28 décembre 2025
Une fois de plus, je ne serai pas à Saut-d’Eau ce 16 juillet! 
Actualités Société

Une fois de plus, je ne serai pas à Saut-d’Eau ce 16 juillet! 

(Lettre à mon pays que j’aime de loin)

A toutes les Carmelles dont moi avec un seul L! 

Je suis venu vous dire que je ne serai pas à Saut-d’Eau ce 16 juillet. Une fois de plus. Comme chaque année désormais, je me répète cette phrase avec la même douleur sourde, le même vertige au creux du ventre, le même exil sur la langue.

Ce n’est pas un simple renoncement à un pèlerinage, non. C’est l’aveu d’une fracture. L’aveu d’un éloignement imposé, d’une patrie qui se dérobe sous mes pas comme un sol tremblant, d’un pays qu’on ne rejoint plus sans inquiétude, sans calcul, sans peur.

Je n’ai plus de maison au pays. On l’a escaladée, pillée, éventrée. J’ai perdu les signatures de Gabriel García Márquez, de René Philoctète, de Kettly Mars de Levoy Exil et toutes les autres offertes comme des bénédictions autrefois, devenues cendres aujourd’hui. Je sais, cela ne veut rien dire. Rien, peut-être, face aux souffrances de tout un peuple. Mais dans la petite cartographie intime de mon attachement à la terre natale, ces signes étaient des repères, des preuves d’une vie ancrée, d’une mémoire cultivée. Aujourd’hui, même ces repères me sont confisqués.

Je devrais être en route vers Mont-Carmel en ce moment.

La Vierge Miracle m’y attendait, là-haut, dans ce ciel de ferveur qui enlace les prières et les chants. Je me souviens de la route : on quitte la nationale par la route 9 comme on l’appelle et on bifurque vers Morne à Cabris.

La chaussée serpente, hésite, monte, descend, vous balance entre ciel et ravins comme un long murmure de doute.

Et puis, soudain, on tourne à gauche et on s’enfonce dans l’invisible. Le pays profond vous accueille, vous interpelle, vous remet à l’épreuve.

À Saut-d’Eau, c’est la nature dans sa nudité la plus brute. L’eau tombe avec fracas, comme un cri venu du ventre de la terre. C’est notre Niagara, oui, mais un Niagara qui parle créole, qui danse avec les loas, qui embaume la chandelle, le rhum, le romarin.

Là-bas, tout est rite, tout est offrande. Le mystique côtoie l’organique, le sacré marche main dans la main avec les douleurs du peuple.

Mais moi, encore cette année, je ne serai qu’un pèlerin de l’absence. Un fidèle de l’attente. Je regarde le 16 juillet comme on regarde une étoile morte : elle brille encore, mais elle est loin, très loin.

Et dans cette distance, quelque chose meurt en moi à chaque fois.

Quand pourrai-je rentrer au pays ? Pas seulement physiquement, non car l’aéroport n’est qu’une porte.

Je parle d’un vrai retour, d’un retour habité, apaisé. Un retour où je pourrais marcher sans crainte dans les rues, entendre le tambour battre sans y voir une menace, dormir sous mon propre toit sans me demander si demain il tiendra encore debout.

Quand pourrai-je me rendre au pays sans négocier ma sécurité, sans redouter l’arbitraire, sans porter en bandoulière cette angoisse de l’étranger dans sa propre histoire ?

Je ne sais pas.

Mais je continue d’espérer.

Je garde dans un coin du cœur la route de Morne Cabri, les habits trempés sous la cascade, les cierges plantés dans la terre rouge, les femmes en blanc qui chantent la Vierge, le sel sur les joues.

Tout cela vit encore en moi, comme un pays en suspens.

Une fois de plus, je ne serai pas à Saut-d’Eau ce 16 juillet.

Mais je serai là, dans l’absence, comme un écho lointain. Je serai là dans l’attente de jours meilleurs.

Et lorsque viendra enfin l’heure du retour, ce sera un pèlerinage du cœur, une traversée du deuil vers la lumière.

Puisqu’on ne renonce jamais à son pays. On l’attend, on le rêve, on le reconstruit. Même de loin.

«Vièj mirak sodo, map vini nan pye w, Ou fè m mache mwen bouke, 

Ou fè m pwomès mwen pa wè li

Kouzen o, pase m vòlè pito m mande charite! (Azor) »

Yves Lafortune 

16/7/25

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