10 septembre 2025
Horizons inversés : Migration, mémoire et avenir dans “Anba Syèl Ble a” de Jonel Juste
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Horizons inversés : Migration, mémoire et avenir dans “Anba Syèl Ble a” de Jonel Juste

Par Wilner Jean-Louis 

Jonel Juste publie en 2025 « Anba Syèl Ble a » (Sous le ciel bleu) aux Éditions Marginales. Un recueil de nouvelles en créole, où la langue, simple et musicale, devient le lieu d’une réflexion sur la mémoire, l’exil et la spiritualité. C’est un livre qui brouille les frontières entre témoignage et fiction, entre récit intime et spéculation collective.

L’auteur l’annonce d’ailleurs dès l’introduction et présente son livre comme : «yon bann koze k ap dewoule toulejou anba syèl ble a, kote pechè latè de bra balanse ap fè e defè » (« des bribes de récits qui se déroulent chaque jour sous le ciel bleu, là où humains font et défont »). Tout est dit : l’ambition est de saisir des fragments d’existence, sous un ciel qui, malgré les violences et les fractures, demeure bleu.

La première nouvelle, « Tout Syèl la Klere », nous projette dans l’année 2050. Aleksann, un médecin haïtien formé aux États-Unis, prend l’avion pour Ouanaminthe au nord d’Haiti. Mais la surprise, c’est qu’il est l’un rares Haïtiens dans l’avion car la plupart des passagers sont des blancs, « pifò ladan yo pa Ayisyen, se blan ». Le renversement est saisissant : ce ne sont plus les Haïtiens qui fuient leur pays pour trouver du travail, mais les Occidentaux qui vont chercher la vie en Haïti, devenue terre d’opportunités, une image qui renvoie au lendemain du séisme du 12 janvier.

En quelques pages, Juste nous offre une parabole puissante sur les déplacements migratoires, sur l’illusion du progrès et sur l’ironie de l’histoire. Le récit convoque la mémoire du désastre de 2010, des ONG, de l’aide internationale mal gérée, pour mieux montrer le retournement des flux humains. Dans un passage, Aleksann se souvient : « An 2010, pandan li t ap vin chèche lavi Etazini, gen yon bann blan ki yo menm t apral chèche lavi Ayiti, peyi Aleksann t ap kouri kite a » (En 2010, alors qu’il partait chercher la vie aux États-Unis, une foule de Blancs allaient, eux, chercher la vie en Haïti, le pays qu’Aleksann s’apprêtait à fuir). L’histoire se répète, mais à rebours.

Ce réalisme teinté de science-fiction donne au texte une résonance politique. On pense à l’analyse de Jonathan M. Katz dans The Big Truck That Went By (2013), évoqué dans la nouvelle, mais aussi à la tradition de la littérature haïtienne qui fait dialoguer la mémoire nationale avec les imaginaires futurs. Aleksann n’est pas seulement un personnage : il est une conscience en mouvement, traversée par l’histoire, la technologie et l’exil. Quand il redécouvre, à Ouanaminthe, la simplicité d’une vie sans robots, « li te redekouvri senplisite lavi. Tout syèl la te klere. Li te pran tan pou l respire, pou l tande chan zwazo, bri van k ap layite nan fèy bwa, bri kè l k ap bat » (il redécouvrit la simplicité de la vie. Tout le ciel brillait. Il prit le temps de respirer, d’écouter le chant des oiseaux, le souffle du vent dans les feuilles des arbres, le battement de son propre cœur). La littérature se fait alors lieu de résistance, une manière de redonner de la valeur au sensible, au naturel, à ce qui échappe au progrès technique.

Mais le livre ne se réduit pas à cette dystopie inversée. D’autres récits déplacent la focale, explorent l’intime et la mémoire familiale. Dans « Kisa ki nan tou a ? », l’enfant que fut le narrateur raconte la peur d’un arbre creux dans la cour de sa grand-mère. La curiosité l’emporte sur l’interdit et le mystère se résout dans l’apparition d’un simple crapaud. La scène, drôle et terrifiante à la fois, dit beaucoup de l’écriture de Juste : une manière de transfigurer l’enfance, de faire des superstitions et des peurs populaires la matière d’un conte initiatique.

On retrouve la même tension dans « Nou chape anba yo ! », récit d’un accident de taptap à Port-au-Prince. Le narrateur est le seul survivant et se demande s’il vit encore, ou s’il est dans un espace transitoire entre la vie et la mort. Ici, l’écriture se fait haletante, presque poétique, saturée de visions apocalyptiques : « Bra ak janm vole nan kat pwen kadino. Tèt moun ap woule atè tankou zetwal ki pèdi fren, k ap pwonmennen san konn kote yo prale » (Bras et jambes  écartelés. Têtes roulant sur la chaussée tels des astres vagabonds cherchant  un gîte pour la nuit). Ce réalisme cru est rattrapé par une méditation sur la fragilité de la vie et la persistance de la mémoire.

À travers ces récits, Jonel Juste prolonge une double filiation. Celle de la littérature haïtienne de la mémoire, de Jacques Roumain à Edwidge Danticat, qui sait transformer la douleur collective en art narratif. Et celle de la littérature contemporaine du réel, telle qu’analysée par Dominique Viart, où le témoignage, la trace et le fragment deviennent des formes légitimes de création. Mais il y ajoute une tonalité propre : une spiritualité qui n’est pas plaquée, qui ne sermonne pas, mais qui irrigue les textes. Elle affleure dans le choix des images, dans la quête de lumière, dans cette conviction que la parole peut encore sauver.

« Anba Syèl Ble a » est un livre d’ombre et de clarté. Sa force tient à cette capacité de faire tenir ensemble la mémoire et l’anticipation, le réalisme et le rêve, le drame et l’espérance. À l’heure où les littératures francophones interrogent plus que jamais les fractures coloniales, les déplacements forcés et la globalisation, l’écriture de Jonel Juste rappelle que nous ne pouvons plus écrire dans l’ombre de nos seuls murs. Sous le ciel bleu qu’il nous donne à voir, Haïti devient non seulement un espace de mémoire, mais un laboratoire d’avenir.

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