20 septembre 2025
La contribution d’Haïti à la créolistique et à la modélisation de la didactisation du créole
Actualités Culture Société

La contribution d’Haïti à la créolistique et à la modélisation de la didactisation du créole

Par Robert Berrouët-Oriol

Linguiste-terminologue

Conseiller spécial au Conseil national d’administration

du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)

Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)

Membre du Comité international de mise à jour du Dictionnaire des francophones

Montréal, le 20 septembre 2025

La créolistique est la discipline scientifique qui étudie les créoles et les phénomènes de créolisation. Elle est partie intégrante des sciences du langage et procède à l’analyse des langues créoles ainsi que des processus de création et de transformation de ces langues. Le linguiste spécialiste de la créolistique est communément appelé créoliste

Le présent article a été élaboré sur le mode d’un document informatif/formatif dédié aux différentes catégories de professeurs qui, en Haïti, enseignent LE créole ou enseignent EN créole. Par l’abord historique des travaux pionniers de la créolistique, il leur fournit des pistes d’intellection du vaste champ de la créolistique. Cet article contribuera également à la mise en perspective de la dimension linguistique et didactique du processus de transmission des savoirs et des connaissances en salle de classe, notamment sur le registre de la didactisation du créole (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2021). 

Discipline scientifique, la créolistique a une histoire datée, elle possède des documents attestant ses origines ainsi que les travaux de ses pionniers. Elle possède des revues spécialisées et, à l’échelle internationale, des centres d’études et de diffusion la plupart du temps logés dans des universités. Par exemple, le Comité international des études créoles, le CIEC, est un regroupement international de créolistes spécialistes des créoles à base lexicale française. Le CIEC a été fondé à Nice en 1976 lors du premier colloque international des études créoles. Voici une liste non exhaustive de quelques-uns des colloques du CIEC :  

  • Première édition en 1976 à Nice (France).
  • Deuxième édition en 1979 à Mahé (Seychelles).
  • Quatrième édition en 1983 à Lafayette (Louisiane, États-Unis).
  • Douzième édition en 2008 à Port-au-Prince (Haïti).

Créée en 1978 par le Comité international des études créoles et l’Association pour la promotion et le développement des études créoles, la revue Études créoles est une publication électronique éditée annuellement par le Laboratoire parole et langage de l’Université d’Aix-en-Provence. Elle publie des analyses des langues créoles et de l’histoire, de l’anthropologie, des littératures et des cultures des mondes créoles des aires américaine, indiaocéanique et pacifique. Ouverte à d’autres langues créoles que ceux à base lexicale française, elle a pour triple vocation de favoriser la liaison entre des chercheurs géographiquement dispersés, de rendre plus accessible l’information touchant aux problèmes de développement et de politique culturelle et linguistique des pays créolophones et de servir de lieu d’interaction entre les créolistes et les milieux créolophones. Études créoles a été publiée en version papier à l’Université de Provence de 1978 à 2010. Depuis 2015, elle est éditée par le Laboratoire parole et langage, UMR du CNRS et l’Université d’Aix-Marseille dans une version électronique en accès libre sur la plateforme de revues en ligne OpenEdition :  https://journals.openedition.org/etudescreoles

La plus récente livraison de la revue Études créoles, la 41ème, date de 2024. Elle consigne notamment un compte-rendu de lecture du linguiste créoliste Georges Daniel Véronique intitulé « Renauld Govain, Langues créoles : description, analyse, didactisation et automatisation. Hommage à Yves Dejean et à Pierre Vernet » [Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2021, 237 p., Collection « Sciences du langage »]. Cette livraison comprend également un article de Silke Jansen, « Le répertoire linguistique de la tumba francesa entre Saint-Domingue, Cuba et Haïti ». Le site Web Open Edition, qui donne accès à l’article de Silke Jansen, le présente en ces termes : « Déclarée patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2008, l’expression artistique cubaine appelée tumba francesa combine des chants en créole haïtien et espagnol avec des percussions et de la danse. Elle remonte à l’immigration à Cuba de Français et de leurs esclaves dès le début de la Révolution haïtienne. À partir de l’analyse linguistique d’un corpus de 30 chants, nous montrerons que la tumba francesa est née de trois processus de transculturation : la transculturation entre les éléments français et africain à Saint-Domingue au XVIIIe siècle, la transculturation survenue sur le sol cubain, entre les traditions musicales créolisées des réfugiés et les traditions musicales cubaines, ainsi que la transculturation dans le cadre de l’immigration plus récente d’Haïtiens à Cuba. Aujourd’hui encore, des caractéristiques linguistiques qui renvoient à ces contacts culturels peuvent être repérées dans les pratiques linguistiques de la tumba francesa. »

Le compte-rendu de lecture élaboré par le linguiste créoliste Georges Daniel Véronique intitulé « Renauld Govain, Langues créoles : description, analyse, didactisation et automatisation. Hommage à Yves Dejean et à Pierre Vernet » est ainsi introduit : « L’ouvrage dirigé par R. Govain (RG) réunit douze communications présentées au colloque tenu à Port-au-Prince (Haïti) en octobre 2018 (Colloque LangSé) pour célébrer les 40 ans de la création de la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti. Il est dédié à deux grandes figures de la linguistique haïtienne, Yves Dejean (1927-2018) et Pierre Vernet (1943-2010). Ce volume comprend également le discours d’ouverture du colloque en créole haïtien (CH) et en français (FR), une introduction (pp. 13 – 25) et une conclusion (pp. 203-204) de l’éditeur, suivies d’une bibliographie générale d’environ 375 références (pp. 205-228), des résumés des contributions en français, anglais et kreyòl aysiyen (pp. 229-237) et d’une célébration en CH et en FR de J. M. Gilles, eritye Ginen, qui établit un lien entre Dejean et Vernet, Mèt kominikasyon, et Legba, maître vaudou de la communication du visible et de l’invisible. » NOTE – Professeur émérite de linguistique française et d’études créoles à l’Université d’Aix-Marseille, membre de l’UMR Parole et langage au CNRS, les travaux de Georges Daniel Véronique portent, entre autres, sur la grammaire et la sociolinguistique des créoles français. Il est l’auteur de l’ample étude intitulée « Créolisation et créoles » reproduite dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2021). 

L’étude « Créolisation et créoles » est l’un des textes majeurs de la créolistique : elle expose avec rigueur les « processus de développement des langues créoles et (…) quelques-unes de leurs particularités. Le terme créolisation recouvre la totalité du procès de développement des créoles : des premières phases communicationnelles en « baragouin » ou jargon à l’identification de langues nouvelles à l’aide de glossonymes appropriés ». En raison de sa pertinence et de l’ample éclairage analytique qu’elle fournit, nous en citons d’amples extraits.

« Les langues créoles sont apparues à partir du seizième siècle à l’occasion de l’expansion coloniale européenne. L’inscription de ces langues dans les pratiques sociales coloniales et la nécessité de les écrire leur confèrent une visibilité qui suscitera la curiosité et l’intérêt des linguistes de la fin du dix-neuvième siècle. Ces nouvelles langues constituent des éléments du patrimoine culturel des territoires où elles se sont développées. À la fin du dix-neuvième siècle, au sein de la linguistique historique, un débat s’instaure autour de l’« exception créole » qui conduit à classer les créoles et les pidgins comme des types de langues distinctes des autres langues, avant de revenir dans le cours du vingtième siècle sur ces premières appréciations.

« On distingue des créoles exogènes, nés de la transplantation des populations fondatrices vers de nouveaux territoires, et les créoles endogènes nés du contact entre des populations locales et des populations étrangères. La genèse des créoles exogènes est un processus graduel qui s’étend sur au moins une cinquantaine d’années. De multiples facteurs, externes – le passage d’une organisation agraire en habitation à une société de plantation, et ses corrélats démographiques, par exemple – et internes – linguistiques – y sont à l’œuvre. L’appropriation linguistique constitue l’un de ces éléments. Le fort ou le comptoir fortifié en terre africaine a constitué la matrice de créolisation des créoles endogènes.

« Les langues créoles s’inscrivent souvent dans des continuums linguistiques notamment quand elles coexistent avec les langues donatrices de leurs lexiques. Les langues créoles connaissent une double dynamique : une dynamique développementale liée à l’extension de leurs usages sociaux, et une dynamique de restructuration, tout particulièrement observable dans des contextes de coexistence entre les créoles et leurs langues lexificatrices. 

« Langues aux histoires particulières et à l’autonomie disputée, les langues créoles sont au carrefour des recherches sur l’acquisition et le contact de langues et sur la typologie linguistique. Leur insertion dans des formations sociales, qui s’interrogent, peu ou prou, sur leur statut dans l’éducation, et dans d’autres sphères sociales interpelle la sociolinguistique et la didactique des langues. » [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

« Ce chapitre est consacré aux processus de développement des langues créoles et à quelques-unes de leurs particularités. Les langues dont il sera question ici sont apparentées, au moins sur le plan lexical, à l’anglais, au portugais, à l’espagnol, au néerlandais ou au français, qui sont souvent désignés comme leurs langues lexificatrices (lexifier language), formule contestée par certains auteurs (Mufwene, 2005). Ces langues sont également nommées créoles anglais (le créole de la Jamaïque ou de Saint Vincent, par exemple), créoles espagnols (le papiamento / papiamentu d’Aruba, Bonnaire et Curaçao et le chabacano des Philippines, par exemple), créoles portugais (le kriyol de Guinée Bissau, celui du Cap Vert, par exemple), créoles hollandais (le Berbice Dutch et le Skepi Dutch de Guyana) ou créoles français, suivant l’origine dominante de leur lexique. L’ensemble « créoles français » comprend des créoles atlantiques, indiaocéaniques et pacifiques tandis que les créoles anglais se retrouvent dans la Caraïbe, en Afrique et dans le Pacifique. On évoque aussi l’existence de créoles à base lexicale arabe (par exemple, le Juba Arabic ou le KiNubi du Soudan) ou de langues africaines (le fanakalo d’Afrique du Sud, le kituba du Congo etc.). Dans le cadre de ce texte, je restreindrai la désignation « créole » aux seules langues apparues lors de l’expansion coloniale européenne des siècles passés, celles à qui le terme fut initialement appliqué. Ces langues partagent d’éventuelles affinités linguistiques qu’il conviendra d’évoquer. Les circonstances de leur émergence sont sans doute proches, à certains égards, de celles observées dans d’autres situations de contacts de langues, d’où certaines similitudes structurelles avec les langues qui en sont issues (kiNubi, kituba, sango, etc.). Les langues créoles sont donc apparues, essentiellement à partir du seizième siècle, dans le sillage de l’expansion européenne ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

« Cependant, il convient de relever l’existence d’un texte en lingua de Preto (langue des Noirs), aussi appelé falar Guiné (parler Guinée), publié en 1516 au Portugal, soixante ans

après la découverte des iles du Cap-Vert en 1456. D’autres textes attestent également de l’existence d’un créole portugais à cette date. On a postulé que ce premier créole (lui-même peut-être dérivé de la lingua franca méditerranéenne) est à l’origine des langues créoles qui se sont développées par la suite dans les comptoirs européens en Afrique. C’est l’hypothèse de la monogenèse des créoles : ils seraient tous nés d’une source portugaise par un processus de modification lexicale, de relexification et de dissémination. [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

« Voici, à titre indicatif, quelques repères qui permettent de situer les périodes de genèse de quelques créoles à base lexicale anglaise, espagnole et française. Le papiamento / papiamentu à base hispano-portugaise et néerlandaise des îles Aruba, Bonnaire et Curaçao (espagnoles de 1499 à 1643, puis essentiellement néerlandaises) s’est développé après 1634, entre 1650 et 1700 selon Munteanu (Maurer 1988, 1998, Munteanu 1996), après l’occupation néerlandaise. Quant au palenquero de Colombie, créole à base lexicale espagnole, son apparition est liée à l’occupation de ce territoire à partir de 1650 par les

Espagnols, qui y construisent une économie fondée sur l’esclavage (Schwe-gler, 1998). 

On soutient que tous les créoles anglais sont issus d’un « Guinea Coast Creole English », ancêtre des créoles anglais, langue attestée dès la fin du XVIIe siècle en Afrique de l’Ouest (Hancock, 1986). Bruyn (1995) postule l’existence d’un proto-sranan, issu d’un créole anglais de Guinée, le le West African Pidgin English, vers 1651 au Surinam, et qui serait à l’origine du sranan, et d’autres langues créoles tels le boni, le ndjuka, l’alaku, etc. à partir de 1691 ; toutes ces langues à base lexicale anglaise sont parlées au Surinam, et dorénavant pour certaines d’entre elles, en Guyane française du fait des migrations transfrontalières. Pour Bickerton (1975), le sranan a émergé entre 1650 et 1667. Les îles et territoires qui hébergent des créoles anglais ont été occupés aux dates suivantes : St-Kitts/St-Christophe (1624), Barbade (1627), Nevis et Barbuda (1628), Providence (1631), Montserrat (1633), Guyane (1640), Jamaïque (1655). D. Winford (1993), à qui j’emprunte cette chronologie, indique que les créoles anglais caribéens auraient une origine commune en dépit de la conquête plus tardive, à la fin du XVIIIe siècle, de la Dominique et de Sainte-Lucie. Mc Whorter (1997), qui ne contestev pas l’hypothèse d’une origine unique et commune des créoles anglais de la Caraïbe, situe la source du sranan et d’autres créoles anglais à Cormantin dans l’actuel Ghana, comptoir fortifié occupé par les Anglais entre 1632 et 1665. B. Migge (2003), parmi d’autres, conteste cette thèse monogénétique à partir d’une analyse des créoles anglais du Surinam. Une rapide chronologie de l’occupation des territoires où se développeront des créoles français permet d’observer la relative concomitance de l’apparition des créoles français, espagnols, anglais et néerlandais –deux créoles à base néerlandaise le Berbice Dutch et le Skepi Dutch sont en voie d’extinction en Guyana– et de noter que les créoles atlantiques français ont précédé ceux de l’Océan Indien de quelques décennies. Au contraire de la thèse de la monogenèse des créoles anglais et ibériques, l’on postule plusieurs genèses distinctes pour les créoles français (Baker 1984). Les dates fournies indiquent, comme précédemment, soit le début de la colonisation, soit la totalité de l’occupation française : St Christophe / St Kitts (1620 / 1627), Dominique (1635), Guadeloupe et Martinique (1635), Guyane (1639), Sainte Lucie (1650-1803), Louisiane (1672-1763), Saint-Domingue/Haïti (1659-1804), Bourbon/Réunion (1665), Île de France / Maurice (1721-1814), Seychelles (1770-1814). »

L’arpentage transatlantique et dénominatif effectué par le linguiste créoliste Georges Daniel Véronique s’éclaire des données historiques et taxonomiques consignées dans une étude parue sur le site ECCA dédié au linguiste martiniquais Jean Bernabé. Accessible depuis la Bibliothèque numérique Manioc à Fort-de-France, en Martinique, ce site a été conçu et élaboré par le SCD (Service commun de la documentation) de l’Université des Antilles en partenariat avec le CRILLASH (EA 4095 Université des Antilles). La rubrique « La créolistique en quelques dates » de ce site consigne de précieuses données sur l’« archéologie historique » des créoles. En raison de sa pertinence et de l’ample éclairage qu’elle fournit, nous en citons d’amples extraits.  

« La créolistique en quelques dates »

« L’intérêt pour les langues créoles se manifeste dès leur apparition au XVIIe siècle, surtout de la part des missionnaires et marchands. Il faut attendre le milieu du XIXe pour que des érudits et linguistes universitaires se penchent à leur tour sur ces langues nouvelles. Cette branche de la linguistique se structure comme une discipline à part entière dans la seconde moitié du XXe siècle avec la création de publications spécialisées et de sociétés savantes. Aujourd’hui, sous le nom plus général de « linguistique de contact », c’est une des branches les plus dynamiques des sciences du langage.

1671 – Première mention écrite d’une langue créole dans un manuscrit découvert en 1990 par Shirley Brice Health et conservé à l’Université de Caroline du Sud : « Moi mire bete qui tini Zyeux, tini barbe, tini mains, tini Zepaules tout comme homme, tini cheveux et barbe gris, noir et puis blanc, moi na pas mire bas li parce li te dans diau, li sembe pourtant poisson. Moi te tini peur bete la manger monde. Li regarde plusieurs fois, li alle devant savanne, puis li cache li dans diau, puis moi pas voir li davantage. » Ce texte présente les caractéristiques des créoles des Petites Antilles.

1692 – Première mention imprimée d’un dialogue en créole malayo-portuguais, rapporté par le botaniste George Meister dans son ouvrage Der orientalisch-indianische Kunst- und Lust-Gärtner : « Bene vene aqui Supra Java Major, au Batavia… — Semper aqui aussi cinte ? — Se Semper Anno de Annos. — O ! Miracul de Munde, contre Europae nos, Patria au Semper Frige cum nova Zembla. ».

1732 – Début d’un travail de collecte et d’étude du Negerhollands, un créole à base néerlandaise parlé par les Noirs esclavisés de Saint-Thomas et Saint-John dans les Antilles danoises. Ce travail est mené par des missionnaires des Frères Moraves, une petite église évangélique issue de la prédication de Jean Hus réfugiée en Saxe. Ils sont les premiers à considérer le créole comme une langue autonome et non comme un patois ou un dialecte d’une langue source. [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

1770 – Jochum Melchor Magen, un missionnaire morave, publie à Copenhague la première grammaire d’une langue créoleGrammatica over det Creolske Sprog, sombruges paa de trende Danske Eilande, St. Croix, St. Thomas og St. Jan i America.

1777 – Christian Oldendorp publie une histoire des missions moraves dans la Caraïbe contenant une douzaine de pages sur le NegerhollandsGeschichte der Mission der evangelischen Brüder auf den caraibischen Inseln S. Thomas, S. Croix. Le manuscrit étudié dans les années 1980 contenait aussi plus d’une cinquantaine de pages de remarques grammaticales et socio-linguistiques, ainsi qu’un dictionnaire Negerhollands-Allemand de 189 pages et treize pages de texte en negerhollands.

1842 – L’abbé Jean-Claude Goux publie un Catéchisme en langue créole, précédé d’un essai de grammaire sur l’idiome usité dans les colonies françaises. Il s’agit du premier essai d’une grammaire systématique d’un créole à base linguistique française. L’auteur veut exposer la foi catholique dans la langue locale et donner des éléments permettant à un néophyte de la maîtriser rapidement.

1869 – Addison van Adam, bibliothécaire à l’Université Yale publie dans les Transactions of the American Philological Association, l’article « Contribution to Creole Grammar » dans lequel, il définit les créoles comme des langues ayant grandi en sortant des langues européennes pour se greffer sur les langues africaines. Il s’agit d’une étude comparée des créoles d’Haïti, Martinique, Trinidad, Saint-Thomas et Louisiane qui défend l’idée d’un créole unique, mais « contaminé » à différends stade par le français. Il souligne aussi que le créole est une langue presque uniquement orale sans standard écrit et propose un standard ne tenant pas compte des différentes écritures qu’il a pu rencontrer pour permettre une orthographe unique pour les sons identiques. Bien que Van Adam ne soit pas linguiste de profession, ces remarques posent les questions d’une grande partie de la créolistique.

1869 – John Jacob Thomas, un instituteur de Trinidad, publie la première grammaire d’un créole à base françaiseThe Theory and Practice of Creole Grammar. Cet ouvrage est composé de quatre parties : orthoépie et orthographie ; étymologie ; syntaxe ; interprétation. Cette dernière section comprend quinze pages de proverbes et de traductions en créole, y compris des fables de Perrin, Ésope et La Fontaine et un extrait de l’auteur haïtien François-Romain Lhérisson (1798-1858).

1881 – Francisco Adolfo Coelho, pédagogue et linguiste autodidacte publie son étude Os dialectos romanicos ou neo-latinos na Africa, Asia e America (Sociedade de Geographia de Lisboa, 1881), première étude comparative des différents créoles à base portugaise ou espagnole dont il a recueilli les matériaux grâce au réseau de correspondants de la Société géographique de Lisbonne. Malgré ses lacunes, cette étude est l’une des premières à considérer les langues créoles comme dignes d’être enseignées. Il y défend aussi la théorie que les créoles sont nés des efforts des populations africaines pour apprendre le langage des européens, cet effort finissant par former une nouvelle langue.

1882 – Hugo Schuchardt, professeur à l’Université de Halle, commence la publication en neuf volumes de ses Kreolische Studien (Vienne, 1882) dont la publication s’étale jusqu’en 1891 et qui constitue la première étude par des linguistes universitaires des langues créoles. Pour lui, l’étude des langues créoles est l’occasion d’apporter des réponses à plusieurs problèmes importants de la théorie linguistique, notamment la question des interactions entre langues.

1883 – Lucien Adam, linguiste spécialiste des langues amérindiennes, publie Les idiomes négro-aryen et maléo-aryen, essai d’hybridologie linguistique (Maisonneuve, 1883), une étude sur les créoles en Amérique qui défend la thèse « subtratiste » i.e. que les créoles sont des langues utilisant un lexique européen sur une syntaxe africaine ou asiatique.

1936 – Suzanne Comhaire-Sylvain, première anthropologue haïtienne, soutient une thèse à l’École pratique des hautes études [de Paris], Le créole haïtien : morphologie et syntaxe sous la direction de Marcel Mauss. Il s’agit de la première thèse en France sur le créole. Par la suite, ses travaux menés principalement à Haïti et en Afrique montrent les racines africaines du créole haïtien. [RECTIFICATIF de RBO – Suzanne Comhaire-Sylvain a publié le livre « Le créole haïtien : morphologie et syntaxe » en 1936 aux Éditions Caravelle, à Port-au-Prince, réédité en 1979 à Genève par Slatkine Reprints. Ce livre précède la thèse de doctorat en anthropologie qu’elle a soutenue un an plus tard, en 1937, à l’École pratique des hautes études de Paris et dont le titre exact est « Maman d’leau. Origine immédiate et extension en Amérique, Afrique et Europe occidentale » (volume 1) et « Conjoint animal ou démon déguisé. Origine immédiate et extension en Amérique, Afrique et Europe occidentale » (volume 2).]

1937 – John Reinecke soutient à Yale sa thèse en linguistique, Marginal languages : a sociological survey of the Creole languages and trade jargons, considérée comme la meilleure synthèse à son époque des problèmes se posant à l’étude des créoles et pidgins. Il continue ensuite sa carrière à l’Université de Hawaï et assoit la créolistique comme une discipline à part entière.

1972 – Robert Chaudenson soutient sa thèse d’État sur Le lexique du parler créole de la Réunion (Panthéon-Sorbonne, 1972) sous la direction de Raymond Arveiller. La même année Guy Hazaël-Massieux soutient sa thèse de 3ème cycle sur la Phonologie et phonétique du créole à la Guadeloupe à l’Université de la Sorbonne nouvelle sous la direction de René Gsell, et Pierre Marie Moorghen soutient la sienne sous le titre Étude structurale du créole de l’ile Maurice à l’Université de Nice. Ces trois thèses sont les premières soutenues à l’université française depuis les thèses de Pradel Pompilus (1961) consacrées au créole haïtien et celle d’Élodie Jourdain sur Le vocabulaire du parler créole de la Martinique en 1945.

1975 – Fondation du Groupe d’études et de recherches en espace créolophone (Gerec) par Jean Bernabé à l’Université des Antilles et de la Guyane. La même année, John Reinecke publie A Bibliography of pidgin and creole languages (University Press of Hawaii, 1975) qui rassemble l’ensemble des informations alors disponibles sur la créolistique.

1976 – Fondation du Comité international des études créoles à Nice présidé par Robert Chaudenson, avec Jean Bernabé. Ce comité publie la revue Études Créoles. La même année Guy Hazaël-Massieux inaugure des cours de créole au sein d’une licence de linguistique à l’Université d’Aix-en-Provence.

Haïti et la créolistique

Sur le registre des travaux de recherche universitaires, l’on observe que les premiers pas de la créolistique en Haïti remontent au livre de l’anthropologue haïtienne Suzanne Comhaire-Sylvain, « Le créole haïtien : morphologie et syntaxe » publié en 1936 aux Éditions Caravelle, à Port-au-Prince, et réédité en 1979 à Genève par Slatkine Reprints. Ce livre précède la thèse de doctorat en anthropologie qu’elle a soutenue un an plus tard, en 1937, à l’École pratique des hautes études de Paris et dont le titre exact est « Maman d’leau. Origine immédiate et extension en Amérique, Afrique et Europe occidentale » (volume 1) et « Conjoint animal ou démon déguisé. Origine immédiate et extension en Amérique, Afrique et Europe occidentale » (volume 2). C’est également en 1937 que Jules Faine a fait paraître en Haïti, aux Éditions Imprimerie de l’État, l’ouvrage « Philologie créole – Études historiques et étymologiques sur la langue créole d’Haïti ». Jules Faine est l’auteur de la série « Le créole dans l’univers » parue en Haïti, en 1939, aux Éditions Imprimerie de l’État. Les Éditions Leméac ont publié à Montréal, en 1974, le dictionnaire français-créole élaboré par Jules Faine sous le titre « Dictionnaire français-créole » / Revu et préparé par une équipe de spécialistes dirigée par Gilles Lefebvre ». 

Les linguistes Renauld Govain et Patrice Kanndèl Édouard ont fourni une contribution de premier plan à la créolistique par la publication de l’étude intitulée « Le créole haïtien : morphologie et syntaxe de Suzanne Sylvain – Entre questionnements et actualisation » (revue Archipélies, 17 / 2024). Les auteurs effectuent une rigoureuse et ample analyse du livre de Suzanne Comhaire-Sylvain et, dès l’introduction, ils exposent les grands axes de leur démarche : « Cet article se déploie en quatre sections : la première revisite l’hypothèse afrogénétiste du CHMS [créole haïtien : morphologie et syntaxe]. La deuxième questionne les choix phonologiques et orthographiques du CHMS à propos du CH [créole haïtien]. La troisième traite des aspects morphosyntaxiques du CHMS au regard du fonctionnement synchronique du CH. Enfin, la quatrième traite de la formation des mots. Notre démarche est descriptive, comparative à partir d’un dialogue diachronie–synchronie basé sur des observations du CHMS, en suivant la trajectoire évolutive du CH. Elle est informée par l’approche variationniste (Labov, 1994), notamment pour les facteurs internes ou la grammaticalisation (Traugott, 2003 ; Hopper et Traugott, 2003), ou encore l’écologie du langage (Mufwene, 2001) et la théorie sur l’émergence des créoles (Aboh, 2006). Un mot sur la composition du CHMS : il est développé en 180 pages, débute par une introduction et une bibliographie (pp. 7–20) contextualisant le CH dans son milieu de pratique. Ensuite, il aborde le système phonique du CH et amorce l’analyse du CH notamment dans une perspective substratique (pp. 21–26). Cela offre une exploration des fondements phonétiques du CH, éclairant son évolution phonologique à travers une lentille comparative. La section sur les noms (pp. 27–54) offre un examen approfondi de la morphologie et de l’utilisation des noms, dévoilant la richesse et la complexité du système nominal du CH. De même, l’étude des pronoms (pp. 55–78) dévoile les intrications des pronoms personnels, réflexifs et possessifs. Au cœur de l’architecture linguistique du CHMS se trouve la section des verbes (pp. 79–144), où sont étudiées les différentes formes verbales et constructions de temps. Vient ensuite l’étude des adverbes, des prépositions, des conjonctions et des interjections (pp. 145–164) sous l’étiquette de particules. Le livre se referme sur l’étude de l’ordre des mots et la conclusion (pp. 165–175). »

Pour sa part, le linguiste créoliste Albert Valdman est l’auteur de plusieurs contributions majeures à la créolistique, notamment « Le créole : structure, statut et origine », Éditions Klincksieck, 1978. Il présente cet ouvrage comme suit : « L’étude des langues créoles n’est plus une vogue passagère mais constitue, au contraire, l’un des domaines centraux de la linguistique. La langue vernaculaire de plus de huit millions de personnes et de plusieurs États et territoires, le créole (parlers franco-créoles) est la plus importante et la plus élaborée des langues créoles. Le but de cet ouvrage est d’initier les lecteurs de langue française à la problématique des langues créoles et pidgins et de mettre à leur portée une description globale du créole en général plutôt que d’un groupe de parlers individuels. Il comprend, d’une part, une mise au point sur les systèmes phonologiques et morphosyntaxique du créole et un inventaire de son lexique, et d’autre part, une discussion des rapports entre cette langue et les communautés multilingues dont elle exprime les besoins communicatifs, expressifs et intégratifs. En guise de conclusion cette étude examine le problème de la genèse du créole à la lueur des recherches actuelles dans le domaine de l’acquisition d’une langue seconde. » Publié par Albert Valdman en 2015 aux Éditions Equinox, le livre « Haitian Creole – Structure, Variation, Status, Origin » constitue une remarquable et innovante avancée dans l’exploration actualisée de la créolistique : l’auteur y élabore une véritable « épistémologie du créole » alors même que l’analyse ne départ pas de son cadre référentiel-analytique, les sciences du langage. Le livre « Haitian Creole – Structure, Variation, Status, Origin » est une étude exhaustive du créole haïtien, qui décrit sa structure grammaticale et son système phonologique, explore la richesse de ses variations régionales et sociales, examine son statut de langue officielle et de langue de la vie quotidienne et retrace ses origines à travers les interactions entre le français et les langues africaines pendant la colonisation. Cet ouvrage comprend 13 chapitres ainsi qu’une très ample bibliographie (pages 444 à 465). L’une des grandes originalités de cet ouvrage réside dans le chapitre 6, « The Origin of the Haitian Creole Lexicon », qui se subdivise comme suit : 6.1. « On the Perils of Etymological Research », 6.2. « Le vocabulaire des Isles », 6.3. « Colonial French », 6.4. « Vocabulary of French Origin », 6.5. « The Contribution of Other Languages ». La seconde grande originalité de cet ouvrage réside dans le chapitre 13, « The Genesis and Development of Haitian Creole », qui se subdivise comme suit : 13.1. « Theories about Creole Genesis », 13.2. « The Genesis of French-based Creoles », 13.3. « The Role of Substrate Transfers in the Genesis and Development of Haitian Creole ».

Rédigé en français par la linguiste Dominique Fattier (Université Cergy-Pontoise) et paru en 2017 dans le numéro 10 du Journal of Language Contact, le compte-rendu de lecture détaillé de « Haitian Creole – Structure, Variation, Status, Origin » expose que « Le créole haïtien (CH) est un des créoles les plus étudiés et les mieux décrits. À cet égard, Valdman s’est surtout illustré par son œuvre en lexicographie bilingue (entre autres Valdman et al. 2007) ainsi que par ses nombreux travaux sur la standardisation de cette langue, comme en témoignent la plupart des références à ses propres écrits qui figurent en bibliographie. Après un premier chapitre introductif, le reste du livre est organisé en cinq parties. La première partie (chapitres 2–4) traite de la structure phonologique du créole haïtien, de morphophonologie et du développement d’un système orthographique à base phonologique. La deuxième partie (chapitres 5–6) porte sur la structure, l’origine et le développement du lexique de cette langue. La troisième partie (chapitres 7–10) est dédiée à la structure grammaticale du CH. La quatrième partie (chapitres 11–12) prend pour objet la variation. Il y est également question de planification linguistique, des relations entre le créole haïtien et le français, et de l’emploi du français dans l’éducation de base. La partie finale (chapitre 13) présente différentes théories de la genèse des créoles. Elle examine ensuite les relations entre les créoles à base française de la zone atlantique pour se consacrer pour finir aux questions de transfert des langues africaines de substrat, entre congruence et transferts totaux. L’ouvrage se conclut par une importante bibliographie générale (pp. 444–465), complétée d’un index thématique (pp. 466–473) et d’un index des noms d’auteurs (pp. 474–477) ».

Controverse sur les origines des créoles, de leur mode d’apparition à l’influence des langues lexificatrices

Il est attesté que les origines des créoles, de leur mode d’apparition à l’influence des langues lexificatrices, sont l’objet de controverses et de rudes débats. En témoigne entre autres une publication coordonnée par le linguiste-lexicographe Albert Valdman, « La créolisation : à chacun sa vérité » (revue Études créoles, volume XXV-1, no 3, Éditions l’Harmattan, 2002). L’éditeur présente comme suit cette publication spéciale : « Ce numéro d’Études créoles met à la portée d’un lectorat francophone divers points de vue actuels sur le processus de la créolisation, principalement à partir de données sur les créoles à base lexicale française. Sur le plan théorique s’opposent en particulier le courant gradualiste selon lequel les créoles sont le produit de l’apprentissage non guidé de variétés populaires et régionales du français et celui qui fait intervenir un stade intermédiaire de pidginisation et donne une plus large place au transfert de structures des langues des apprenants ». Les 9 articles composant cette publication ont respectivement pour titre :

(1) Une théorie de la créolisation : le cas des créoles français ;

(2) Développement des créoles et évolution des langues ;

(3) Créolisation et changements linguistiques ;

(4) La creolisation linguistique: un processus complexe ;

(5) La créolisation du français en Haïti : partir du produit pour penser le processus ;

(6) Comment distinguer la créolisation du changement linguistique ordinaire ;

(7) La « dé-historicisation » de la créologenèse ;

(8) Apprentissage, métissage et négociation : trois aspects de la créolisation ;

(9) Pas tout à fait du français : une étude créole.

Trois ans après la parution de « La créolisation : à chacun sa vérité » (revue Études créoles, volume XXV-1, no 3, Éditions L’Harmattan, 2002), la créolistique s’est enrichie de la publication de « Les créoles », une exceptionnelle livraison de la revue La linguistique (volume 41, 2005/1) aux Presses universitaires de France. Cette publication consigne notamment  le texte « Avant-propos / Au sujet de la définition des langues créoles » de Marie-Christine Hazaël-Massieux, le magistral article « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe » de Marie-Christine Hazaël-Massieux, ainsi qu’un article de premier plan sur un sujet qui interpelle la lexicographie créole, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » d’Albert Valdman. Il y a lieu de souligner que l’une des plus remarquables contributions de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux à la créolistique consiste en la publication du volumineux ouvrage « Textes anciens en créole français de la Caraïbe – Histoire et analyse » (Éditions Publibook, 2008).

Sans lien de cause à effet avec la Constitution haïtienne de 1987 –qui, en son article 5, a accordé le statut de langues co-officielles au créole et au français–, l’on observe que la contribution d’Haïti à la créolistique a été de première importance ces quarante dernières années. En voici un échantillon indicatif. 

–Glaude, Herby. Aspects de la syntaxe de l’haïtien, [Thèse de Doctorat], Universités Paris–8 et Université d’Amsterdam, 2012.

–Govain, Renauld, « Comportement lexico-sémantique et phonologique des mots créoles en – man ». Études créoles, n° 1 et 2, 2010, pp. 125–140Govain, Renauld, Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol, Paris, L’Harmattan, 2014.

–Govain, Renauld, « Le syntagme nominal en créole haïtien : aspects morpho-phonologiques et syntaxiques », Études créoles vol. 1-2, n° 34, 2017.  

–Govain, Renauld, « Les apports substratiques africains à la nasalisation en créole haïtien », Actes du XVIe colloque du Comité international des Études créoles : Mondes créoles, Langues créoles, Développement : enjeux éducatifs, culturels et économiques. Seychelles, 28 octobre – 3 novembre 2018, 2021, pp. 379–395.

–Govain, Renauld, « L’orthographe du créole haïtien à l’épreuve du sandhi », Les tracées de Jean Bernabé (G. L’Étang, C. Mancé-Caster et R. Confiant éd.). Paris, Scitep Éditions, 2020, 175–200.

–Govain, Renauld, La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description, Mémoire de synthèse HDR. Université Vincennes – Saint-Denis, 2022.  

–Govain, Renauld, « Palatalisation et nasalisation dans le texte La passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre à travers une approche comparative des créoles guadeloupéen, haïtien, martiniquais. Influences substratiques africaines », Archipélies n° 16, 2023.

–Michel DeGraff, « Morphology in creole genesis : Linguistics and ideology », Ken Hale : A Life in Language (M. Kenstowicz éd.), Cambridge, MA, MIT Press, 2001.

–Pompilus, Pradel, Contribution à l’étude comparée du créole et du français. Phonologie et lexicologie, Port-au-Prince, Éditions Caraïbes, 1973.

–Prou, Marc E., « Haitian Creole Ideophones: An Exploratory Analysis », Journal of Haitian Studies, n° 5–6, 1999, pp. 96–112.

–Vernet, Pierre, Techniques d’écriture du créole haïtien, Port-au-Prince, Imprimerie Le Natal, 1980.

–Zribi-Hertz, Anne et Glaude, Herby, « La réflexivité en haïtien : réexamen et comparaison », Grammaires créoles et grammaire comparative (K. Gadelii et A. Zribi-Hertz éd.), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2007, pp. 151–182. 

NOTE – Ce listage bibliographique partiel est tiré de l’étude de Renauld Govain et Patrice Kanndèl Édouard, « Le créole haïtien : morphologie et syntaxe de Suzanne Sylvain. Entre questionnements et actualisation » (revue Archipélies, 17 / 2024).

À ce listage des contributions haïtiennes à la créolistique il convient d’ajouter celles de plusieurs autres linguistes :

Berrouët-Oriol, Robert (2020). Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl VilsenLe National, 22 juin.

Berrouët-Oriol, Robert (2020). Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative . Le National, 21 juillet.

Berrouët-Oriol, Robert (2022). Dictionnaires créoles, français-créole, anglais-créole : les grands défis de la lexicographie haïtienne contemporaine . Le National, 20 décembre. 

Berrouët-Oriol, Robert (2022). Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en HaïtiLe National, 3 septembre.

Berrouët-Oriol, Robert (2022). Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelleLe National, 29 décembre.

Berrouët-Oriol, Robert (2022). Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative. Le National, 15 février.

Berrouët-Oriol, Robert (2023). Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert ValdmanLe National, 30 janvier.

Berrouët-Oriol, Robert (2023). La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette ». Rezonòdwès, 28 mars.

Berrouët-Oriol, Robert (2023). La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporainsFondas kreyòl, 15 décembre.

Berrouët-Oriol, Robert (2024). Konprann sa leksikografi kreyòl la ye, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpliFondas kreyòl, 5 avril. 

Berrouët-Oriol, Robert (2024). Prolégomènes à l’élaboration de la Base de données lexicographiques du créole haïtien. Madinin’Art, 16 avril

Berrouët-Oriol, Robert (2024). Essai actualisé de taxonomie de la lexicographie créole de 1958 à 2024. Madinin’Art, 29 octobre.

Berrouët-Oriol, Robert (2025). La dette de la lexicographie créole contemporaine envers ses pionniers. Rezonòdwès, 7 avril.

Berrouët-Oriol, Robert (2025). La lexicographie créole contemporaine : retour-synthèse sur ses caractéristiques historiques, son socle méthodologique, ses dictionnaires et ses lexiques, Le National, 4 août.

Pompilus, Pradel (1984). L’évolution de statut juridique et social du créole haïtien et ses conséquences pour la langue des bilingues nationaux. Études présentées par Robert DAMOISEAU et Pierre PINALIE), éd. PUC / GEREC / L’Harmattan.

Thélusma, Fortenel (2018). Le créole haïtien dans la tourmente. C3 Éditions.

Zéphyr, Lemète (2008). Pwoblèm pawòl klè nan lang kreyòl. Éditions de l’Université d’État d’Haïti.

Zéphyr, Lemète (2017). Kritè fòmèl pou n kole mo, dekole mo. Dans Renauld Govain, « Le créole haïtien : description et analyse ». L’Harmattan. 

Zéphyr, Lemète (2021). Kondisyon ki nesesè pou edikasyon fèt an kreyòl ann Ayiti. Dans « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 2021). 

Les contributions du linguiste créoliste Albert Valdman sont les suivantes :

L’on observe également qu’un ensemble de travaux ont été élaborés ces dernières années à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti dans deux laboratoires de recherche :  le laboratoire de recherche Langue, société, éducation (LangSÉ) et le GRESKA (Gwoup rechèch sou sans nan kreyòl ayisyen). Témoin de l’implémentation des chantiers enseignement/recherche de terrain mis sur pied ces dernières années à la Faculté de linguistique appliquée, « La construction du sens dans les textes musicaux en créole haïtien » est un ouvrage collectif de référence élaboré sous la direction de Molès Paul, linguiste-sémanticien et coordonnateur du GRESKA à la Faculté de linguistique appliquée. D’autres enseignants-chercheurs du laboratoire de recherche Langue, société, éducation (LangSÉ) ont également publié les résultats de leurs travaux de recherche. Ce sont :

  • LAINY Rochambeau (dir.), Troubles du langage, langues d’enseignement et rendement scolaire. Essai de diagnostic du système éducatif haïtien dans le département de l’Artibonite, Actes de colloque organisé les 25 et 26 février 2016, Paris L’Harmattan.
  • JEAN-BAPTISTE Nicodèm et LAINY Rochambeau, Troubles du langage, apprentissage et analogie. Analyse des compétences des élèves en cours de 4ème AF, à l’Estère, in LAINY R. (dir.), Troubles du langage, langue d’apprentissage et rendement scolaire. Essai de diagnostic du système éducatif haïtien dans le département de l’Artibonite, Paris L’Harmattan, 2016.
  • ngSÉ 2017, « Les emplois et les valeurs sémantiques des marqueurs Tankou, Kou, Kouwè/Kwè et Kòm» (dans les Actes des journées d’études du LangSÉ).
  • Anda Irina Radulescu (dir.) (2015) « Valeurs sémantiques des morphèmes « sot, fin, fèk, annik » et leurs formes combinées. Pour une étude du passé récent en créole haïtien », in Le temps et la temporalitéLes Annales de l’Université de Craiova,42-28.
  • Renauld Govain (2013), « Des actions pour renforcer l’accès des locuteurs du créole haïtien aux progrès intellectuels, techniques et scientifiques », in R. Govain (dir.), Akademi kreyòl ayisyen : ki pwoblèm ? Ki avantaj ? Ki defi ? Ki avni ? Actes de colloques. Presse de l’Université d’État d’Haïti.

La revue Rechèch etid kreyòl, dont le premier numéro est consacré à la graphie du créole, est parue en octobre 2022 et elle est l’une des deux plus jeunes revues de la créolistique. Elle s’élabore dans un cadre institutionnel, le Laboratwa lang, sosyete, edikasyon (LangSE) de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et elle est éditée par JEBCA Edisyon. Dotée d’un comité scientifique, cette revue universitaire a introduit une innovation majeure dans le champ de la créolistique : elle est publiée entièrement en créole haïtien. Cette politique éditoriale –qui marque un tournant de premier plan dans l’élaboration en créole d’articles scientifiques traitant du créole–, est formulée comme suit : « Rechèch etid kreyòl ap pèmèt rechèch ki te fèt oubyen ki ap fèt sou lang kreyòl kapab pibliye an kreyòl. Epitou, moun ki enterese nan lanng kreyòl kapab jwenn bon jan zouti akademik pou apwofondi konesans yo nan lanng kreyòl la menm ». L’orientation éditoriale de la revue Rechèch etid kreyòl répond certainement à la nécessité de produire en créole une réflexion académique multifacette sur la langue créole elle-même là où la créolistique jusqu’à présent avait élaboré sa production scientifique principalement en français et en anglais. Cette orientation éditoriale comporte en amont des exigences et de grands défis : (1) il faut outiller en créole un discours savant sur le créole –étape de la didactisation de ce discours–; (2) sur le plan lexical et terminologique il faut dénommer en créole les notions et les concepts produits dans une autre langue –étape de la constitution d’un vocabulaire créole dédié où l’on peut au besoin recourir aux emprunts et/ou à la création de néologismes créoles. Les exigences et les grands défis d’une telle orientation éditoriale sont d’autant plus élevés que la lexicographie haïtienne n’a pas encore élaboré un dictionnaire unilingue créole conforme aux normes de la lexicographie professionnelle ni produit des vocabulaires sectoriels scientifiques et techniques en créole. Il faut prendre toute la mesure que cette orientation éditoriale majeure de la revue Rechèch etid kreyòl  aura sur le moyen et le long terme des effets dans les domaines clés de la traduction créole, de la didactique créole et de l’élaboration de manuels scolaires de qualité en créole. Également, sur le plan cognitif –celui du processus de l’apprentissage et de la diffusion des connaissances et qui comprend aussi le développement du langage–, la revue Rechèch etid kreyòl  sera d’un apport de premier plan : elle contribuera à l’émergence et à la consolidation, chez les enseignants-chercheurs, d’une démarche analytique qui se pense et s’exprime en premier lieu en créole. Elle contribuera ainsi au développement des habilités cognitives en créole, et cela aura des effets sur le long terme sur l’ensemble des processus d’apprentissage scolaire en langue maternelle créole.

Le premier numéro de la revue Rechèch etid kreyòl (vol. 1, oktòb 2022) comprend 9 chapitres, tous rédigés en créole à l’exception d’un texte écrit en français et d’un autre paru en anglais. Il rassemble des contributions sur le thème « Òtograf kreyòl : istwa, evolisyon, kesyònman / Fokis sou kreyòl ayisyen an ». Cette livraison consigne entre autres un article du linguiste Renauld Govain intitulé « Adaptasyon grafi kreyòl ayisyen an e chanjman non lanng nan an « ayisyen » : yon vrè ak yon fo pwoblèm ». Le deuxième numéro de Rechèch etid kreyòl, consacré à la thématique « Kreyòl, edikasyon ak devlopman », est paru en octobre 2023. Parmi les articles publiés l’on trouve, entre autres, « Pou yon literasi an kreyòl an favè egalite chans nan lekòl, koyezyon sosyal ak devlopman kominotè ann Ayiti », par Michelet Michel & Francky-Love Cassamajor.

La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti 

La contribution d’Haïti à la créolistique a abordé récemment un territoire peu étudié et relativement vierge : celui de la didactisation du créole. En dépit du fait que la réflexion sur la didactisation du créole est encore jeune, elle constitue déjà l’un des chantiers les plus significatifs de la créolistique moderne (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti  » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.) 

La question de l’aménagement et de la didactisation du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas nouvelle en Haïti. « En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait que] le jour où (…) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu ». Au cours des années 1970-1980 et par la suite, plusieurs linguistes ont fait un plaidoyer dans la perspective de l’utilisation du créole haïtien comme langue d’enseignement pour une meilleure rentabilité de l’action éducative (voir Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement », researchgate.net, 11 avril 2018.) Auparavant, dans les années 1940, cette question a été entrevue notamment par Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939), et qui fut l’un des premiers, à cette époque, à réclamer l’utilisation du créole à des fins pédagogiques. De manière plus programmatique, la question de l’aménagement et de la didactisation du créole dans le système éducatif haïtien a été posée avec la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole langue d’enseignement et langue enseignée. Pour mieux la situer et en saisir les enjeux, il faut dans un premier temps comprendre en quoi consiste la notion de « didactisation ».

La définition canonique de la « didactisation » renvoie à un processus, à la mise en œuvre d’un dispositif comprenant plusieurs volets complémentaires et ciblant l’enseignement d’une matière, d’un corps d’idées ou d’une langue. Dans leurs travaux de recherche sur la didactique et l’enseignement des langues maternelle et seconde, des linguistes et didacticiens ont fourni d’utiles éclairages sur la notion de « didactisation ». Ainsi, la linguiste-didacticienne Raphaële Fouillet l’expose en ces termes : « En quoi consiste la didactisation ? Intuitivement, on répond que tout acte d’enseignement suppose un objet d’enseignement mis à la portée de l’apprenant. Un même savoir ne sera pas enseigné de la même façon suivant l’âge ou l’importance de la discipline dans le cursus scolaire. Le mot didactisation est absent du Dictionnaire de didactique des langues (Galisson, Coste, 1976). En revanche, dans le Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde (Cuq, 2003 : 71), on en lit la définition suivante : « La didactisation est l’opération consistant à transformer ou à exploiter un document langagier brut pour en faire un objet d’enseignement. Ce processus implique généralement une analyse prédidactique, d’essence linguistique, pour identifier ce qui peut être utile d’enseigner. » Cette définition ne correspond pas à l’opération de transformation supposée dans le passage d’un savoir savant à un savoir didactisé, à moins que l’on considère un savoir sur la langue issu de la communauté scientifique comme un « document langagier brut ». D’après Bronckart et Chiss, le terme désigne le « fait de rendre didactique, approprié à l’enseignement, à la pédagogie ». Cette définition plus ouverte nous permet de l’appliquer au cas de la transformation du savoir savant linguistique en savoir approprié à l’enseignement d’une langue. On retient provisoirement que la didactisation indique un processus didactique : il concerne la méthodologie, le choix des contenus, leur organisation et les activités proposées aux apprenants » (voir Raphaële Fouillet : « Entre savoir savant et didactisation : le cas de l’article en français », Synergies France n° 12 – 2018 p. 67-83). Compte-tenu de la variété et du poids démographique des langues natives en Afrique, on notera que la définition de la « didactisation » de Cuq (2003) est reprise, pour sa pertinence, par Diao Faye, de la Faculté des Sciences et des technologies de l’é́ducation et de la formation, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, dans le document intitulé « Contributions écrites et synthèses des ateliers du Séminaire d’élaboration de matériaux pédagogiques sur le thème de la didactisation du patrimoine oral africain : de l’enseignement préscolaire à l’université », Dakar, Sénégal, mars 2010. Pour sa part, le linguiste haïtien Renauld Govain précise que la « didactisation » est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (…). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) » (voir Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018 ; voir aussi un autre article de Renauld Govain, « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021). Renauld Govain amplifie et approfondit la problématique de la didactisation du créole dans un article de grande amplitude analytique rédigé en collaboration avec la linguiste Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle », paru dans livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.) 

Par l’élaboration d’outils lexicographiques de grande qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, vocabulaires spécialisés, glossaires), la lexicographie créole saura à l’avenir contribuer amplement à la didactisation du créole. Dans leur diversité et quant à leur pertinence, les futurs chantiers lexicographiques créoles fourniront à la didactisation du créole un vaste éventail de termes créoles destinés à dénommer les réalités, les objets, les idées, etc. Il faut toutefois rappeler que l’apport de la lexicographie créole ne saurait se limiter à la fourniture de termes à la didactisation du créole : en une démarche transversale et conjointe, il s’agira d’élaborer à l’aide des outils de la lexicographie et de la didactique un discours créole savant entendu au sens de l’établissement du métalangage dont le créole a besoin pour être véritablement didactisé. Le « discours créole savant » n’est pas celui des communications usuelles entre locuteurs dans la vie quotidienne, il fait plutôt appel à une combinatoire liant les termes aux idées et aux concepts, à l’abstraction et aux différentes formes du raisonnement logique, à la conceptualisation et à la modélisation des corps d’idées. Le linguiste-lexicographe Albert Valdman éclaire rigoureusement la problématique du « métalangage » créole de la manière suivante : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. (…) Au fur et à mesure que s’étend l’utilisation du CH [créole haïtien] aux domaines techniques, il se dotera d’un métalangage propre à traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut affiner ses méthodes, sur plusieurs points: (1) la sélection de la nomenclature, (2) le recensement des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies, et (3) le choix des exemples illustratifs (…) » (voir Albert Valdman, « Vers la standardisation du créole haïtien », article paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005 / 1, volume X). /NOTE – La variation diatopique permet d’identifier les variétés d’une même langue sous un angle géographique. La variation diastratique de la langue est la variation sociale et démographique, c’est-à-dire la variation linguistique liée aux groupes sociaux et à la vie en société. L’étude de la variation diaphasique, également appelée variation situationnelle ou stylistique, prend en considération le contexte de la communication linguistique.

Les dimensions de la variation linguistique 

EspaceGroupe socialSexeUsageTemps
Variation diatopiqueVariation diastratiqueVariation diagéniqueVariation diaphasiqueVariation diachronique
Grammaire comparée
Linguistique comparative
Dialectologie
SociolinguistiqueSociolinguistiqueSociolinguistiqueGrammaire historique
Dialecte
Géolecte
Régiolecte
Topolecte
Technolectes
Sociolecte
SexolecteRegistre
Style
Idiolecte
 

Source :  HISTOLF – Les variétés de français. Faculté de lettres, traduction et communication – Université libre de Bruxelles, n.d.

La didactisation du créole dans le système éducatif haïtien demeure très embryonnaire depuis la réforme Bernard de 1979. Toutefois, malgré les carences théoriques et de vision constatées, elle continue de préoccuper plusieurs linguistes haïtiens. Ainsi, elle a été assez tôt explicitement évoquée par le linguiste Renauld Govain en ces termes : « Le créole est officiellement introduit à l’école haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. Le créole a été l’objet de résistance et de réactions réfractaires et conservatrices de la part de l’ensemble des acteurs du système. Ces résistances et réactions réfractaires concordent avec les représentations et idéologies collectives et les résultats des actions de politique linguistique arrêtées en Haïti qui ne sont pas toujours en faveur de la langue. Néanmoins, il a toujours été (et est) un facilitateur dans le processus d’enseignement et d’appropriation de connaissances à tous les niveaux. Le cycle du nouveau secondaire dont l’expérimentation a débuté en 2007 est venu prolonger l’enseignement-apprentissage de la langue sur tout le cycle scolaire. Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. Cela étant, on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement/apprentissage du créole à l’école en Haïti. » (Renauld Govain : « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4, 2014.)

L’analyse de Renauld Govain est d’une grande pertinence et il mentionne avec à-propos, en ce qui a trait à la didactique du créole, un « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » ; et de manière précise, il rappelle que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée » en amont et à la mise en œuvre de la réforme Bernard de 1979. La liste très partielle des publications de l’IPN (Institut pédagogique national) relevée sur le site WorldCat.org illustre ce « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » et le fait que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée ».

L’étude de Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014), ainsi que la consultation de la liste très partielle des publications de l’IPN montrent bien que l’introduction du créole dans le système éducatif haïtien en 1979 n’a pas fait l’objet d’une planification didactique spécifique, et encore moins d’études et de textes spécialisés sur la didactisation du créole (voir nos articles « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Le National, 16 mars 2021), et « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », (Le National, 11 novembre 2021).  

Aujourd’hui, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas à l’ordre du jour chez les décideurs politiques et les administrateurs du ministère de l’Éducation nationale dont la grande pauvreté et l’indigence de la pensée linguistique est avérée (voir à ce sujet notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018). Quarante-six ans après la réforme Bernard de 1979, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien demeure encore embryonnaire et elle doit affronter des obstacles structurels majeurs, comme nous l’avons montré dans notre article, « Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien » (Le National, 8 janvier 2020). Parmi les facteurs structurels objectifs qui entravent la généralisation de l’utilisation du créole comme langue d’enseignement aux cycles primaire et secondaire, il faut mentionner la raréfaction du matériel didactique de qualité en créole. Quels sont les manuels d’enseignement du créole et en créole actuellement disponibles sur le marché du livre scolaire ? Par qui ont-ils été rédigés ? Leurs auteurs sont-ils des linguistes-didacticiens ou des enseignants ayant acquis une formation spécifique en didactique des langues ou en didactique du créole langue maternelle ? Ces ouvrages sont-ils au préalable évalués puis recommandés et/ou normalisés ? Si oui, par qui et selon quel modèle méthodologique de référence ? Le ministère de l’Éducation nationale dispose-t-il de compétences spécifiques en didactique des langues l’habilitant à recommander/normaliser ces ouvrages ? En Haïti, l’enseignement en langue maternelle créole et l’enseignement de la langue maternelle créole bute en amont à des obstacles majeurs : il est attesté que peu d’enseignants haïtiens sont dépositaires d’une formation spécifique en didactique du créole. D’autre part, il existe une lourde constante, c’est l’absence de volonté politique de l’État à intervenir dans le domaine de l’aménagement linguistique couplée à l’inexistence d’une politique linguistique éducative nationale issue de l’énoncé de la politique linguistique d’État qu’Haïti est appelé à élaborer et à mettre en œuvre conformément à la Constitution de 1987. En dehors d’une politique linguistique éducative nationale, il est peu probable que l’École haïtienne soit en mesure d’assurer un enseignement de qualité en créole dans un écosystème où l’État ne finance et n’administre que 20% de l’offre scolaire contre 80% financé et administré par le secteur privé national et international. 

Au jour d’aujourd’hui, il appartient aux linguistes et aux didacticiens, de concert avec des enseignants de carrière, de mettre sur pied le vaste chantier de la didactisation du créole dans le système éducatif haïtien. Il s’agira d’une entreprise à la fois linguistique et didactique à mettre en œuvre par la mutualisation des ressources professionnelles de la Faculté de linguistique appliquée, de l’École normale supérieure et des associations d’enseignants. L’élaboration en amont d’une claire vision de la didactisation du créole haïtien est indispensable à sa mise en route dans la perspective d’une École de qualité fondée sur le respect des droits linguistiques des locuteurs. À l’instar de toutes les autres langues natives, le créole haïtien est appelé à évoluer et à prendre en charge la transmission des savoirs dans tous les domaines de connaissance et cela passe nécessairement par sa didactisation ordonnée et planifiée. Volet majeur de l’aménagement linguistique en Haïti, la didactisation du créole est une incontournable voie d’accès : elle est, à ce titre, une priorité dans la refondation prochaine du système éducatif national.L’observation de terrain montre bien qu’en dépit des acquis de la créolistique en Haïti les trois millions d’enfants scolarisés actuellement dans l’École haïtienne ne reçoivent pas un enseignement de qualité en créole : les professeurs DE créole et ceux qui enseignent EN créole ne disposent pas encore d’une formation universitaire spécifique en didactique du créole langue maternelle. L’enseignement DU créole et l’enseignement EN créole s’effectuent en ordre dispersé, en dehors d’un cadre méthodologique unique et standardisé. Les écoliers haïtiens ne reçoivent pas non plus un enseignement du français dispensé par des professeurs ayant une formation universitaire spécifique en didactique du français langue seconde. L’École haïtienne fait face aujourd’hui à un défi majeur, celui de l’acquisition d’une formation universitaire spécifique en didactique du créole langue maternelle couplé à celui de l’acquisition d’une formation universitaire en didactique du français langue seconde.  

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