Le Môle Saint-Nicolas : rocher oublié aux confins de l’histoire géopolitique
Il est des lieux qui, par leur seule géographie, défient le silence du temps. Le Môle Saint-Nicolas, perché comme un veilleur au bout de la péninsule nord-ouest d’Haïti, est de ceux-là. Ce promontoire de roche et de vent, battu par les vagues du canal du Vent, a vu passer navigateurs, conquistadors, corsaires, diplomates, soldats et oubli. Pourtant, son destin aurait pu embraser les cartes du monde.
L’aube du choc des mondes
C’est un matin de décembre 1492. Les voiles espagnoles de Christophe Colomb fendent les eaux turquoise. Le navigateur, dans sa quête éperdue des Indes, pose le pied sur une terre nouvelle. Il est émerveillé par cette baie profonde, ce cirque naturel bordé de montagnes et d’îlots : il la nomme Môle Saint-Nicolas, en l’honneur du saint du jour.
Ce jour-là, l’histoire vient de basculer. C’est ici que commence le choc brutal entre l’Europe et les peuples Taïnos. C’est ici, dans ce repli du monde, que la tragédie du continent américain prend racine. Le Môle, témoin muet, devient le théâtre d’une mutation sans retour.
Entre canons et flibustes : la forteresse du Nord-Ouest
Avec la colonisation, le Môle devient une pièce maîtresse sur l’échiquier des puissances maritimes. Espagnols, puis Français, y construisent des fortifications militaires, dressant canons et bastions face à l’horizon. Les forts Réfléchi, Georges, Saint-François dessinent encore, aujourd’hui, dans la pierre usée, la mémoire des batailles à venir ou évitées.
La position est stratégique : à la croisée des routes maritimes reliant Cuba, la Jamaïque, les Bahamas, et la Floride. Le Môle attire pirates et corsaires, ces loups de mer qui, entre deux pillages, trouvaient dans la baie un refuge sûr. Loin des salons de Versailles ou des cours espagnoles, ici se jouaient les véritables frontières des empires.
1889 : l’Amérique frappe à la porte
Le Môle aurait pu basculer dans une autre hégémonie. En 1889, les États-Unis, désireux d’élargir leur influence dans la mer des Caraïbes, proposent à Haïti la location, voire l’achat du Môle Saint-Nicolas. L’ambassadeur américain insiste, les pressions se font plus lourdes. Washington rêve d’y bâtir une base navale, verrou du canal de Panama tout juste en projet.
Mais Haïti résiste.
Sous la présidence de Florvil Hyppolite, des voix s’élèvent. Celle d’Anténor Firmin, d’abord, patriote, homme de plume et d’orgueil. Dans une harangue vibrante, il défie l’empire naissant et rappelle que le sol haïtien n’est pas à vendre. Le projet avorte. Le Môle reste haïtien. L’honneur national est sauf.
Ce refus, aujourd’hui encore, est cité comme un acte souverain majeur dans l’histoire diplomatique d’Haïti.
Le Môle sous l’ombre des marines
Mais l’Histoire a de la mémoire et des retours. En 1915, les États-Unis envahissent Haïti. L’occupation militaire durera près de vingt ans. Le Môle Saint-Nicolas, naturellement, redevient un poste d’observation stratégique, au cœur d’un empire américain qui s’étend désormais d’Haïti à Porto Rico, en passant par la Zone du Canal.
Des installations militaires sont renforcées. Des soldats américains sillonnent la côte. Le vent porte désormais un autre drapeau. Le Môle observe, impuissant, la réinvention de sa fonction : du bastion colonial au pivot impérial.
Un géant endormi
Depuis, le Môle dort.
Ni base, ni ville portuaire moderne, il est resté un village aux maisons basses, au temps ralenti, où les filets sèchent au soleil et les enfants courent au vent. Pourtant, les experts en géostratégie le rappellent régulièrement : la baie du Môle est l’un des meilleurs ports naturels de toute la Caraïbe. Un goulet profond, protégé, tout près des grandes routes commerciales.
On le dit aussi : si Haïti avait voulu bâtir un grand port franc, une zone de libre-échange, ou une base logistique régionale, le Môle aurait été le site idéal. Mais les routes n’y mènent pas. Les promesses politiques s’arrêtent aux bornes de Port-de-Paix.
Un avenir toujours suspendu
Aujourd’hui, le Môle Saint-Nicolas est un lieu d’espérance contrariée. Il est ce joyau stratégique qu’Haïti regarde de loin, sans jamais l’embrasser. Il incarne la puissance latente d’un pays empêché, à la croisée du passé et des possibles.
Un jour peut-être, le vent tournera. Et le Môle, longtemps réduit au silence, retrouvera sa voix dans le concert des nations.
Elensky Fragelus


