17 septembre 2025
Cité Soleil: Entre la misère, la violence  et l’excellence  scolaire. Quel paradoxe !  
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Cité Soleil: Entre la misère, la violence  et l’excellence  scolaire. Quel paradoxe !  

Par Desroses Bleck Dieuseul

Haïti est un pays déroutant. Il est impossible d’appréhender le réel haïtien  à partir de la rationalité cartésienne fondée sur l’analyse, la reconstruction selon un résonnement rigoureux. Les résultats de la 9e année Fondamentale de cette année  en sont un fait illustratif. Ce n’est pas le taux de réussite au niveau national de88.70% qui est déroutant. Ce n’est pas le score du département du Nord (96.54%) ou celui de l’Ouest (95.16%) qui m’interpelle. Il s’agit d’une nouvelle renversante ayant provoqué une onde de choc dans le milieu éducatif : Cité Soleil, ce quartier associé d’ordinaire aux gangs, à la misère et à l’absence criante de services publics, s’est hissé au sommet de la performance scolaire avec un taux de réussite 99,45%. Ce que vous avez lu est bien réel. Chers lecteurs, vous n’êtes pas dans un rêve : les enfants de la commune la plus pauvre du pays, marginalisés et abandonnés par l’État , sont brillamment classés au tableau d’honneur du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP).

C’est à se demander si, dans ce pays, il faut vivre sans électricité, sans eau potable et avec le bruit incessant des balles perdues pour trouver l’inspiration nécessaire à la réussite scolaire. Peut-être que les rafales d’armes automatiques servent désormais de source d’inspiration pour les études, et que la fumée des pneus brûlés améliore, qui sait, la mémoire à court terme. Ou encore que la misère et la faim sont des facteurs de garantie à la réussite scolaire défiant toutes les théories de sociologie de l’éducation de Durkheim aux auteurs contemporains. 

Dans La Reproduction (1970), Bourdieu montre que la réussite scolaire est fortement liée au capital culturel transmis par la famille. L’auteur alors que la famille est déterminante dans la réussite scolaire. Elle transmet un capital culturel qui correspond aux attentes de l’école. Ainsi, loin de corriger les inégalités sociales comme le pensait Durkheim, l’école tend à les reproduire en donnant un avantage structurel aux enfants des familles favorisées. La performance des élèves de 9e Année Fondamentale du plus grand bidonville du pays aux examens de fin de cycle de cette année sans encadrement familial adéquat devient alors une absurdité et oblique les sociologues de l’éducation à relativiser les théories critiques de la sociologie bourdieusienne. N’est-ce pas le ministre Augustin qui affirmait très récemment au cours d’une intervention publique relative au système éducatif haïtien que : Lekòl la kraze.

Dire « Lekòl la kraze », c’est lancer une pierre au cœur du temple éducatif haïtien, mais une pierre enveloppée d’ironie traduisant un constat amer d’échec. 

La logique inversée de l’éducation haïtienne

Une ironie mordante. Les zones rurales, semi-urbaines ou urbaines , là où les apprenants peuvent réviser leurs leçons à la lueur d’une bougie tranquille ou d’une lampe électrique sous le regard attentif de leurs parents affichent des résultats bien plus modestes. Dans les communes plus stables, où les professeurs se présentent régulièrement en salle de classe ou sont bien rémunérées avec un niveau de qualification plus élevé , n’ont pas su atteindre le niveau d’excellence académique de Cité Soleil. On pourrait croire à une expérience scientifique révolutionnaire : priver des enfants de manuels scolaires, de bibliothèques, de supervision scolaire, de nourriture devient un moyen pour les transformer en génies.

Dans ce cas, l’État haïtien devrait songer à institutionnaliser la misère comme politique éducative. Plus on est pauvre, plus on a de chances de réussir aux examens officiels. L’actuel ministre de l’Éducation nationale définit la pédagogie nationale : remplacez les tableaux  par des murs criblés de balles, substituez les enseignants par les gangs armés, organisez des séances de cours de rattrapage chaque fin d’année et l’on obtiendra  des élèves modèles. 

Quand le miracle dépasse les statistiques

Bien entendu, les observateurs sceptiques, ces éternels pessimistes qui voient le mal partout, parleront de fraudes massives, de copies  d’examen complaisamment « arrangées » ou encore de corrections magiquement orientées. Mais pourquoi gâcher une si belle histoire de résilience et de triomphe sur l’adversité ? Ne serait-il pas plus poétique de croire que les enfants de Cité Soleil, portés par la grâce divine, ont trouvé dans leurs conditions d’extrême pauvreté la clé d’une discipline intérieure que d’autres, moins éprouvés, n’ont pas ?

Après tout, Haïti a toujours excellé dans l’art des paradoxes. On peut mourir de faim dans un pays où la terre est fertile, avoir des rivières sans eau potable, des hôpitaux sans médecins, des élections sans démocratie. Alors, pourquoi pas des résultats scolaires brillants là où les écoles ressemblent à des prisons cinq étoiles pour bêtes sauvages ?

Une gifle aux autres régions

Les élèves de Fort-Liberté, toujours enchanté dans son calme profond, de Port-de-Paix, espace de brassage culturel et social où se sont forgées des traditions d’éloquence, de militantisme et de créativité intellectuelle, de Jérémie, la cité des poètes,  ou même de certaines écoles privées de Port-au-Prince doivent désormais ruminer leur honte. Comment expliquer à leurs parents que, malgré les cours particuliers coûteux, les sacs  garnis de cahiers et de livres, des laboratoires d’informatique bien équipés, des cafeterias modernes et bien aménagées, ils ont été dépassés par des camarades qui, parfois, disposent d’un seul cahier pour toutes les matières, où plusieurs copains se partagent un pain au beurre d’arachide à la recréation ?

Cette « victoire » de Cité Soleil devient ainsi un camouflet national, une manière d’annoncer que l’éducation, en Haïti, a définitivement cessé d’obéir à toute logique rationnelle. Les régions autrefois considérées comme des bastions de la réussite académique n’ont plus qu’à s’incliner devant l’ascension spectaculaire du « Harvard de la misère ».

Le triomphe du décor

Les trophées doivent être remis aux vainqueurs au stade où se déroule la finale. À ce sujet, les autorités éducatives doivent se rendre dans la capitale du savoir haïtien pour célébrer cette belle performance des apprenants de Cité Soleil. Imaginons un instant la cérémonie de proclamation des résultats. On verra déjà des enfants, rongés par la misère  mais sourires éclatants, brandir fièrement leurs diplômes de fin de cycle fondamental comme des vainqueurs de jeux olympiques. En arrière-plan, les carcasses de voitures calcinées et les maisons en tôles éventrées, des rues bourrées d’immondices, des odeurs nauséabondes donnent un cachet presque cinématographique à la scène. C’est la preuve vivante que l’éducation, en Haïti, ne se nourrit pas de manuels, de professeurs qualifiés, ni même d’écoles structurées : elle fleurit, tel un cactus, dans la poussière et la violence sur un sol aride.

Et tant pis pour ceux qui réclament depuis des années plus d’investissements dans le système éducatif. À quoi bon construire des écoles de qualité quand les bidonvilles produisent de si beaux résultats ?

Une ironie cruelle

Au fond, ce paradoxe des examens de 2025 révèle une ironie cruelle : plus le système éducatif s’effondre, plus ses chiffres s’améliorent. Comme si les statistiques étaient devenues une sorte de maquillage national, un coup de peinture posé sur le visage meurtri de l’école haïtienne. On peut donc célébrer, faire des conférences de presse, publier des communiqués enflammés, et dire au monde que, malgré tout, « l’éducation progresse » en Haïti.

Mais la réalité, elle, se moque bien de ces pourcentages artificiels. Dans cinq ans, ces mêmes « brillants » lauréats risquent de grossir les rangs des jeunes sans emploi, sans avenir, et sans autre arme que celle la recherche d’un visa pour quitter le pays ou aller grossir les bandes criminelles.

En définitive, la réussite spectaculaire de Cité Soleil aux examens de 9e année Fondamentale cette année n’est pas seulement une aberration statistique : c’est un miroir hideux de l’absurdité haïtienne. Là où tout devrait échouer, on annonce des succès ; là où l’on met des moyens, on récolte des déceptions.

Si cette tendance se confirme, il faudra peut-être revoir entièrement la carte des priorités nationales. Pourquoi ne pas fermer les écoles des quartiers « favorisés » et investir dans la prolifération de bidonvilles pédagogiques ? Après tout, si la misère devient le nouveau socle de l’excellence scolaire, alors Cité Soleil est appelé à devenir non seulement le centre académique du pays, mais peut-être la future capitale mondiale du savoir. Un grand merci à toi professeur Antoine Augustin qui a trouvé la magie de faire réussir les enfants haïtiens aux examens d’État .

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