Et si l’université américaine devait une part de son âme à Haïti ?
Par-delà les méandres du Mississippi, sur les terres marécageuses de la Louisiane, une page oubliée de l’histoire américaine mérite d’être réécrite à l’encre d’honneur et de mémoire. À l’origine de l’un des tout premiers établissements d’enseignement supérieur publics de cet État du Sud : des hommes d’origine haïtienne. Et si l’Histoire officielle les a longtemps relégués dans les notes de bas de page, leur legs demeure, solide comme les colonnes d’un vieux campus colonial.
Le Collège d’Orléans : une ambition éclairée en terre créole
En 1811, alors que la Louisiane venait à peine d’entrer dans l’Union américaine (1803), la législature territoriale décide d’approuver l’ouverture d’un établissement d’enseignement supérieur : le Collège d’Orléans. Il s’agit d’un collège public, un projet ambitieux dans une région encore marquée par les influences françaises et espagnoles, mais surtout par une société divisée entre esclavagisme, hiérarchie raciale, et élites créoles francophones.
Ce collège — bilingue, laïc, et inspiré des modèles français — visait à élever intellectuellement la jeunesse masculine de Louisiane. Mais derrière sa façade officielle se cache une histoire bien plus riche : celle de la diaspora haïtienne venue s’installer en masse en Louisiane au tournant du XIXᵉ siècle.
De Saint-Domingue à la Louisiane : un exil intellectuel et fécond
La Révolution haïtienne (1791-1804), première insurrection d’esclaves réussie dans le monde moderne, aboutit à l’indépendance d’Haïti mais, ces années tourmentées ont aussi précipite l’exil de dizaines de milliers de réfugiés haïtiens, blancs, mulâtres et noirs libres, vers les États-Unis. La Louisiane, francophone et catholique, devint leur terre d’accueil naturelle.
Parmi ces exilés, on trouve des élites éduquées de Saint-Domingue, souvent formées aux Lumières, imprégnées des idéaux de liberté et de savoir. Plusieurs d’entre eux s’installent à La Nouvelle-Orléans, où ils s’organisent en communautés dynamiques.
Nombreux sont ceux qui vont contribuer à la création ou au développement du Collège d’Orléans : en tant que professeurs, donateurs, traducteurs, administrateurs… Leur savoir, leur bilinguisme et leur réseau européen font d’eux des bâtisseurs discrets mais essentiels.
Joseph Lakanal et les héritiers de Toussaint Louverture
Si l’histoire officielle a surtout retenu le nom du révolutionnaire Joseph Lakanal — député français de la Convention, exilé aux États-Unis après la chute de Napoléon, et brièvement président du Collège d’Orléans — elle occulte largement le rôle des créoles d’origine haïtienne, qui ont préparé le terrain bien avant lui.
Ces hommes, parmi lesquels Michel Desdunes (père de Rodolphe Lucien Desdunes), Louis Charles Rochefort et Jules d’Avezac (premier président-directeur du Collège) faisaient partie de cette élite noire francophone, éduquée et militante. Leur rêve : que le savoir soit la voie de l’émancipation dans une société esclavagiste. Ils plaçaient l’éducation au cœur de la résistance sociale.
Ces familles haïtiennes contribuent aussi à fonder des écoles privées pour les enfants de couleur libres, bien avant l’abolition de l’esclavage, défiant ainsi les lois et la ségrégation. Leur philosophie : bâtir dans l’ombre les fondations d’une société plus juste, même lorsque les lois du pays les réduisent à l’invisibilité.
L’oubli organisé et la mémoire retrouvée
L’histoire officielle de la Louisiane a longtemps fait silence sur ces bâtisseurs haïtiens, préférant mettre en avant des figures blanches ou françaises. Mais depuis les années 1990, des historiens afro-américains et haïtiens revisitent cette mémoire. Des travaux universitaires menés à Tulane, à Xavier University ou à LSU remettent au jour la contribution de ces exilés de Saint-Domingue qui ont apporté à la Louisiane une richesse intellectuelle, morale et linguistique inestimable.
À l’heure où les États-Unis réexaminent leur histoire raciale, il est tout à fait juste de reconnaître ces hommes venus des Antilles françaises, porteurs d’un idéal de liberté, qui ont semé les graines de l’instruction publique dans le Sud esclavagiste.
Bâtisseurs de l’ombre, pionniers de lumière
L’histoire du Collège d’Orléans n’est pas seulement celle d’un établissement éducatif précoce : c’est celle d’un acte de résistance civilisé. C’est l’histoire de réfugiés haïtiens qui, dans l’Amérique naissante, ont brandi le flambeau du savoir contre l’obscurantisme de la ségrégation. Ils ont cru en la puissance de l’éducation pour libérer l’homme, comme leurs ancêtres avaient cru en la puissance de la liberté pour briser les chaînes.
Alors, il est temps de graver leur nom non plus dans les marges des archives, mais dans la grande fresque de l’histoire américaine et haïtienne.
Elensky Fragelus