26 octobre 2025
Haiti, Mémoire des gloires passées: Viatique nécessaire ou symptôme de déchéance?
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Haiti, Mémoire des gloires passées: Viatique nécessaire ou symptôme de déchéance?

L’existence collective se tisse inéluctablement dans le sillage des gloires passées. Le rappel des aïeux illustres, des héros qui ont ciselé le socle de la nation – de l’intransigeance farouche de Jean-Jacques Dessalines – père de la nation, la vision d’Henri Christophe à la ténacité inouïe de Capois La Mort à Vertières, n’est pas un vain tropisme, mais un impératif ontologique pour l’édification de la conscience civique. Pourtant, cette vénération du passé est au cœur d’une tension dialectique profonde: elle constitue tantôt le viatique nécessaire à l’âme collective, tantôt le symptôme funeste d’une déchéance actuelle. Il convient ainsi d’examiner la nécessité cardinale de l’invocation mémorielle, avant de déceler l’indice de dégradation qu’elle trahit lorsqu’elle devient une fin en soi, pour enfin dégager la voie d’une réconciliation salutaire entre la tradition et l’action contemporaine.

Il est manifeste que l’évocation des parangons de l’histoire n’est point un problème, mais une nécessité vitale. Le passé, loin d’être un poids, est une matrice d’identité. Telle que l’énonçait Ernest Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation? », la nation est « un plébiscite de tous les jours » qui se fonde sur « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs. » Les héros, figures tutélaires, constituent la substance morale de ce legs. Ils offrent des archétypes de la vertu, des critères d’excellence face auxquels la petitesse du présent peut être mesurée, et par conséquent, corrigée. Il n’est qu’à contempler l’éclat de la détermination de Capois La Mort, dont l’intrépidité défie la mort elle-même, ou la vision constructive d’Henry Christophe dans l’établissement d’un État et d’un système éducatif, pour y trouver les modèles qui guident la postérité vers les rivages de la dignité. Le rappel des gestes éclatants est un phare qui confère à chaque citoyen le sentiment d’appartenir à une lignée non seulement historique, mais aussi morale. La mémoire, en ce sens, est le premier rempart contre l’anomie et la dissolution.

Néanmoins, lorsque le peuple s’adonne à une vénération exclusive du passé, ce culte trahit un malaise sociétal. La fierté historique, jadis moteur d’action, devient alors un alibi commode qui masque l’affaissement de l’éthos présent, l’apathie des volontés et la déliquescence des mœurs. L’on s’épuise à brandir les bannières d’une grandeur révolue, nonplus pour s’inspirer, mais pour se draper, prouvant ainsi que l’on ne peut plus produire de grandeurs contemporaines. Friedrich Nietzsche mettait en garde contre une histoire qui entrave la vie, une histoire « monumentale » qui, en fixant l’idéal dans un passé irrévocable, rend la tâche du présent stérile. La preuve la plus cinglante de cette dégradation se révèle dans l’incapacité à maintenir le plus élémentaire des préceptes nationaux. Lorsque la devise sacrée, « L’union fait la force, » devise pour laquelle des hommes comme Jean-Jacques Dessalines ont scellé l’indépendance, est bafouée par des schismes et des déchirements internes, l’invocation des héros n’est plus un signe de vigueur, mais le constat amer de notre impuissance à actualiser leurs vertus. Par conséquent, il est exact de statuer que s’abriter derrière les fastes de nos ancêtres pour parler de notre fierté, n’est souvent que l’aveu de notre dégradation en tant que peuple.

Il est donc impérieux d’opérer une synthèse féconde entre la vigueur mémorielle et le devoir d’agir. L’honneur rendu aux ancêtres ne doit pas être un repli frileux, mais une obligation d’émulation. La véritable fierté n’est pas de dire ce que nos pères ont fait, mais de faire ce qui rendra nos enfants fiers. L’invocation du passé ne devient légitime et constructive que si elle se mue en une force propulsive orientée vers l’avenir. Pour honorer le legs, il est impératif d’incarner à nouveau la vigueur du Fondateur Dessalines, de retrouver la ténacité indomptable de Capois La Mort face à l’ennemi et la volonté constructive d’Henry Christophe dans l’établissement des institutions. Le peuple doit s’affranchir de la tentation de n’être qu’un héritier passif. Il est vrai que, par instants, quand les vents du désespoir soufflent et que les œuvres contemporaines paraissent dérisoires, « invoquer l’histoire de nos ancêtres, c’est seulement ce qui nous reste. » Mais ce reste doit être le ferment de la renaissance. La gloire n’est pas une rente viagère; elle est un labeur quotidien et une exigence éthique.

En définitive, la querelle n’est pas celle de la mémoire, qui est sacrée et dont les figures de l’Indépendance sont le socle, mais celle de l’usage que l’on en fait. L’invocation des héros est un droit inaliénable et un devoir d’ancrage, mais elle devient un indice de déshérence lorsque le présent se vide de toute substance héroïque. Comme le soulignait Cicéron, l’histoire est magistra vitae, le maître de la vie; mais le maître instruit pour l’avenir, il ne console pas de l’inaction présente. La seule façon de conjurer le spectre de la dégradation est de cesser de s’admirer passivement dans le miroir des gloires passées et de se consacrer, avec la même vigueur et la même union que nos aïeux, à l’édification d’une fierté qui ne soit plus seulement mémorielle, mais éminemment actuelle. C’est le prix de la pérennité de l’âme nationale.

Jimmy Osias

osiasjimmy@yahoo.fr

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