Par Patrick Prézeau Stephenson
Port-au-Prince, Aug. 14, 2025
L’unité exige de dire toute la vérité, aussi complexe soit-elle — une révolution propulsée par des insurgés esclaves, façonnée par des hommes libres formés aux armées régulières et consolidée dans la violence — et d’arrimer cette histoire au travail patient de la dignité, de l’éducation et de la liberté économique.
Le 14 août 1791, dans une clairière appelée Bois Caïman, des centaines d’esclaves jurèrent de se battre pour la liberté. Qu’on la considère comme un événement précis ou comme un symbole affiné par la mémoire, la signification de cette cérémonie est claire: un engagement collectif pour reconquérir la dignité. Si nous voulons que ce serment éclaire Haïti aujourd’hui, nous devons marier l’appel à l’unité à un récit honnête de ce que nous étions — et de la manière dont nous l’avons emporté.
Une colonie diverse, pas un monolithe À la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue (l’Haïti coloniale) était une société rigidement inégalitaire — et diverse. Les esclaves formaient une majorité écrasante. Mais les gens de couleur libres et Noirs libres constituaient une classe substantielle: en 1789, ils possédaient environ un tiers des biens productifs de la colonie, et nombre d’entre eux détenaient aussi des esclaves. Discriminés par la loi, ils n’en étaient pas moins centraux pour l’économie coloniale.
Cette contradiction explosa à la veille de l’insurrection. Début 1791, Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes réclamèrent l’égalité des droits pour les libres de couleur; tous deux furent exécutés publiquement au Cap-Français. Le mouvement qu’ils contribuèrent à lancer força la France à affronter ses propres promesses révolutionnaires et déstabilisa l’ordre colonial.
Le fait militaire Le premier choc de la Révolution haïtienne — la vaste révolte d’août 1791 — fut mené par des chefs issus de l’esclavage: Dutty Boukman et ses lieutenants Jean François, Georges Biassou et Jeannot. Mais la lutte qui mena à l’indépendance fut finalement gagnée par un encadrement qui, pour une large part, s’appuyait sur une expérience militaire formelle acquise dans des armées européennes régulières ou dans les milices coloniales.
Henri Christophe, selon une tradition bien établie, combattit jeune au sein des Chasseurs-Volontaires de Saint-Domingue lors du siège de Savannah en 1779, pendant la guerre d’Indépendance américaine, sous le commandement du comte d’Estaing. D’autres, comme Toussaint Louverture, alternèrent entre commandements espagnol et français au gré des vents de l’abolition et de l’empire. D’autres encore, dont Jean‑Jacques Dessalines, nés esclaves, furent affranchis dans la tourmente et devinrent des professionnels aguerris à force de campagnes.
Cette professionnalisation eut un prix. L’armée révolutionnaire consolida son pouvoir en absorbant, marginalisant ou éliminant ses rivaux — souvent violemment. Jeannot fut exécuté par ses pairs pour sa brutalité. Biassou et Jean François passèrent au service de l’Espagne; Biassou mourut en exil. Des chefs locaux comme Lamour Dérance et « Cacapoule » connurent des fins tragiques dans le tourbillon de la guerre. Le propos n’est pas d’édulcorer la dureté, mais de l’affronter: l’armée capable de vaincre l’Espagne, la Grande-Bretagne puis l’expédition napoléonienne s’est forgée par la centralisation du commandement et l’écrasement de la fragmentation.
Abolition, construction de l’État — et conséquences L’abolition arriva par étapes. En août 1793, les commissaires civils en Saint-Domingue — Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel — décrétèrent la liberté localement; en février 1794, la Convention nationale abolit l’esclavage dans toutes les colonies françaises. Toussaint Louverture rallia la France, sécurisa la colonie, occupa Santo Domingo en 1801 et promulgua une constitution — un cadre audacieux et contesté pour l’ordre et le travail dans un pays dévasté.
Napoléon envoya une vaste expédition en 1802. Il y eut des succès français — Ravine-à-Couleuvres, Crête-à-Pierrot — mais la fièvre jaune ravagea les troupes, et les armes haïtiennes, sous Dessalines et Alexandre Pétion, refermèrent l’étau. Après Vertières, le 18 novembre 1803, le général Rochambeau capitula. Le 1er janvier 1804, Haïti déclara son indépendance — première république noire, issue de la seule révolution d’esclaves victorieuse de l’histoire moderne.
La révolution laissa aussi de profondes cicatrices. En 1804, Dessalines ordonna le massacre de la plupart des colons français restants — une atrocité qui hante encore la mémoire et le débat. Deux ans plus tard, il fut assassiné par d’anciens alliés. La souveraineté d’Haïti fut réelle et chèrement acquise; son unité, fragile et disputée.
Le virus de la division — et comment le traiter Le dictateur François Duvalier a jadis persiflé: « Depi nan Guinen nèg rayi nèg » — « Depuis la Guinée, le Noir hait le Noir. » Cette formule est un poison déguisé en sagesse. La haine a été cultivée par l’esclavage et le colonialisme; plus tard, par des élites cyniques; et aujourd’hui, par l’économie de la rareté et l’impunité. L’unité ne se décrète pas. Elle se construit — par la vérité, un dessein partagé et des institutions qui récompensent la coopération.
Tout commence par l’estime. Comme le rappelle l’entrepreneur John Hope Bryant, la pauvreté n’est pas seulement l’absence d’argent; c’est aussi le déficit de confiance en soi, de savoir pratique et de modèles fiables. Les Haïtiens ont prouvé, maintes fois, qu’ils pouvaient s’organiser, apprendre et bâtir. Mais l’estime exige des rituels de compétence — des écoles qui enseignent notre histoire dans toute sa complexité, de Mackandal à Bois Caïman, d’Ogé et Chavannes à Louverture, Christophe, Pétion et Dessalines — et qui inculquent des compétences concrètes, sources d’autonomie.
La dignité économique comme devoir civique La liberté est creuse sans les moyens de l’exercer. L’éducation financière et l’entrepreneuriat ne sont pas des mots creux dans un pays où le crédit est prédateur, le secteur informel immense et les producteurs ruraux pressurés. Enseignons tôt l’épargne et le prêt. Créons des tontines et des coopératives d’achats communautaires. Soutenons les petites manufactures et l’agro‑transformation par la formation technique et une sécurité fiable. Reliions le capital de la diaspora à des opérateurs locaux crédibles. Faisons de l’État de droit la forme d’assurance la moins coûteuse.
Ce que les dirigeants nous doivent Les élites d’Haïti doivent incarner les vertus qu’elles disent chérir: transparence, mérite, mentorat, service. Bâtissons des espaces qui habituent à la confiance: clubs de débat, corps de cadets et de protection civile, ateliers culturels, apprentissages et médiation de quartier. Ce sont les « petites écoles de Vertières » du pays, où la discipline et la solidarité deviennent des réflexes. Décentralisons avec de vrais budgets et de vrais audits. Sanctionnons la corruption vite et publiquement. Récompensons l’entrepreneuriat d’intérêt public.
Repères et figures clés
- 1758: François Mackandal, chef marron, est capturé et exécuté au Cap‑Français.
- 1779: Les Chasseurs‑Volontaires de Saint‑Domingue combattent au siège de Savannah sous le comte d’Estaing.
- 1791: Ogé et Chavannes sont exécutés (février). Le 14 août, la cérémonie de Bois Caïman galvanise la révolte; le 21 août, l’insurrection éclate dans le Nord; Boukman est tué en novembre.
- 1793–1794: Abolition locale décrétée (août 1793); la France abolit l’esclavage dans tout l’empire (4 février 1794). Toussaint rallie les Français et s’impose.
- 1801: Toussaint occupe Santo Domingo et promulgue une constitution.
- 1802–1803: Expédition napoléonienne; Toussaint est déporté; les forces haïtiennes, sous Dessalines et Pétion, battent les Français à Vertières (18 novembre 1803).
- 1804: Indépendance (1er janvier) et massacre de la plupart des colons français restants.
- 1806: Dessalines est assassiné.
Le travail de la mémoire Bois Caïman nous enseigne que l’unité n’est pas l’uniformité mais l’orchestration — de la résistance servile et des revendications des libres, de la résolution spirituelle et de la compétence militaire. Il nous enseigne aussi que l’unité ne survit que lorsqu’elle s’institutionnalise: dans des écoles qui enseignent la complexité, dans des marchés qui récompensent l’effort, dans des tribunaux qui protègent les faibles et contiennent les puissants.
Honorer le 14 août, c’est refuser les mythes consolants. C’est dire, les yeux ouverts: nos ancêtres furent courageux et brillants, parfois brutaux; leur monde était fracturé, et ils ont tout de même forgé une nation. Nous pouvons faire de même — si nous reconstruisons l’estime, pratiquons la coopération et mettons la vérité au service de l’action.

