Alors que la Fête-Dieu continue d’être célébrée en Haïti comme jour férié national, osons-nous interroger sur nos contradictions spirituelles, historiques et identitaires d’un pays né dans la rupture, mais resté fidèle aux formes religieuses de ses anciens bourreaux. Remontons aux racines coloniales de l’Eucharistie et en confrontant cette célébration au silence autour des traditions et des martyrs taïnos et afro-descendants. Méditons sur l’effacement du sacré noir et la nécessité d’un retour à une mémoire spirituelle enracinée. Ô Haïti : terre haute, mémoire basse, regardez les signes autour de vous. À l’heure où le pays vacille dans le chaos, un retour aux racines spirituelles ne s’impose-t-elle pas ?
L’histoire de la Fête-Dieu
L’histoire raconte que la Fête de l’Eucharistie (Corpus Christi en latin), plus connue sous le nom de Fête-Dieu, puise son origine dans les visions mystiques de Sainte Julienne de Cornillon, religieuse augustinienne du XIIIe siècle. Cette célébration de la communion entre l’homme et Dieu à travers la symbolique du sang de Jésus et de son corps représentés dans le pain et le vin participent de la perpétuation du monde dans un fils de l’homme ressuscité.
Ce rite qui commémore la cène, le dernier repas du Christ avec les apôtres, a commencé à prendre corps au cours d’un office religieux en 1246. Cet usage particulier prescrit par la liturgie catholique remonte au diocèse de Liège, en Belgique. Selon les récits de sainte Julienne, le Christ lui aurait demandé d’instituer une fête solennelle en l’honneur du Saint-Sacrement, lequel se veut une exposition de l’hostie livrée à l’adoration des fidèles, en dehors du tabernacle (au reposoir le Jeudi saint.)
En 1264, le pape Urbain IV officialise cette fête pour toute l’Église catholique. Contrairement à la journée du Jeudi Saint qui commémore l’institution de l’Eucharistie dans un climat de souffrances et de trahison, la Fête-Dieu se veut joyeuse, publique et triomphale. Elle est traditionnellement célébrée le jeudi suivant la Trinité, soit soixante (60) jours après Pâques, à travers des processions spectaculaires : chants liturgiques, encens, autels fleuris, reposoirs dans les rues.
Dans plusieurs pays européens, anciens bastions du Dieu blanc, la Fête-Dieu est célébrée plutôt un dimanche pour favoriser la participation populaire.
La Fête-Dieu un jour férié en Haïti
Et nous, Haïtiens, à quel autel brûlons-nous encore l’encens ? Le Dieu Blanc a-t-il encore ses congés payés dans la république des anciens esclaves ?
Premier pays noir libre du monde, né d’une rupture sanglante et radicale avec l’ordre colonial français, Haïti continue pourtant de célébrer les fondements spirituels de ses anciens oppresseurs. La Fête-Dieu y demeure jour férié national, alors même que les pratiques religieuses afro-descendantes, piliers de l’identité haïtienne, ne jouissent d’aucune reconnaissance officielle.
Le paradoxe est criant.
Alors que le pays s’est arraché militairement aux griffes de l’esclavage, il reste encore absolument enchaîné mentalement et symboliquement à des hiérarchies issues de la colonisation : hiérarchies de couleur, de culture, de langue, et de foi. Le français y est encore perçu comme supérieur. Ainsi, le créole, langue du peuple, reste relégué au second rang souffrant de tous les préjugés possibles et inimaginables. Le catholicisme, religion imposée à coups de croix et de canon, est reconnue officiellement depuis le Concordat. Quand au vodou, spiritualité de la révolte et de la terre, il demeure marginalisé, stigmatisé, voire diabolisé.
Aujourd’hui encore, sous couvert de « diabolisme », (voir le roman la Transe des Masques ) certains attaquent notre patrimoine historique et culturel, à l’instar de ce pasteur Bersony Antoine et ses fidèles qui ont osé détruire le Fort Innocent dans l’Artibonite, à Marchand Dessalines, récemment. Pourtant, ce fort reste et demeure un symbole de notre résistance. D’autres s’en prennent aux houngans, comme si le mal résidait dans l’Autre, oubliant que le mal, s’il existe, vit de fait, en chacun de nous.
Pendant ce temps, le calendrier haïtien célèbre des fêtes chrétiennes européennes, mais ignore les dates sacrées du vodou, pourtant enracinées dans l’histoire, les luttes et les valeurs communautaires du pays. Cette invisibilité n’est pas neutre : elle reflète la persistance des mécanismes coloniaux, où le sacré blanc est légitimé, et le sacré noir rendu invisible.
Un autre calendrier enraciné
Pourtant, malgré cette invisibilité officielle, le peuple, lui, n’a pas oublié. En marge du calendrier d’État, un autre calendrier enraciné, celui des lwa, celui des ancêtres contredit l’oubli institutionnel. Pour illustrer quelques dates : le 16 juillet, des milliers de fidèles se rendent à Saut-d’Eau pour honorer Èzili Dantò, syncrétisée avec Notre-Dame du Mont-Carmel ; le 15 août, à Léogâne ou dans d’autres villes côtières, on célèbre Èzili Freda, lwa de la douceur et de l’élégance, sous le masque catholique de l’Assomption ; les 1er et 2 novembre, c’est la fête des morts : Gede, Baron Samdi, Maman Brigitte défilent dans les rues, visages enfarinés, l’éternelle bouteille de kleren en main.; le 24 juin, Saint Jean-Baptiste devient Loko Atisou, lwa de la connaissance, gardien des secrets ; le 26 juillet, Sainte-Anne ouvre la voie à Danbala, à Loko encore, selon les lieux ; le 25 juillet, Saint-Jacques Majeur devient Ogou Feray, dieu du feu et de la guerre, très présent dans le Nord.
Ce calendrier populaire, tissé de syncrétismes et de résistance, continue d’exister malgré l’oubli officiel, même dans les interstices du calendrier inspiré de l’église apostolique romaine.
Le temps de s’interroger
Que célébrons-nous réellement ?
L’Eucharistie, pilier d’un catholicisme importé par les bourreaux des Taïnos, a été imposée pendant des siècles comme unique vérité spirituelle. Que cette fête soit encore instituée dans un État qui se veut libre témoigne de la puissance durable d’une culture imposée, parfois plus lourde que les chaînes elles-mêmes.
Dans « Peau noire, masques blancs » (1952), Frantz Fanon écrit : « Le Noir n’a qu’un destin. Et il est Blanc. » Cette formule de Fanon révèle toute la violence symbolique d’une société où l’identité noire est niée, méprisée, effacée, et où l’ascension sociale, culturelle et psychique semble conditionnée à l’imitation du modèle blanc : sa langue, sa foi, son histoire, ses codes.
Ce que Fanon appelle le « destin blanc » devient une norme intériorisée, une condition imposée : pour être accepté, il faudrait devenir l’Autre, au prix du reniement de soi.
Haïti, pays persona, devra un jour traverser son ombre pour retrouver son Soi profond : un Soi noir, pluriel, enraciné, lucide, et libre.
À cette date, aucun rite funéraire n’a honoré les Taïnos massacrés. Incroyable ! Aucune alliance sacrée n’a uni les esprits de cette terre aux égrégores importés. Quel oubli ! Un tel oubli de l’Ancêtre taïno, qui s’est mêlé au sang africain, s’il persiste encore continuera à entrainer Haïti dans des limbes, pour des siècles de solitude.
Bohio crie encore
Avons-nous oublié
que le sang taïno crie à Bohio ?
Cette matrice ancienne
— terre-mère, terre haute —
nous appelle, nous attend,
dans le silence brûlant de notre oubli.
Ce sang versé, mêlé au feu,
à la lumière du soleil,
monte encore, chaque matin,
sur les cimes de nos montagnes.
Il coule dans nos rivières,
dans la mer salée de nos larmes,
il bat dans nos tambours,
il rugit dans le ventre des cyclones,
rouge de rage, rouge de mémoire.
Il ne demande pas vengeance.
Il réclame reconnaissance.
Il ne cherche pas la guerre,
mais un autel.
Car nul esprit ne repose
quand son nom est effacé.
Caonabo,
Guarionex,
Bohechío,
Guacanagaric,
Anacaona,
Cotubanama…
Ils sont là.
Ils nous regardent.
Ils attendent qu’on les appelle,
qu’on les pleure,
qu’on les honore.
Et nous ?
Nous dansons encore sur des dates importées,
nous chantons des cantiques de conquérants,
nous célébrons des dieux
qui n’ont jamais pleuré nos morts.
Pendant ce temps,
le vodou, langue de nos ancêtres,
reste à la marge.
Les feuilles sacrées sont arrachées,
les racines brûlées.
Mais la voix des chants reste claire :
Twa fèy, twa rasin ô
jete bliye, ranmase sonje.
Jeté, c’est oublié.
Ramassé, c’est se souvenir.
Et se souvenir, c’est revenir à soi.
C’est rebâtir, avec l’âme au centre.
Tant que nous n’allumerons pas
la flamme de la mémoire taïno,
tant que nous refuserons
d’unir nos lignées africaines et amérindiennes
dans un seul chant,
un seul corps,
nous serons des passants sur notre propre terre.
Mais si un jour,
un jour,
nous dressons un autel pour eux,
si nous gravons leurs noms dans la pierre,
si nous réconcilions la feuille, la racine, et le feu,
alors peut-être
que Bohio cessera de crier,
et que le vent,
enfin,
nous bénira.
Marnatha I. Ternier
Juin 2025

