L’Edito du Rezo
Entre 2021 et 2025, Haïti a été dirigée sous le régime de ce que l’on pourrait qualifier d’accords ti zanmi, une succession de compromis sans valeur normative : l’accord de septembre, celui du 21 décembre négocié par Ariel Henry, l’accord du 3 avril demeuré lettre morte faute de publication dans Le Moniteur, avant que le Conseil présidentiel de transition n’institue une présidence tournante digne d’un bricolage institutionnel. Cette prolifération de chartes éphémères atteste moins d’une ingénierie constitutionnelle que d’une déliquescence normative : le provisoire s’est arrogé la place du droit, substituant aux règles écrites des arrangements partisans. Comme l’énonce Hans Kelsen, « un ordre juridique qui perd sa force obligatoire cesse d’être un ordre » (Théorie pure du droit, 1962). Haïti vit précisément ce paradoxe : un droit suspendu et remplacé par des simulacres d’accords.
Le débat autour du référendum, revenu en boucle dans la rhétorique gouvernementale, illustre cette dérive. Or, l’article 284-3 de la Constitution de 1987 est explicite : « Toute consultation populaire tendant à modifier la Constitution par voie de référendum est formellement interdite. » Ce verrou, loin d’être une anomalie, constitue un rempart contre les dérives plébiscitaires. Montesquieu rappelait déjà dans L’Esprit des lois que la consultation directe du peuple, hors institutions, peut conduire à des abus plus graves encore que la tyrannie des rois. Dans d’autres ordres constitutionnels, le référendum est admis – la France (article 89 de la Constitution de 1958), l’Italie (articles 75 et 138), ou le Chili (référendum de 2022) – mais toujours dans des procédures strictement encadrées. Haïti, marquée par le traumatisme des plébiscites duvaliéristes, fit un choix inverse : interdire le référendum pour protéger la souveraineté parlementaire.
En ce sens, évoquer aujourd’hui un « référendum à minima » relève d’une imposture juridique et d’un reniement du pacte fondamental. La question n’est pas interprétative mais normative : le texte constitutionnel, hiérarchiquement supérieur, interdit tout recours à cette procédure. Or, selon la hiérarchie kelsénienne des normes, la Constitution est la norme suprême à laquelle tout acte politique doit se conformer. Nul Conseil transitoire, nul exécutif sans mandat populaire, ne peut inventer une voie exclue par le constituant. Même là où le référendum est institutionnalisé, la pratique comparée montre qu’un pouvoir provisoire n’a jamais l’autorité pour en user. « C’est pourquoi l’argument d’un référendum « nécessaire » constitue un pur artifice rhétorique, destiné à travestir une illégalité manifeste. »
Derrière ces faux débats subsiste l’essentiel : la persistance des maux endémiques – corruption, impunité, misère et ce que d’aucuns appellent désormais « exécurité » programmée. Depuis 1806, l’histoire constitutionnelle haïtienne est jalonnée de ruptures imposées par le haut, où les textes servent de décors au maintien de la domination. L’accumulation contemporaine d’accords ti zanmi, sans valeur normative ni légitimité sociale, s’inscrit dans cette continuité. Comme le rappelait Maurice Hauriou, « une Constitution ne vaut que si elle organise la réalité » (Précis de droit constitutionnel, 1923). La véritable transition ne pourra donc advenir par un cinquième accord, ni par un référendum prohibé, mais uniquement par la réhabilitation pleine et entière de l’État de droit, seule digue contre l’effondrement.
Le véritable danger d’un tel référendum réside dans l’effet d’enfermement qu’il produirait sur l’avenir politique. Le prochain gouvernement, même nanti d’une légitimité électorale, se verrait prisonnier d’un héritage vicié, fabriqué par une équipe de facto qui a dilapidé le capital moral de l’État. Comment prétendre instituer un acte fondateur alors que ceux qui gouvernent se sont compromis avec le budget du renseignement, ont détourné les fonds du carnaval pour financer des festivités partisanes comme « Mercredi de la grâce », ont plongé la Banque Nationale de Crédit dans l’opacité des scandales, hypothéqué l’avenir budgétaire du pays par des contrats léonins courant sur plus de vingt-sept ans, et toléré des mercenaires dans les ports et douanes afin de capter les rentes publiques ? Ces pratiques, assimilables à un brigandage institutionnel, révèlent l’incapacité structurelle du régime à générer une réforme crédible.
À l’échelle comparée, l’histoire constitutionnelle montre que les régimes autoritaires se sont souvent servis du référendum pour maquiller leur illégitimité. Napoléon III en France, en 1851 et 1852, fit plébisciter son coup d’État et l’instauration du Second Empire ; Benito Mussolini en Italie organisa des référendums consultatifs pour neutraliser le Parlement ; Augusto Pinochet au Chili tenta en 1980, puis en 1988, de proroger sa dictature par voie référendaire ; même Fidel Castro à Cuba recourut en 1976 à une consultation populaire pour donner un vernis de légalité à un système verrouillé. Dans tous ces cas, le référendum n’était pas un instrument de souveraineté, mais un outil de domestication politique.
Dans cette perspective, le projet du PHTK–CPT/Fils-Aimé s’apparente moins à une innovation qu’à une reproduction anachronique des plébiscites du passé, où l’appel direct au peuple n’avait d’autre fonction que de neutraliser toute contestation. Un tel dispositif, au lieu d’ouvrir l’avenir, enfermerait le pays dans une dépendance institutionnelle programmée, condamnant toute alternance crédible à évoluer dans un cadre juridiquement vicié. C’est pourquoi l’argument d’un référendum « nécessaire » constitue non pas une solution, mais une ruse politique visant à travestir l’illégalité en volonté populaire. Haïti, en interdisant explicitement le référendum depuis 1987, a voulu se prémunir contre ce piège. Renier cette interdiction reviendrait à reconduire l’esprit duvaliériste, où la Constitution se transforme en simple paravent d’un pouvoir sans loi.

