Un drapeau de gloire, une Constitution piétinée : Haïti, entre mémoire et manipulation
Par-delà la solennité de la date, le 18 mai en Haïti est une ligne de faille. Fête civique par excellence, cette journée consacre la mémoire de l’acte fondateur de l’union révolutionnaire à l’Arcahaie, en 1803, lorsque Catherine Flon cousit ensemble le tissu rouge et bleu, symbole d’un peuple en rupture avec l’ordre colonial et racial de Saint-Domingue. Deux siècles et vingt-deux années plus tard, ce drapeau est hissé, célébré, chanté, mais rarement compris comme l’archive vivante d’une insurrection fondatrice. Au contraire, il est souvent vidé de sa charge révolutionnaire, instrumentalisé dans des logiques d’affichage politique, alors même que les institutions républicaines qu’il incarne sont systématiquement délégitimées.
Le drapeau haïtien est né dans la subversion de l’ordre esclavagiste. En mai 1803, à l’Arcahaie, sous la pression de l’unité nécessaire à la victoire contre les troupes napoléoniennes, Jean-Jacques Dessalines arrache la bande blanche du drapeau tricolore français. En ne conservant que le bleu et le rouge, les insurgés signent un geste à la fois esthétique et politique. Le bleu et le rouge sont réinterprétés comme les couleurs de la fusion entre les Noirs et les mulâtres, dans une volonté stratégique d’union nationale. Le geste, hautement symbolique, est donc celui d’une rupture avec l’ordre impérial, racial et colonial. Comme le résume Michel-Rolph Trouillot, « le drapeau est moins un symbole que le dépôt d’une tension originelle entre inclusion et exclusion dans la cité postcoloniale » (Trouillot, 1990).
En 2025, le paradoxe atteint son apogée. Alors que plus de 400 millions de gourdes ont été mobilisées pour organiser des festivités autour du drapeau, notamment au Cap-Haïtien, la crise de légitimité des institutions s’aggrave. Ce chiffre, dans un pays frappé par une inflation à deux chiffres et une crise humanitaire aiguë (cf. OCHA, Rapport Haïti 2024), relève de l’indécence politique. L’État investit dans l’apparat là où il devrait affirmer une vision de reconstruction citoyenne. Les enfants défilent en uniforme, les fanfares résonnent, mais la substance même du projet national est diluée dans l’esthétique vide de la célébration.
Le plus préoccupant reste le divorce entre la symbolique du drapeau et la pratique réelle du pouvoir. La Constitution haïtienne de 1987, amendée en 2011, stipule explicitement en son article 284.3 : « Toute consultation populaire tendant à modifier la Constitution par voie de référendum est formellement interdite ». Pourtant, plusieurs acteurs politiques, dont Fritz Alphonse Jean — qui fut en 2023 l’un des plus virulents critiques du gouvernement de facto dirigé par Ariel Henry —, se sont récemment joints à un processus constitutionnel par référendum. Ce revirement, politiquement coûteux en crédibilité, s’inscrit dans une logique de contorsion juridique où le droit est subordonné aux conjonctures politiques du moment.
Le politiste Étienne Balibar rappelle que « les constitutions ne sont pas seulement des textes, ce sont des contrats symboliques entre les peuples et leurs élites » (Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, 2001). À ce titre, le mépris de la norme constitutionnelle par les élites actuelles constitue une rupture du pacte républicain. Pis encore, cette rupture s’effectue sous les auspices du drapeau, transformant un symbole d’émancipation en outil de légitimation de pratiques autoritaires.
Le pasteur Laurent Malory, dans son homélie du dimanche 18 mai 2025, a eu cette formule percutante : « Si les Haïtiens d’autrefois n’avaient pas pris la liberté, ceux d’aujourd’hui ne l’auraient jamais reçue ». Ce rappel, à la fois historique et spirituel, invite à une introspection nationale. Car au fond, que célèbre-t-on le 18 mai ? Un drapeau figé dans le folklore ou le legs d’un acte de souveraineté radicale ? Peut-on honorer les ancêtres sans défendre la légalité républicaine qu’ils ont rendue possible ? La question reste ouverte, mais elle exige que les commémorations cessent d’être des rituels sans conséquences. La mémoire du 18 mai ne doit pas être anesthésiante, elle doit être mobilisatrice.
cba





