17 septembre 2025
Finalement, le peuple est le système
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Finalement, le peuple est le système

Par Ralf Dieudonné JN MARY 

Nous passons notre temps à dénoncer un système que nous croyons extérieur à nous. Et si le véritable obstacle se trouvait dans nos habitudes, nos silences et nos choix collectifs ? Ce texte invite chaque Haïtien à regarder en face ses pratiques, à interroger sa responsabilité et à imaginer, enfin, une transformation réelle et durable.

Dans nos conversations quotidiennes, sur les ondes des radios, dans les débats télévisés et jusque dans les colonnes des journaux, revient sans cesse cette phrase lancinante : il faut vaincre ce système. Il faut le renverser, car c’est lui qui nous maintient là où nous sommes. L’ennemi, dit-on, c’est le système. Cette idée semble si juste que nous serions prêts à marcher avec ceux qui l’affirment. Pourtant, si nous observons honnêtement notre réalité, une question dérangeante surgit : qui est vraiment ce système ?

Regardons. Quand les routes sont bloquées par ceux qui veulent faire pression pour renverser le système, ce n’est pas un ministre qui reste coincé des heures entières, c’est le petit commerçant qui n’arrive pas au marché. Quand l’école est fermée à cause des grèves ou des mouvements de protestation contre le système, ce n’est pas l’élite politique qui perd des jours de classe, ce sont les enfants du peuple. Quand la peur empêche de sortir parce que ceux qui se proclament être des sauveurs, des résistants au système, ou qui se donnent comme charge de renverser le système troublent la vie publique, ce ne sont pas les puissants qui se privent, mais la majorité silencieuse. Tout se fait au détriment du peuple. Alors, si tout nous retombe dessus, devons-nous conclure que ce fameux système que nous voulons renverser n’est autre que nous-mêmes ? C’est un paradoxe, certes, mais un paradoxe qui révèle une vérité profonde : Haïti est victime de ses propres pratiques sociales, de ses habitudes, de ses choix collectifs. Oui, tout se fait au détriment du peuple. Alors, soit nous sommes le système qu’ils veulent renverser, soit ils profitent de notre silence et de notre démission en tant que peuple pour nous enfermer dans la répétition des mêmes échecs.

Et si le système n’était pas une machine extérieure à nous ? Et s’il était plutôt la somme de nos façons de penser, d’éduquer, de traiter autrui ? Si nous acceptons ne serait-ce qu’un instant cette possibilité, alors regardons honnêtement nos propres pratiques. Chez nous, nous formons nos enfants à rêver d’un bon emploi plutôt qu’à créer des emplois. Nous leur disons que la réussite n’est possible qu’en quittant le pays, et nous fermons les yeux sur les injustices tant qu’elles ne nous concernent pas directement. Pire encore, nous enseignons souvent à tricher sans le dire explicitement : un faux bulletin scolaire pour contourner un échec, un mensonge répété devant un enfant, un silence complice devant la corruption. Chaque geste façonne un citoyen qui, demain, reproduira ce qu’il a appris. Ceux que nous critiquons aujourd’hui pour leur mauvais leadership n’ont pas poussé ailleurs. Ils ont grandi dans nos familles, avec nos silences, nos compromis, nos modèles défaillants. Alors, et si finalement il était illusoire de croire que le système est extérieur à nous ? Et si le système, c’était nous ?

C’est chez nous aussi que l’on préfère les symboles de richesse à la construction d’une vraie prospérité. Nous achetons une voiture luxueuse avant même d’assurer une base solide pour nos enfants. Nous consommons des apparences sans bâtir d’héritage durable. Nous admirons le brillant au lieu de cultiver la substance. Comment alors espérer une économie nationale solide si, à l’échelle familiale, nous ne savons pas transmettre la valeur du travail, de l’épargne, de l’investissement, de la richesse générationnelle ?

La vérité est que si nous voulons de meilleurs dirigeants demain, il nous faut changer aujourd’hui nos pratiques familiales, nos habitudes communautaires, nos références sociales. Le futur président, le futur sénateur, le futur maire, est peut-être aujourd’hui un enfant devant une télévision à qui ses parents disent de se taire face à l’injustice. Comment espérer qu’il défende demain la vérité s’il a appris dès son enfance que la vérité est une gêne ?

Ainsi, le paradoxe poursuit : le système que nous accusons d’être la source de nos malheurs n’est pas seulement une structure politique ou économique à l’extérieur de nous. Il est en nous, il est nous. Nos familles, nos écoles, nos communautés, par leurs pratiques et leurs silences, reproduisent chaque jour les germes de nos difficultés. Quand nous disons à nos enfants que ce n’est pas à eux de changer Haïti, quand nous leur apprenons par l’exemple que le mensonge peut servir, que la corruption peut être tolérée, nous préparons les leaders médiocres de demain. Quand nous enseignons à admirer la voiture rutilante plutôt qu’à comprendre l’importance de l’investissement, nous construisons une société qui admire la surface et néglige la profondeur. Ce n’est pas une fatalité, mais une réalité.

Changer Haïti, ce n’est pas seulement exiger des comptes à ceux qui gouvernent. C’est exiger des comptes à nous-mêmes. C’est briser le cercle vicieux de la résignation et du mensonge. C’est refuser d’enseigner la peur à nos enfants. C’est leur montrer par l’exemple que l’on peut réussir honnêtement, que la solidarité n’est pas une faiblesse, que la dignité n’a pas de prix.

Cela demande des actions concrètes et quotidiennes. Dans nos foyers, cessons de valoriser uniquement le diplôme qui mène à un emploi, et commençons à encourager la créativité, l’esprit d’initiative, la culture entrepreneuriale. Dans nos communautés, choisissons de collaborer au lieu de rivaliser pour des opportunités. Dans nos écoles, valorisons non seulement la performance scolaire, mais aussi l’intégrité, l’empathie, le service rendu à la collectivité. Dans nos pratiques économiques, arrêtons de courir après le symbole de richesse et commençons à bâtir des bases durables : une épargne, un projet productif, une entreprise familiale transmise de génération en génération.

Haïti ne sera pas sauvée par un miracle venu d’ailleurs. Haïti sera sauvée par les Haïtiens, lorsqu’ils comprendront que changer le système, c’est d’abord se changer soi-même. La révolution que nous attendons n’est pas une révolte contre une structure invisible. C’est une transformation intérieure, une rééducation sociale, un pacte collectif avec la vérité, le travail et la solidarité.

Alors, cessons de dire simplement qu’il faut renverser le système. Disons plutôt qu’il faut nous réinventer. Car si nous réussissons ce pari, alors seulement Haïti pourra renaître.

Ralf Dieudonné JN MARY 

Auteur, conférencier, mentor et enseignant haïtien.

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