lisible » dans le déroulé général et dans la dernière partie de la pièce, mais elle doit être jointe à une plus ample intellection du travail de Mariana Djelo Baldé : c’est précisément la parole proférée elle-même –le récit mémoriel–, qui est le premier « personnage principal » de la pièce, et celui-ci s’accompagne d’un « second personnage principal », LA VALISE, posée au centre de la scèneLA VALISE, objet frappé de mutité et de forclusion et qui, pourtant, est à la fois témoin, réceptacle et parchemin muet des traversées géographiques de la migrance. 

C’est aussi en cela que réside l’une des grandes originalités du travail scénique de Mariana Djelo Baldé et de son équipe : camper au cœur du récit mémoriel et au centre de la scène un « personnage » aussi puissant aux plans métaphorique, symbolique et scénique que LA VALISE. Il faut donc prendre toute la mesure que cette VALISE est aussi, dans la mise en espace de la parole mémorielle, un passeur de mémoire : elle enferme en les préservant toutes les paroles griotes, tous les savoirs, toutes les connaissances et toute la sagesse de la mère de l’auteure de « La valise du courage ». Et l’on pense inévitablement à la « Mère courage » (Mutter Courage und ihre Kinder » de Bertolt Brech créée en 1941…

Mariana Djelo Baldé est une artiste visuelle, auteure et art-thérapeute confirmée. Elle se

distingue par ses créations artistiques et littéraires qui explorent l’identité, la diversité culturelle et la santé mentale. Basée à Montréal, elle a fait sa marque sur la scène littéraire avec ses contes, notamment avec la publication en 2020 de son premier livre, « L’enfant derrière le miroir ». Ce livre a non seulement rencontré un succès dans l’ensemble de la Francophonie, mais a également inspiré une œuvre théâtrale en 2021. Spectacle multidisciplinaire, « L’enfant derrière le miroir » conjugue la magie du théâtre à la musique, et la chorégraphie au body painting pour mieux faire acte de libération. 
« La Nuit de la parole » offre un espace d’échange où artistes et public peuvent partager leurs récits. Cette initiative enrichit la scène culturelle montréalaise en valorisant les voix qui forgent l’identité moderne de la métropole. Événement majeur et amplement festif, offert au public montréalais avec un grand souci de professionnalisme, « La valise du courage » saura contribuer à promouvoir le dialogue interculturel et la compréhension. NOTE– Crédits / Coordonatrice de la soirée : Johanne Lindsay. Directrice artistique et conteuse : Mariana Djelo Baldé. Attaché de presse : Yao. Les artistes invités / animateurs d’expérience ayant participé au spectacle : Willy B.Ros, Nori Alazar, Mariana Varela, Dlice Marcelin.

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